Une présence inattendue

« J’ai idée que les gens apportent leur danger avec eux à Borao,
et qu’ils l’y trouvent parce qu’ils l’y ont apporté »

Université de Borao, 22 Décembre 2021.

Partout à Cinza, la Fête du Cadoizo était connu de tous, et plus encore des enfants qui, chaque année, venaient grapiller des cadeaux en cette soirée spéciale, vestige d’une tradition ancienne aux origines oubliées, mais pas perdues. Tous les ans, les manutentionnaires de Borao s’échinaient à préparer cette soirée ô combien spéciale aux allures de conte de fée, égalitaire seulement sur le papier.  Si les Viridis, depuis quelques années, travaillaient à rendre cette soirée accessible aux plus démunis, les coutumes avaient les habitudes tenaces et ce qui avait jadis été un soir dédiés aux orphelins n’était plus aujourd’hui qu’une réception mondaine, fait par des riches pour des riches. La présence de rares représentants du « bas peuple » ne trompait personne : les heureux élus n’étaient là que pour faire taire les chevaliers de l’inégalité, depuis longtemps mis au pas par cette nouvelle Cinza qui suintait la corruption.

Luciano Viridis faisait-il exception à la règle ? Pas vraiment, mais cela n’étonnait personne au vu du rôle qu’il tenait. Un ponte à contre courant ? Impossible et tout le monde le savait, le concerné mieux que n’importe qui. Vache à traire aux yeux de certains, loup à abattre aux yeux de beaucoup d’autres, peu voyait en lui le cheval qui tirait le char et qui, bon gré mal gré et bien que de manière imparfaite, permettait de faire avancer les choses. Si la Fête du Cadoizo était encore une mascarade pour beaucoup, Luciano avait au moins le mérite d’essayer en offrant aux enfants les plus méritants de Borao une place pour cet évènement séculaire, que le temps et la Nova Existência n’avaient pas manquer de transformer. Si les détracteurs du puîné Viridis y voyaient un acte hypocrite destiné à apaiser sa conscience et redorer son image, la vérité se faisait plus terre à terre, plus matérielle : Luciano faisait ce qu’il pouvait avec les choix qui s’offraient à lui.

Parmi tous les changements que la Nova Existência avait causé durant cette fête, l’absence du Cadoizo emblématique de cette soirée était la plus notable. Jugée stressante pour l’oiseau de Noël, il avait été décidé que plus aucun Cadoizo ne serait forcé à offrir les cadeaux aux enfants ; au lieu de cela, les présents étaient simplement disposés aux pieds d’un grand sapin richement décoré, ce qui ne manquait pas de provoquer quelques disputes lorsque d’aventure deux enfants venait à choisir le même paquet. Si pour l’heure aucun conflit n’avait encore eu lieu, Luciano savait que la soirée ne se terminerait pas sans un accrochage … il n’en était pas à sa première Fête du Cadoizo après tout, sans compter que la fête n’attirait pas que les habitants de Borao : d’autres familles issues des autres villes n’hésitaient pas à venir se montrer durant cette soirée, apportant avec elles leurs discordes et leurs problèmes. Finalement, cette fête de fin d’année était bien plus qu’un évènement destiné aux enfants et dans l’immense hall qui l’abritait, tout le monde le savait parfaitement.

C’est étrange de revenir à Borao après toutes ces années. Entre les cours dispensés à l’Université de Sercena et mes soirées mouvementées dans la Cage d’Acier dans les Galeries de la Chapelle, je n’ai plus beaucoup de temps à consacrer aux petits plaisirs qu’offre la vie. Pourtant je suis heureux d’être ici, dans cette ville qui m’a construit et m’a vu grandir. C’est là que j’ai muri, que je suis devenu l’homme que je suis aujourd’hui. M’avoir envoyé en pension dans la cité végétale était une merveilleuse idée, la seule que ma mère ait prise à mon sujet. Cela m’a permis de me libérer de ces chaines d’or, de fuir une existence que je subissais et de prendre en main mon avenir. L’ambiance est chaleureuse, festive et réellement familiale. D’aucun juge ce voile comme une honteuse hypocrisie, c’est certainement le cas. Toutes les familles possèdent ses défauts. Néanmoins, il est plus agréable de vivre dans une telle atmosphère plutôt que dans ce brouillard toxique créé par les Cobalt.

J’aime Sercena pour son architecture et son histoire, c’est une ville magnifique qui souffre malheureusement d’une froideur extrême. Mais est-ce que la chaleur et la perfection peuvent coexister ? Je n’en suis pas persuadé. Ce n’est pas un hasard si les deux villes sont en perpétuelle concurrence. La rigueur et l’exigence, contre la bienveillance et l’acceptation. Et moi, je me situe entre ces deux mondes. Je n’ai pas envie de choisir, mais je sais qu’un jour les reproches pleuvront. Comme toujours. Adonis ne sait pas prendre de décisions, Adonis est un lâcheur, un traitre qui renie son sang, Adonis est un incapable. Ces paroles tournent en boucle dans ma tête. Et même si je me suis habitué à les entendre, je ne parviens pas à m’en défaire. Car j’ai toujours cette petite voix, qui me chuchote, « Et si ta mère avait raison ».

Bref, je dois me reprendre.

Aujourd’hui c’est jour de fête !

Je train un peu dans la ville, admirant les décorations et les illuminations. Les Viridis et les habitants ne font pas les choses à moitié lorsqu’il s’agit de la Fête du Cadoizo. C’est ce que j’aime. Ils savent lâcher prise, mais être sérieux quand il le faut. Un sourire sur le visage, je salue les quelques personnes que je croise. J’en profite pour faire quelques détours pour saluer mes anciens camarades. Je m’arrête dans la boutique de l’un d'eux, en vraie commerciale dans l’âme qui a ouvert sa propre parfumerie. Après une rapide discussion, je la laisse travailler. C’est que les commerces sont bondés à cette période. Je sens Bastet s’agiter sous mon manteau. Je crois que monsieur en a marre.


« Oui c’est bon, on y va. T’es pas croyable, tu pourrais sortir un peu »


Monsieur est trop précieux pour se salir les pattes. J’espère que ce comportement princier changera au moment de son évolution, parce qu’il est hors de question que je me trimballe un Persian sur le dos. Au loin se dessine la façade de l’Université, celle qui a été ma maison pendant plusieurs années. Une vague de nostalgie m’envahit. Des sentiments étranges se mélangent, du bonheur mais aussi un peu d’appréhension. La bâtisse est élégamment vêtue, aussi classe qu’une dame de la haute. A l’intérieur, les organisateurs s’affairent à terminer toutes les installations et à peaufiner les détails. Les drapés et les tapis sont installés, il ne manque plus qu’une petite musique pour parfaire le tout.

Dans la pièce principale, celle où se tiendra la soirée, siège l’imposant sapin. De nombreux paquets trônent déjà à son pied, il est temps d’y déposer le mien. Une fois la mission accomplie, je balaye la salle du regard. Dans l’espoir de repérer un visage connu. La fortune me sourit, ce n’est pas un visage qui ravive mes souvenirs mais une chevelure unique.


« Bonsoir Luciano, je ne sais pas si tu te souviens de moi »


Luciano Viridis, cet homme que j’ai rencontré dès ma première année à l’Université. Il m’a pris sous son aile, c’est lui qui m’a aidé à grandir et évoluer. Je lui dois beaucoup. Il m’a ouvert tellement de porte. Il pourrait être mon frère ainé, mais je le vois plus comme un mentor ou comme un père. Son regard protecteur m’a beaucoup rassuré par le passé et me rassurera toujours.

Une présence inattendue

« J’ai idée que les gens apportent leur danger avec eux à Borao,
et qu’ils l’y trouvent parce qu’ils l’y ont apporté »

« — Adonis Cobalt » le salua-t-il enfin, après un sourire silencieux qui lui avait traversé le visage plus longtemps qu’à l’accoutumé « Je me souviens de toi comme si ta venue à Borao datait d’hier » assura Luciano. Du regard, l’intendant chercha quelque chose à proximité du garçon « De toi, et de ton précieux Miaouss » ajouta-t-il, un air presque amusé.

Malgré les années passées, Luciano voyait toujours en Adonis le garçon de Sercena qui avait su trouver refuge à Borao, celui qui avait trouvé chez eux un second souffle et une chance de se construire tel qu’il le voulait, et non pas tel que les autres le souhaitaient. Désormais homme, Luciano percevait le gouffre que le temps avait creusé entre eux : Adonis Cobalt avait grandi et il n’était là pas question de taille.

Luciano n’avait pas revu le garçon depuis la Nova Existência et si les grandes lignes de l’histoire de l’intendant n’avaient certainement pas échappé au natif de Sercena, le puîné Viridis n’avait pas cette félicité. Bien trop occupé à régler leurs affaires et leurs scandales, Luciano s’était fermé au reste du monde – par manque de temps bien plus que par volonté – et aujourd’hui les conséquences se présentaient à lui, inattendu instant : Luciano ne savait rien de la nouvelle vie d’Adonis. Il parvenait à deviner et à présumer bien sûr : c’était ce qu’il avait fait pour Bastet, qui aurait pu évoluer avec le temps … mais le chat n’aurait-il pas suivi fièrement son maître si cela avait été le cas ? Luciano était observateur et cela lui avait sauvé la mise plus d’une fois, aujourd’hui ne faisait pas exception à la règle. Jusqu’alors discrète, Gara s’approcha davantage, flaira de sa truffe les doigts du garçon … elle aussi semblait se souvenir de lui, sa transformation en Lougaroc n’ayant pas altérer sa mémoire. Luciano glissa une main entre ses deux oreilles, la gratifia d’une caresse légère.

« — Tu te souviens certainement de mon Rocabot » affirma l’intendant « Certaines choses ne changent pas, d’autre un peu plus » déclara-t-il, un nouveau sourire sur le coin des lèvres. Oui, Gara avait changé et c’était peu de le dire « Je ne pensais pas te revoir un jour ici, à Borao. Je suis heureux de te voir déjouer mes pronostics » avoua-t-il finalement.

Après les évènements qui avaient fait trembler Cinza plusieurs années auparavant, Luciano avait cru qu’Adonis Colbalt resterait auprès des siens malgré leurs différends et que, tenu par les mésententes politiques qui divisaient certains partis parmi les Grandes Familles, le garçon aurait fini par accepter son rôle et sa place dans sa lignée. Luciano avait-il eu tort ? Cela n’aurait pas été la première fois et certainement pas la dernière. Connaissait-il Adonis Cobalt aussi bien qu’il le pensait ? Peut-être pas … Luciano avait connu le garçon, mais l’homme qu’il était devenu lui était encore étranger.

« — Comment va ta vie à Sercena ? Y as-tu trouvé ta place ? » lui demanda-t-il.

Son choix de mots n’était pas anodin. Bien plus qu’un rôle, une place était ce qui avait toujours manqué à Adonis Cobalt, une place pour ce qu’il était vraiment, et non pas pour ce qu’on voulait qu’il soit. L’esprit différent du garçon avait-il persisté, ou bien s’était-il plié, comme beaucoup d’autres avant lui ?

Bastet se décide à approcher lorsqu’il entend parler de lui. D’un pas gracieux, il s’avance vers Luciano pour le saluer avant de retourner déambuler parmi les invités. C’est amusant de le voir aussi à l’aise, plus qu’à Sercena. Visiblement il s’est très bien acclimaté à la ville. Tout comme moi. Je suis heureux d’être de retour, même si je culpabilise de n’être pas revenu avant. Revoir Luciano me fait extrêmement plaisir. Il a été ma bouée de sauvetage durant mes premières années à Borao. Une personne de confiance à laquelle j’ai pu m’accrocher et qui a su m’épauler dans les moments difficiles. Nos personnalités sont des plus différentes, mais je l’ai toujours considéré comme un ami proche. Et parfois comme un père ou un grand frère. J’ai en haute estime les Viridis, plus que ma propre famille. Je sais qu’ils cachent des secrets, comme toutes personnes de la haute société. Cependant, ils ne peuvent pas être plus sombres que ceux possédés par les Cobalt. Je l’espère.

Je n’ai jamais eu l’occasion de le remercier. Luciano n’est pas du genre sentimental, alors j’ai toujours évité le sujet pour ne pas le mettre mal à l’aise. Mais les années ont passé et de l’eau a coulé sous les ponts. Peut-être que cet événement est l’occasion.

-Mon Miaouss est toujours aussi précieux, comme tu peux le voir. Même un peu plus. J’ai l’impression que mes années d’études datent d’hier effectivement, malheureusement ce n’est pas le cas. Ou heureusement. J’aurais aimé revenir plus tôt.

J’agite délicatement mes doigts devant la truffe de Gara, lui montrant ma main pour lui signifier que je n’ai pas changé et lui demander la permission de lui caresser le haut de la tête. Evidemment que je me souviens d’elle. La petite Rocabot a bien grandi depuis la dernière fois que je l’ai vu. Bastet sera certainement le prochain. En parlant du concerné, le voilà qui revient. Il se positionne à côté de la Lougaroc, attendant qu’elle le renifle. Les deux Pokémons on mit pas mal de temps à s’apprivoiser, mais l’entente est cordiale. Il faut dire que le duo n’est pas le plus démonstratif du monde.

Certaines choses changent effectivement. Tout Cinza a changé depuis mon départ de Borao, la vie n’est plus la même. Je me demande comment Luciano a vécu tout ça. J’ai eu vent de quelques échanges politiques entre les familles, sans trop m’en approcher. Et ma mère n’est pas du genre à garder les choses pour elle lorsqu’elle est seule. Grand sourire par-devant et coup de poignard par-derrière. Son opinion des Viridis n’est pas des plus flatteuses. Tout comme pour les Kelder. J’ai réellement pris sur moi, lorsque je l’entendais critiquer les dirigeants de la cité végétale. Eux avaient été là pour moi, sans me juger. Je n’ai qu’une envie, mettre au grand jour l’hypocrisie de cette politique. Pourtant je me retiens. Ça serait me tirer une balle dans le pied. Alors je souris. Je reproduis ce que j’exècre.

Ma vie à Sercena va plutôt bien, j’y ai trouvé ma place. Pas en tant que Cobalt, mais en tant qu’Adonis … je suis devenu professeur d’Histoire à l’Université de Sercena. C’est ici que j’ai trouvé ma voie, grâce à ton soutien aussi. Donc merci. Je me gratte l’arrière de la tête. En ce qui concerne la famille, rien n’a changé. Si ce n’est que pas sœur ressemble de plus en plus à ma mère et qu’elle me déteste au plus haut point.

Ma relation avec Cali n’est pas des plus roses, à tel point qu’on ne se voit quasiment jamais. L’influence de ma mère, n’a pas eu un bon effet sur elle. Elle est irritable, exécrable, irrespectueuse. Sa Majesté Cali. Pourtant elle reste ma petite sœur, alors je garde un œil éloigné sur elle. Fort heureusement, je n’habite pas dans la demeure familiale et j’y mets rarement les pieds. Même pour les repas officiels. Je crois que je ne suis même plus considéré comme un membre de la famille et ça me va parfaitement. De Cobalt, il ne me reste que le nom. Nom de mon père, que je refuse d’effacer.

Et de ton côté, comment tu te portes depuis le temps ? Borao ne semble pas avoir changé tant que ça.

Une présence inattendue

« J’ai idée que les gens apportent leur danger avec eux à Borao,
et qu’ils l’y trouvent parce qu’ils l’y ont apporté »

Tandis qu’Adonis mentionnait son regret de ne pas être venu plus tôt, Gara se laissa caresser par le jeune homme, le laissant enfoncer ses doigts dans son épaisse fourrure blanche. La Lougaroc ne brillait pas par sa tendresse et le jeune homme pouvait s’estimer heureux d’obtenir d’elle un semblant d’affection.

« — Ne te torture pas. Les choses arrivent lorsqu’elles doivent arriver … tu es là ce soir, voilà ce qui compte vraiment » assura Luciano tandis que, déjà, Gara s’éloignait du garçon pour rejoindre son maître.

Luciano n’était pas sans connaître la différence majeure qui existait entre désir et réalité : les choses se passaient rarement comme on le voulait et contrairement à ce que beaucoup pouvaient s’imaginer, l’intendant de Borao le savait aussi bien que n’importe qui … si ce n’était plus. Avec intérêt, Luciano écouta le récit d’Adonis, ce fragment de son histoire qui lui était encore inconnu. Savoir qu’il avait fini par trouver sa voie lui échauffa le cœur : choisir son propre chemin n’était pas chose aisée lorsqu’on portait un nom tel que le sien. Luciano eut un sourire en apprenant qu’il avait trouvé un poste au sein de l’Université de Sercena. L’aurait-il imaginé ? Pas vraiment.

« — Il y a dans l’enseignement et la transmission de ses connaissance une manière de partager et même de rendre ce qui nous a été donné. Je suis heureux d’apprendre que tu aies suivi cette voie-là … qui sait, peut-être aideras-tu quelqu’un à ton tour. Peut-être est-ce même déjà fais ? »

Rendre la pareille, aider autrui, partager, telle était des valeurs que Luciano chérissait et aimait à retrouver. Si les évènements avaient assombri et drastiquement amoindri ce côté-là de sa personnalité – à qui la faute, lorsqu’à chaque coin de rue vous attendait la rancœur des autres à votre égard ? – Luciano se satisfaisait de voir que d’autres répondaient à cet appel, et qu’Adonis en faisait certainement partie.  

« — Tu as su choisir ta matière » fit remarquer Luciano « La connaissance de l’Histoire a bien des utilités. Connais le passé, et le futur t’appartient » récita-t-il. Qui avait dit ça déjà ? Cela n’avait pas tellement d’importance « Bientôt, ce sera toi qui me donnera des leçons » déclara l’intendant, non sans une pointe d’humour.

Finalement, la discussion se porta sur lui-même, ainsi que sur Borao. Comment allait-il ? C’était là une question plus complexe qu’il ne l’imaginait, mais Luciano ne se faisait pas d’illusions : l’interrogation d’Adonis était une question de courtoisie, qui n’attendait aucune autre réponse qu’un oui ou quelque chose s’en rapprochant. Loin d’avoir envie de s’aventurer dans d’infinies confidences, Luciano lui répondit par l’affirmative, lui assura que tout allait bien, avant de poursuivre.

« — Borao n’a pas changé, en effet » déclara le puîné Viridis « La Nova Existência a été plutôt bien acceptée ici, bien plus qu’ailleurs » Il pensait à Sercena, bien évidemment « Nous avons eu quelques problèmes, bien sûr. J’ai été obligé de faire raser l’ancien hôpital, où certains réseaux illégaux fleurissaient » raconta Luciano. Chargé de coupes de champagne, un serveur passa devant eux, tendit son plateau en direction des deux hommes. L’intendant en prit une, avant de poursuivre « Nouvelle ère, nouveaux problèmes » résuma-t-il finalement.

Oui, la Nova Existência avait réglé certains problèmes pour en créer de nouveaux ; prétendre le contraire n’aurait pas été honnête. Luciano s’apprêtait à continuer lorsque un cri puis un mouvement de foule aux pieds du grand sapin attira son attention. Par instinct, les oreilles brusquement dressées, Gara tourna son regard en direction de l’action ; l’instant d’après, sa crinière et sa fourrure le long de son dos s’étaient hérissées, trahissant la menace qu’elle percevait. Au loin, au-dessus des cadeaux dans lesquels elle s’était cachée, s’éleva une forme que Luciano eut d’abord du mal à distinguer. Son cœur fit un bond lorsqu’il reconnut finalement de quoi il s’agissait : désormais bien au-dessus des présents se tenait un Munja, dont le vol silencieux ne cessait de l’élever au-dessus de la foule désormais en panique.

- Tu as raison. Je ne me sentais pas de revenir, tant que je n’avais pas fait ma place à Sercena… J’ai hérité de la fierté des Cobalt haha.

Je noie mon rire discret dans ma gorgée de champagne. Il est vrai que ne pas suivre la voie tracée par ma mère n’a pas été des plus faciles à assumer. Elle m’a éloigné de la maison et m’a fait venir ici, à Borao, dans l’espoir de me formater. Mais elle n’a récolté que l’effet inverse. C’est grâce à cet éloignement que j’ai pris confiance en moi, que j’ai pu m’ouvrir à d’autres horizons. C’est dans cette ville que j’ai trouvée ma voie. La transmission du savoir et l’accompagnement de la jeunesse, c’est important. Chacun a le droit de pouvoir suivre son propre chemin, quand bien même cela déplaît aux parents. J’espère donc bien avoir ce rôle auprès d’un élève. Soudain, un nom me vient en tête, ce n’est pas un étudiant, mais je lui donne des cours de boxe et nous faisons du sport ensemble. Emric. Nous avons créé une belle amitié, au-delà du coach/coaché. Un sourire se dessine sur mon visage.

Mais je le perds rapidement, si Luciano prenait connaissance de ma double vie… Il tomberait de haut. Je ne suis pas en accord avec la façon d’appliquer les mesures : la privation de liberté, la répression, la violence, l’injustice. Je suis d’accord sur le fond, mais pas la forme. Malheureusement, je suis un Cobalt et je ne peux pas afficher publiquement mes opinions. Alors j’avance en sous-marin. Je vais atteindre la tête de la famille à l’usure, puisque je suis l’ainé. Je dois juste continuer mon travail de manipulation.

- Parfois, les événements nous poussent à réaliser des actions contre notre gré.

Les mots choisis ici ne sont pas anodins, je ne connais pas la position personnelle de Luciano par rapport à la Nova Existencia et je préfère éviter les racontars. Je me ferai ma propre opinion. Je dois simplement le garder dans la poche. Si je me mets à dos les Familles dès maintenant, je peux dire adieu à mes plans.

- Exactement, chaque nouveau changement apporte son lot de positif comme de négatif. Mais tant que la vie continue, c’est le principal.

Je souris au serveur. Un cri brise l’ambiance calme et conviviale de la salle, un Pokémon semble s’être invité à la fête. Voir tous ces gens paniquer m’amuse. Ils prônent l’amour des Pokémon, ils critiquent ceux qui souhaitent rester à leur côté, les traitant d’égoïstes et soutiennent le système. Je mets une main dans ma poche, et je regarde le spectacle. Voilà un potin croustillant que Savannah ne pourra pas refuser.

- Je ne savais pas que vous aviez des Pokémon sauvages dans le coin, ou alors il a été ramené par l’un des invités. Il va falloir agir vite, sinon ces pauvres gens vont frôler la crise cardiaque et cela risque entacher la réputation de la réception.

La Guarda doit être dans les parages, ils vont s’en charger. En espérant qu’ils ne blessent pas ce pauvre Munja. C’est d’ailleurs le nom que s’est donné un groupe de rebelles sur Internet, la coïncidence est folle. Peut-être est-ce un message qu’ils tentent de faire passer, du genre : « Nous sommes là ».

Une présence inattendue

« J’ai idée que les gens apportent leur danger avec eux à Borao,
et qu’ils l’y trouvent parce qu’ils l’y ont apporté »

Loin de se montrer agressif, le Munja gênait pourtant, tant par sa présence physique que par le message qu’il transmettait. Si Luciano avait indéniablement eut un sursaut en le voyant paraître, l’absence de danger lui parut rapidement évident et la surprise passée, la foule elle aussi se calma finalement, et bientôt la peur laissa place à l’émerveillement.

« — Un pokémon sauvage, ici, au cœur de l’université ? Qui plus est un Munja ? » répondit Luciano à l’intention du jeune homme « Je ne savais pas que tu croyais au hasard, Adonis » déclara-t-il.

L’intendant aurait aimé pouvoir lui offrir un sourire, mais la situation l’amusait moyennement, lui qui n’ignorait pas la menace et l’avertissement que représentait l’apparition du Munja. Sur place depuis les premiers instants, la Guarda se contentait pour l’heure d’observer le spectacle qui s’offrait à eux … après tout, les Munja restaient rares, peu communs. Luciano continua de fixer le pokémon dans son errance, assaillit d’une multitude de questions. Comment le pokémon était-il arrivé là ? Avait-il été dissimulé dans un cadeau ? Sans doute, c’était l’hypothèse la plus probable … mais alors, qui l’avait déposé là ? Son dépositeur était-il encore là, dans la pièce, avec eux ? Ou bien était-il partis depuis longtemps ? A ses côtés Gara ne cessait de gronder, suivant du regard l’insecte qu’elle aurait eu tôt fait de mettre en pièce si son maître le lui en avait donné l’ordre.

Rompant finalement l’instant et l’émerveillement général, Luciano s’adressa aux hommes de la Guarda.

« — Faites-lui peur, il s’enfuira » ordonna l’intendant de la ville « Lorsqu’il le fera, suivez-le » ajouta-t-il.

Luciano avait-il mauvaise conscience de faire preuve d’autant d’hostilité envers un pokémon à l’apparence si paisible ? Pas vraiment. Encore une fois, le puîné Viridis n’était pas dupe : ce Munja était peut-être captivant et innocent, mais sa symbolique ne devait pas être inconsidérée. En d’autres circonstances, Luciano n’aurait pas été tant belliqueux ; mais ce soir ? Quelqu’un le menaçait sur ses propres terres et l’intendant ne comptait pas laisser passer ça.

Parce qu’ils ne pouvaient décemment pas refuser l’ordre du maître des lieux, les hommes de la Guarda se mirent en quête d’effrayer le Munja, malgré un manque évident de convictions. Luciano avait bon espoir de voir le Munja s’enfuir et, ce faisant, de rejoindre son maître ou un point de rendez-vous … encore fallait-il qu’ils parviennent à le suivre. Saisissant les premières choses qui leur vinrent sous la main – ils ne pouvaient décemment pas lui tirer dessus ! – les hommes envoyèrent en direction du Munja une multitudes de babioles, manquant presque à chaque fois leur coup … Luciano avait-il déjà assisté à scène plus ridicule ? Pas dans ses souvenirs. Cherchant à éviter un projectile plus audacieux que les autres, le pokémon s’écrasa sur l’une des tables encore dressée, envoyant au sol couverts, verres et assiettes.

« — Ne le blessez pas ! » gronda Luciano à l’intention des hommes.

Un peu sonné, le Munja reprit son envol … qui se révéla bien moins précis que précédemment. Emporté par son élan, le pokémon peina à se diriger correctement et fonça finalement en direction d’Adonis ; inévitable, l’impact promettait d’arriver d’un instant à l’autre.

« — Attrape-le ! » déclara Luciano à l’intention du jeune homme.

Une autre idée venait de lui venir à l’esprit.

Il est évident que les MUNJA sont à l’origine de cette intrusion, l’instant est parfait et ils n’allaient certainement pas manquer une occasion pareille. Le message est symbolique et ils doivent être au courant de ma présence ici, un Cobalt et un Viridis réunis dans la même pièce. Le geste est malin, ils frappent fort, mais ne visent pas trop haut. Quelques membres de la Guarda sont présents, mais la sécurité laisse à désirer. Ils ont trouvé la faille et viennent d’en profiter. Le groupe semble s’organiser de mieux en mieux, ce qui me paraît inquiétant. Les problèmes sont suffisamment nombreux à Cinza, si on pouvait éviter qu’un nouveau groupuscule mette son grain de sel. Et puis je déplore l’utilisation d’un Pokémon. C’est quoi, une sorte de marionnette ? C’est un risque qu’ils font prendre à cette créature, qui n’a rien demandé. Pour des personnes qui se disent défenseuses des Pokémons, je les mettrai au même niveau que ma mère et les autres Familles. Des hypocrites. Enfin, je ne mets pas tout le monde dans le même panier. Je sais qu’il existe des exceptions, comme Luciano.

Je lève les yeux au ciel face à la grande motivation de la Guarda présente. Pour les détenteurs de l’ordre, ils ressemblent davantage à des piliers de comptoir. La plupart sont déjà à leur quatrième ou cinquième verres. Je me renfrogne encore plus lorsque je les vois lancer tout et n’importe quoi en direction du Munja. Je me pose ma main sur mon front, je suis en plein rêve rassurez-moi.

- Je ne suis pas sûr que lui lancer la vaisselle et l’argenterie soit d’une grande utilité.

Effectivement, je comprends mieux les moqueries de Savannah envers ces incapables. Le Pokémon finit par s’écraser avec fracas contre l’une des tables, il reprend son chemin complètement sonné. Il cherche certainement la sortie. J’attrape donc une nappe, sans me soucier de toute la décoration et de la vaisselle qui s’éclate au sol. Si eux se moquent de blesser un Pokémon, moi, je n’ai aucun scrupule à sacrifier le matériel. Qui en plus, ne m’appartient pas. Attendant le bon moment, j’enveloppe le Munja délicatement dans le tissu. Je m’approche de Luciano, seul personne en qui j’ai assez confiance ici.

- Voilà la cible. Désolé, pour la casse, je te rembourserai.

Sans pouvoir refréner mes pulsions, je jette un regard noir aux quelques agents. Leurs visages sont bien enregistrés dans ma mémoire, dès ce soir, ils auront une sacrée publicité dans la rubrique radio de l’Underground. Je glisse également deux trois mots à Luciano, lui intimant de faire plus attention à qui il engage pour ce genre de soirée. Je ne suis pas le seul à les prendre pour des clowns, puisque même parmi les invités des rires étouffés s’élèvent.

Je prends Bastet dans mes bras. Dérangé par toute cette agitation, je lui caresse le haut de la tête pour le calmer. Je voulais profiter de ces retrouvailles pour me livrer auprès de mon mentor, désormais ami. Lui dire ce que j’ai sur le cœur. Je n’ai pas eu la possibilité de le faire avant le décès de mon père, alors je ne veux pas reproduire la même erreur. Mais la séance émotion attendra.

- Que comptes-tu faire maintenant ? Il faudra le relâcher dans la natu…

Je me stoppe. J’ai compris. Je ne sais pas comment Luciano a prévu de suivre le Munja, mais il ne fait aucun doute que c’est son plan. Plan intelligent, digne d’un Viridis. Le Pokémon, s’il est dressé, retournera forcément auprès de son dresseur. Une bonne façon de mettre la main sur les instigateurs de cette panique. Je suis néanmoins rassuré, plus de peur que de mal. Dora ne comprend pas mon côté trop humain, trop empathique. Ma mère le critique, tout comme ma sœur. Suis-je vraiment le seul à être ainsi ? Je regarde le fond de mon verre. Peut-être que c'est moi le souci.

Une présence inattendue

« J’ai idée que les gens apportent leur danger avec eux à Borao,
et qu’ils l’y trouvent parce qu’ils l’y ont apporté »

« — Je mettrai ça sur l’ardoise des M.U.N.J.A. » assura l’intendant.

En vérité, la facture lui importait peu, tant qu’ils parvenaient à leurs fins. Prenant soin de tenir fermement le sac contenant le Munja, l’intendant avisa un instant les dégâts … tout était sans dessus dessous et le chaos ambiant promettait une issue pour les festivités bien différente de celle initialement prévue. Tant pis.

« — Je fais avec ce que j’ai. Ces hommes ne sont pas à moi » répondit Luciano lorsque Adonis eut la mauvais idée de lui faire une remarque concernant ces idiots qui avaient fait plus de dégâts qu’autre chose.

Non, ces hommes n’étaient pas à lui … encore heureux ! Luciano ne s’entourait pas d’incapables. L’intendant de Borao n’avait pas son mot à dire concernant les critères de recrutement de la Guarda … mais croire que ces deux-là s’en sortiraient impunément était bien naïf. Décevoir Luciano Viridis n’était jamais une bonne idée et les deux hommes ne manqueraient pas d’en faire les frais. Si les Viridis n’avaient officiellement aucun pouvoir sur la Guarda de Borao, croire que leur influence n’était pas suffisante pour ordonner ce qu’ils voulaient était tout autant naïf.

Lorsque Adonis le questionna sur la suite des évènements, le jeune homme sembla comprendre de lui-même ce qui attendait le pokémon indésirable. L’intendant comptait bien saisir l’opportunité qui s’offrait à lui. Comptait-il le relâcher ?

« — Oui, mais pas avant de lui avoir laissé un petit souvenir de son séjour à Borao » déclara Luciano.

Le puîné Viridis se garda bien d’en dire davantage en présence du public … qui savait quel genre d’oreilles curieuses pouvait les écouter ? Sans attendre, l’intendant interpella de nouveau les deux policiers, qui s’approchèrent non sans hésiter. Après s’être enquit de leurs gadgets plus que limités – espérer les voir disposer du Système Pérola ou d’un quelconque produit d’endormissement avait été bien optimiste ! – Luciano tâcha de leur donner une utilité, puisque le faire eux-mêmes ne semblait pas faire partie de leurs compétences.  

« — Vous, allez me chercher de quoi pucer ce Munja » intima-t-il au premier des deux hommes. Luciano se garda bien de le crier.

« — Mais, où est-ce que je vais aller trouv… » commença-t-il, mais Luciano ne lui offrit pas l’occasion de poursuivre.

« — Débrouillez-vous ! » gronda l’intendant. Ne pas s’énerver, ne pas s’énerver. Il se tourna vers le second homme « Vous, tâchez de remettre de l’ordre ici, et calmez les gens » ordonna-t-il.

L’autorité de Luciano Viridis devait leur sembler suffisamment importante, car aucun des deux ne rechigna davantage. Agrippant un peu plus le sac qui commençait à se faire gigotant, l’intendant se tourna vers Adonis.  

« — Viens. Je vais avoir besoin de toi » affirma-t-il.

Et d’un geste de tête, Luciano l’invita à quitter le grand hall pour une pièce plus restreinte, dont l’ameublement trahissait l’utilisation : d’innombrable chaises et tout autant de tables occupaient l’endroit, toutes tournées vers le même pan de mur où un large tableau blanc avait été installé, là, à la vue de tous. Loin de vouloir manquer un seul instant de l’évènement, Gara se précipita à leur suite, s’engouffrant dans la pièce comme l’eau dans une fissure.

La porte à peine refermée, le calme s’immisça, instantanément. Dans le sac improvisé, le Munja s’agitait de plus en plus, tant d’inconfort que d’impatience. Prenant soin de ne pas le laisser s’échapper, Luciano déposa le sac sur l’une des tables, non sans garder une main ferme dessus.

« — Je compte lui implanter une micro-puce qui nous permettra de suivre ses mouvements, si ces idiots de la Guarda me ramènent ce qu’il faut, bien évidemment » expliqua Luciano à l’attention du jeune homme « Je vais avoir besoin de quelqu’un pour me le tenir pendant le processus. Tu t’en sens capable ? » lui demanda-t-il.

Luciano n’avait pas toujours été intendant de Borao. Dans une autre vie, le puîné Viridis avait été un homme de science, un chercheur aux talents multiples, talents qu’il avait su ne pas perdre. De par son statut de désormais politicien, il était aisé de l’oublier.

- Je me doute qu’ils ne sont pas à toi, ils ont l’air beaucoup trop idiot pour avoir été embauché par tes soins.


Le petit sourire sarcastique à destination des bras cassés de la Guarda, leur fait immédiatement comprendre le fond de ma pensée. Ces sont des incapables, dénués de toute intelligence. Même un Ramoloss serait plus vif intellectuellement.

Mon idée se confirme, le plan est donc de pucer le Pokémon, pour le suivre à la trace. C’est malin et indolore si l’implantation est bien réalisée, ce dont je ne doute pas avec Luciano aux commandes. Attendant que l’improbable duo revienne avec le matériel, j’en profite pour sortir discrètement mon téléphone et prends des photos de la salle, ainsi que les gens présents. Si l’instigateur de cette intrusion est encore là, ce que je ne doute pas… Il sera forcément sur l’une des photos.

Le Viridis m’intime alors de le suivre dans une pièce à l’écart, ce que je fais. Une salle de classe, me faisant revivre d’innombrables souvenirs. Ma première discussion officielle avec Luciano, en dehors de nos rencontres en coup de vent. À l’époque, j’étais un adolescent qui oscillait entre un manque de confiance flagrant et une irrésistible envie de foutre le bordel. Je ne savais pas si je voulais être l’élève sérieux ou le petit clown de service. Au final, je suis les deux. C’est amusant, n’est-ce pas. J’ai compris que pour être heureux, il ne faut pas renier de sa personnalité et simplement faire quelques petits réglages. Je travaille encore sur ma confiance en moi, car même si je dégage l’image d’un homme sûr de lui, ce n’est pas le cas. Je ne me sens à ma place nulle part. Les paroles de Luciano, me réveillent.


-Bien sûr. Si j’ai réussi à maintenir ma sœur, je peux maintenir ce Munja sans aucun problème.


Il faut bien que toutes ces heures passées à la salle de sport, servent à quelque chose. Et puis ce petit Pokémon m’a l’air bien inoffensif, il est clairement moins effrayant qu’une bonne partie de mon entourage. Je dépose alors Bastet, qui s’empresse de rejoindre Gara et je saisis le paquet. J’espère que les deux policiers ne vont pas mettre des plombes à revenir !

En attendant leur retour, je tente de fouiller dans ma mémoire. J’ai lu des choses à propos de ces MUNJA, des informations que Luciano doit déjà détenir. Mais tant pis, ça fera un minimum de conversation.


- Tu savais que le mouvement des MUNJA avait vu le jour initialement dans la région d’Unys, suite aux problèmes liés à la Team Plasma ? À la base, c’est un groupe de jeunes dresseurs qui se positionnaient contre leurs agissements. Mais comme tout mouvement, ils ont dévié de leur but initial. Maintenant, reste à savoir, s’il ne s’agit que d’un simple copié-collé. Ou si le véritable mouvement a gagné Cinza. La deuxième solution est la plus inquiétante, parce que les MUNJA sont bien plus organisés que les opposants ordinaires. La preuve avec cette petite scène. Ils connaissant parfaitement leurs adversaires et savent se jouer d’eux. Il ne faut pas les sous-estimer.


Mon ton est volontairement plus grave et sérieux. Pour une bonne raison. Ils ne sont pas là pour blaguer et je veux que Luciano comprenne que malgré la puissance et l’argent, personne n’est invincible. Mais je garde ses paroles pour moi, je ne veux pas créer d’esclandre.

Je me tais lorsque j’entends la porte s’ouvrir. Les policiers semblent s’être changés en une femme blonde, d’une grande élégance. Elsa-Mina Viridis.

Une présence inattendue

« J’ai idée que les gens apportent leur danger avec eux à Borao,
et qu’ils l’y trouvent parce qu’ils l’y ont apporté »

« — Ou bien troisième option : Aro a fait des siennes » déclara-t-il. Si son neveu ne s’était jamais officiellement déclaré comme étant membre des M.U.N.J.A., son affiliation supposée n’était un secret pour personne et encore moins pour un membre d’une des quatre Famille « L’organisation de cette fête et ses rouages ne lui sont pas étrangers. Imaginer qu’il aurait pu, dans sa bêtise, donner des informations à ses nouveaux amis n’est pas improbable » ajouta-t-il.

Si Luciano se gardait bien de sous-estimer les M.U.N.J.A. et leur capacité à savoir moulte choses – sans doute étaient-ils d’ailleurs infiltrés dans toutes les sphères – l’intendant n’était pas sans connaître l’animosité viscérale de son neveu à son égard. La haine du garçon était telle qu’il aurait fait n’importe quoi – SURTOUT n’importe quoi – pour blesser d’une manière ou d’une autre cette famille qu’il avait renié depuis longtemps. Trop jeune pour estimer toute l’ampleur des conséquences, la présence de dommages collatéraux n’aurait pas été un frein pour lui, pas le moins du monde.

« — Nous savons encore peu de choses sur les M.U.N.J.A. … » poursuivit l’intendant « … mais j’ai effectivement entendu dire que le mouvement était originaire d’Unys, et qu’il s’était en effet opposé à la Team Plasma là-bas » déclara-t-il « Reste à savoir ce qu’ils comptent faire ici, et surtout contre quoi ils comptent s’insurger » Oui, les motivations exactes des M.U.N.J.A. étaient encore floues, incertaines. Ils en voulaient au système, oui, mais pour quoi exactement ? Eux-mêmes le savaient-ils ? « Je porte peu d’intérêts aux déboires rapportés des autres régions. Le cas de Cinza est différent de celui d’Unys : ici, la Team Plasma est fidèle à ses convictions premières. Le système n’est pas parfait, mais ce qu’elle a permis relève du progrès. Je regrette la manière dont certaines choses ont été faites, mais c’était un mal pour un bien. Rien n’arrive sans sacrifice » assura le puîné.

Qui le savait mieux que Luciano Viridis, qui avait laissé mourir son frère au nom de cette cause ? Loin d’être aveugle aux défaillances évidentes de ce gouvernement qui les dirigeait depuis maintenant six ans, Luciano restait convaincu du bien fondé de cette apocalypse tant sociale que politique. Dans la vie, rien n’était jamais gratuit … les meilleures choses ne s’acquéraient-elles pas dans l’adversité ? Espérer le beurre et l’argent du beurre, tout cela en restant les bras croisés, était enfantin, naïf, candide. Les propos de l’intendant, bien évidemment, n’englobaient pas les immoralités qui se tramaient dans les bas-fonds … regrettable conséquences d’un système que Luciano savait trop drastique et totalitaire, ce qui s’était développé en parallèle était inacceptable, indéfendable, et représentait très exactement ce contre quoi le système se battait. Si les M.U.N.J.A. voulaient en faire leur fer de lance, sans doute trouveraient-ils en Luciano un allié improbable … mais s’il s’agissait de remettre en cause le système en lui-même ainsi que ses lois si durement acquises, ces nouveaux rebelles trouveraient sur leur chemin plus d’un obstacle pour leur barrer la route.

« — Si les M.U.N.J.A. comptent se mettre en travers de ce progrès, alors eux aussi feraient bien de ne pas nous sous-estimer » affirma-t-il finalement.

Constat ou promesse, cela revenait au même. Interrompant le cours de leur discussion, la porte de la salle de cours s’ouvrir finalement pour laisser paraître à son seuil une tête blonde que Luciano connaissait bien : les mains chargées des ustensiles réclamés un peu plus tôt, Elsa-Mina pénétra dans la pièce, targuant son regard sur les deux hommes. Elle s’attarda un instant sur Adonis, dont elle semblait découvrir la présence.

« — Adonis, quelle surprise » affirma-t-elle en s’approchant.

Prudemment, elle avisa le paquet étrangement immobile maintenu sur la table.

« — Mina » la salua Luciano sans plus de fioritures.

Cette fois, le regard d’Elsa-Mina se posa sur son beau-frère, à qui elle tendit les objets convoités. Il y avait là un flacon d’alcool médical, des compresses, une petite boite savamment fermée ainsi qu’un applicateur, que la plupart des gens auraient pris pour une simple seringue … mais pas eux.

« — Un homme a déboulé au laboratoire en annonçant que tu avais expressément demandé un kit d’implantation. Il avait l’air … » Elle chercha un instant ses mots « Je crois que tu lui a mis la pression, Luciano. Un peu trop » déclara-t-elle enfin. Loin de commenter, Luciano attrapa le kit sous le regard avisé de la scientifique « Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda-t-elle finalement.

Parce que la faire attendre n’était pas dans ses plans, l’intendant se mit à lui conter les évènements de cette soirée un peu particulière, depuis sa rencontre avec Adonis jusqu’à l’inattendue apparition du pokémon. Silencieuse pendant le récit, les traits de la femme se durcirent pourtant à la mention du Munja qui, comme Luciano avant elle, ramenait immanquablement à sa conscience le lien qui unissait son fils aux M.U.N.J.A. Tâchant de faire bonne figure, Mina chassa toute marque de trouble sur son visage, à croire que faire semblant n’était pas qu’une question de génétique chez les Viridis. Lui offrant à la place un sourire, elle reporta son attention en direction d’Adonis.

« — Et bien, Adonis, on peut dire que vous n’avez pas beaucoup de chance » fit-elle remarquer « Vous passez par ici, et voici qu’on vous implique dans une situation peu commune. Borao est d’ordinaire une ville calme et paisible … habituellement »

Si ses mots étaient indéniablement destinés au jeune Cobalt, Elsa-Mina ne put s’empêcher de jeter un regard en direction de l’intendant … qui leva pour l’occasion les yeux, abandonnant sa tâche l’espace de quelques secondes. Bien que silencieux, l’échange entre les deux Viridis n’échappa surement pas au natif de Sercena.

Se mettant enfin au travail, avec prudence Luciano entreprit de sortir le Munja de son sac de fortune. Terrifiée, la créature n’osait pas esquisser le moindre mouvement et l’immobilité légendaire de l’intégralité de son corps n’avait rien à voir avec ça. L’animal enfin dévoilé, Luciano se garda bien de laisser paraître la fente qui ornait le dos de ce pokémon à l’allure d’une mue d’insecte … si l’intendant n’était pas superstitieux, tenter le diable n’était pas non plus dans sa nature et prendre le risque de se faire voler son âme n’était pas dans ses projets. Ne laissant rien au hasard, Luciano prit soin de choisir un emplacement avisé pour accueillir la puce : à l’aide d’Elsa-Mina – qui vraisemblablement connaissait elle aussi le protocole – l’intendant désinfecta la base d’une des ailes, où l’homme était certain que la puce resterait. L’applicateur chargé d’une micro-puce, Luciano se prépara pour la partie la plus ardue.

« — J’implante la puce, Adonis. Il va bouger » l’avertit l’intendant.

Si jusqu’à présent le Munja avait su se montrer sage, Luciano n’était pas certain de pouvoir promettre que cela durerait. Saisissant l’ustensile, l’intendant posa une main sur le pokémon pour raffermir sa prise, et loin de lui donner tort le Munja bougea lorsqu’avec soin le puîné fit entrer la puce dans son épiderme, provoquant un léger craquement sec qui trahissait la composition de la créature. L’acte laissa Luciano avec le sentiment d’avoir ni plus ni moins pucé une momie morte depuis longtemps. Impatient, le Munja se mit à s’agiter, conscient que les hommes venaient de lui faire quelque chose.

« — Emmenons-le dehors pour le relâcher » proposa Luciano « Inutile de prendre le risque de le voir errer dans l’université à la recherche de la sortie » fit-il remarquer.

Et de lui donner, par ce fait, l’occasion de provoquer d’autres dégâts.

Il est vrai que le neveu de Luciano, Aro avait, d’après les rumeurs rejoint les rangs des rebelles. Je ne connais pas bien la relation qui liait les deux hommes, simplement quelques brides que j’avais entendu par-ci par-là. Effectivement, cela expliquerait l’efficacité de l’infiltration et la facilité avec laquelle les intrus ont déjoué la surveillance des gardes.

Le sujet de la Team Plasma vient sur la table peu de temps après. Je connais déjà la position des Viridis à leur propos, mais je suis curieux de l’entendre de la bouche de Luciano. J’acquiesce à son discours, sans y adhérer. Mais ce n’est ni l’endroit, ni le moment pour débattre de nos opinions politiques. Je note néanmoins que l’intendant possède la même contradiction que ma mère : aimer le pouvoir, mais ne pas être dérangé par le fait d’être aux ordres d’une personne, et même de tout un groupe. Mais que leurs fervents défenseurs se rassurent, ils ne sont que des pions.

Je n’avais pas prévu divulgué le déroulé de la soirée à Savannah, mais quelques informations pourraient l’intéresser. Je lui fais suffisamment confiance pour garder tout ça pour elle et le ressortir au moment opportun. Mon attention fut portée sur la porte qui s’ouvrit, espérant qu’il s’agisse du kit demandé. Il ne s’agit pas du policier, à ma grande surprise.

- Elsa-Mina, c’est un plaisir de vous voir.

Je n’avais pas croisé la sœur de Luciano qu’à de très rares occasions lors de mon séjour à Borao et quelques fois lors de « réunions » entre les Familles. Femme mystérieuse que je n’avais jamais réussi à cerner, mais dont ma mère peignait un portrait fort reluisant. Ce qui ne m’a jamais rassuré.

- Ne vous inquiétez pas, malgré cet incident Borao restera toujours la ville paisible dans mon esprit. Et puis Luciano a parfaitement maîtrisé la situation.

Le matériel enfin prêt, l’opération peut commencer. Je me tiens prêt et je ressers ma prise tout en faisant attention de ne pas faire mal au Munja. Le Pokémon n’a pas une grande force physique, alors même s’il se débat, il ne sera pas difficile pour moi de le maîtriser. Il s’agite, commence à remuer. Mais je cela n’empêche pas la manœuvre d’être menée à bien. Il est désormais temps de le libérer.

Je ne le lâche pas le paquet et je prends l’initiative de sortir par l’une des portes-fenêtres qui donne sur l’extérieur. Inutile de repasser au milieu de la foule. Une fois, dehors, j’attends l’accord de Luciano et je dépose le Munja au sol, qui ne tarde pas à s’envoler. Hébété, il semblait chercher son chemin et finit par s’éloigner dans une direction prise. Le plan semble fonctionner, il va rejoindre son dresseur et nous n’avons plus qu’à suivre le signal GPS. Mais la suite de l’aventure se fera sans moi.

- N’hésite pas à me tenir au courant si tu as des nouvelles, je ne vais pas traîner. Dans quelques jours, nous célébrons l’anniversaire de Cali et cette petite mise en scène m’inquiète. Je vais faire renforcer la sécurité, on ne sait jamais. Faites attention à vous.

Je salue Elsa-Mina et je reste fixé dans l’encadrement de la porte-fenêtre. Je voulais profiter de cette soirée pour discuter avec Luciano, malheureusement, je me suis fait couper l’herbe sous le pied. Et je n’ai pas envie de partir sans rien lui dire. Je fais alors demi-tour et je prends l’intendant à part en m’excusant auprès de sa sœur.

Je n’ai jamais eu l’occasion de vraiment le remercier pour ce qu’il m’a apporté, pour son soutien et sa présence. Et même si nos visions de la vie divergent, ce n’est pas pour autant que j’ai envie de m’éloigner de lui.

- Désolé, je ne vais pas te déranger trop longtemps. Mais… j’avais des choses à te dire. Si j’en suis là, c’est en grande partie grâce à toi. Quand j’étais encore qu’un enfant, je te voyais comme un père du substitution. Qu’est-ce que tu pouvais m’intimider à l’époque ahah. Aujourd’hui, je te vois davantage comme un ami, bien que tu m’intimides encore ! Je sais que tu n’es pas très à l’aise avec l’étalage des sentiments, donc je vais m’arrêter là. J’avais simplement besoin de t’exprimer la chose.

Un large sourire et un clin pour ponctuer ce monologue, je peux repartir le cœur léger.

Une présence inattendue

« J’ai idée que les gens apportent leur danger avec eux à Borao,
et qu’ils l’y trouvent parce qu’ils l’y ont apporté »

Contre toute attente, le natif de Sercena réclama à le voir avant de partir et bien évidement, Luciano accéda à sa requête, non sans une certaine perplexité … qu’avait-il à lui dire, qui valait tant de cérémonie ? Quittant Mina un instant, l’intendant écouta avec attention les paroles du jeune homme, celles qu’il avait, semblait-il, gardé pendant longtemps pour lui ; et bien qu’impassible les mots de celui qui était désormais professeur émurent un instant l’homme de Borao, qui n’avait jamais eu vraiment l’occasion de se voir gratifier d’un discours de ce genre. Furtivement un sourire traversa le visage du puîné, qui n’était pas sans savoir que les paroles du jeune homme avaient dû nécessiter un certain courage de sa part.

« — Je suis heureux d’avoir pu t’apporter quelque chose, Adonis. J’aurai au moins réussi ça » déclara l’intendant, sincère dans ses paroles.

Oui, au moins avait-il réussi ça. Bien des erreurs parsemaient le chemin de l’intendant de Borao, mais au moins sa conscience pouvait-elle se vanter d’avoir réussi quelque chose avec le jeune Cobalt, qu’il avait un jour eu le hasard de rencontrer plusieurs années auparavant. Que ressortirait-il de ce lien qui les unissait désormais ? Se destinait-il à changer les choses, ou bien à sombrer peu à peu dans l’oubli sans ne rien laisser d’autre derrière lui que des souvenirs ? L’intendant était bien incapable de le dire, mais une chose demeurait certaine : l’aide qu’il avait jadis apporté à Adonis Cobalt n’avait jamais été intéressée. Jamais.

« — Quant au reste, ne te laisse plus impressionner. Je ne suis qu’un homme : je saigne et j’ai peur, comme toi » assura-t-il, lui offrant un regard entendu. Luciano posa une main sur son épaule, qu’il se surprit à découvrir plus large qu’il ne l’avait pensé. L’intendant le dévisagea un instant, sembla évaluer quelque chose « J’ai juste 5 centimètres de plus que toi » ajouta-t-il, s’amusant de sa propre remarque.

Retrouvant finalement son sérieux, Luciano le gratifia d’un nouveau regard, cette fois plus profond. Personne n’était intouchable ni hors d’atteinte et en cela l’intendant lui offrait une ultime leçon : personne – personne ! – n’était invincible, pas même ceux que rien ne semblait pouvoir ébranler. Le saluant une dernière fois, l’intendant l’observa s’éloigner et sortir de son champ de vision, non sans laisser son discours résonner encore un moment en lui. Oui … au moins avait-il réussi ça.