Malgré le temps qui passe et s'écoule, je reste hantée de souvenirs. Ils sont beaux. Ils sont amers. Et, au milieu d'entre eux, certains me poussent à plus de réflexions que d'autres. Je me souviens de la dédale de tunnels menant à la chapelle abandonnée. Je me souviens des choses qui s'y passent, loin des regards. Du groupe de gens joyeux qui avaient été tout contents de voir leur nouvelle reine. Il y avait une cage, à cet endroit. De grands murs d'acier destinés à préserver les spectateurs de ce qui s'y déroulait. De la violence, des attaques qui fusaient de part et d'autres. Mais rien pour protéger les principaux acteurs, les Pokémons qui mettaient leur vie en jeu pour le spectacle. J'en avais été choquée, dégoutée. Mais lui était là pour le contextualiser. Liam a toujours été doué pour me faire voir les choses autrement, me permettre d'élargir mes horizons et de voir par-delà mes idées préconçues. Certaines créatures aiment ça, recherchent la compétition. Et c'est amical. Et ça permet de se mesurer à d'autres, comme un échange.

C'était difficile à encaisser, plus difficile encore à approuver. Je ne l'avais d'ailleurs pas fait. J'avais voulu respecter, ne pas pointer du doigt parce que, au bout de tout cela, il restait inchangé. Il demeurait l'homme que j'aimais. Mais le temps a passé depuis et la vie a poursuivit son cours et, si je n'ai pas oublié ses mots, mon avis n'a pas changé non plus. La seule différence, la vraie différence, c'est que j'ai une réponse, maintenant. Il ne l'entendra pas, je le sais, mais qu'importe. J'ai trouvé le moyen de permettre aux gens de profiter de toutes ces belles choses sans compromettre la sécurité des Pokémons. Et, mieux encore, c'est quelque chose de parfaitement légal. Une activité qui n'enverra personne en prison : la coordination. Une nouvelle mode que je ne pouvais qu'approuver et, si mon poids sur la scène politique était encore inexistant, il en allait autrement de mon poids dans l'actualité et la culture populaire.

J'avais choisi le culot. J'avais choisi de faire des vagues et d'en faire de belles. C'était risqué et je le savais. Surtout venant de la part d'une Cobalt. Mais j'avais fait les démarches, obtenu les autorisations nécessaires et, en cette belle journée de mars, avait finalement fait route jusqu'à La Isicao pour chaperonner mon événement. Quel était-il ? Un spectacle de coordination de rue, ni plus ni moins. Une entreprise rendue d'autant plus particulière par mon choix de scène : la Place das Artes. Un endroit qui, jadis, avait attiré nombre de curieux pour ses magnifiques fresques colorées célébrant les combats Pokémons, tradition immémoriale de Cinza. Puis il y avait eu le changement, la Nova Existência avec les conflits qu'on lui connaissait. Avec la toute première utilisation du Système Perola, ici même. Un tournant dans notre histoire. Une marque indélébile qui avait chassé la foule heureuse de jadis. Et c'était l'endroit que j'avais choisi, symbolique à souhait. Même toi tu n'aurais pas osé, pas vrai ?

La pensée est vite chassée du revers de ma main puisque j'ai à faire. Beaucoup à faire. Heureusement que les hommes que j'ai engagés se sont déjà chargés d'installer une petite scène de bois qui devrait permettre à la poignée de gens que j'ai réussi à convaincre de participer de se donner en spectacle. C'est que, en apprenant l'endroit et l'identité de l'organisatrice, certains avaient préféré passer leur tour. Même la promesse d'une compensation financière n'avait pas suffit à leur faire accepter l'offre et, du coup, nous nous retrouvions avec un programme bien plus léger que je ne l'aurais souhaité. Qu'à cela ne tienne, ce n'était pas plus mal. Les souvenirs de la Dia de Los Muertos étaient encore vifs en ma mémoire et, par conséquent, un événement rapidement terminé me plaisait bien dans l'idée. Moins de chances d'être interrompus par des gens mécontents qui pourraient être tentés de s'opposer à notre activité pour des raisons personnelles comme politiques. Un petit chapiteau qui se rapprochait vraiment d'une tente avait également été érigé, assez grand pour qu'on y installe deux tables et avoir de la place pour que quelques personnes puissent se préparer. Rien d'extravagant au final et la seule chose qui laissait deviner qu'une fille de Famille était à l'origine de tout ceci était, justement, mon arrivée.

Il ne restait, en principe, qu'une dizaine de minutes avant mon petit discours d'envoi. Après cela nos quatre coordinateurs, moi incluse, pourraient faire leur numéro, nouveau discours de remerciement durant lequel je soulignerais les réseaux sociaux des participants, pour leur faire de la publicité en plus du reste, et ensuite on remballait tout. Simple, efficace, sécuritaire. D'autant plus que, malheureusement, nous n'attentions pas une très grosse foule. Pas idéal, mais pas déplaisant non plus pour, encore une fois, faciliter le travail de la sécurité. Bref, mon entrée sous la tente, avec les autres coordinateurs. Je n'en connaissais aucun, pas personnellement du moins. Mais bon, c'était normal. C'était toujours comme ça. Je ne connaissais jamais les gens avec qui je me donnais en spectacle. Ce qui ne m'empêchait pas, en ce jour fort stressant, d'assumer mes responsabilités après m'être raclée la gorge pour attirer l'attention vers moi.

« Bonjour ! Je suis ravie de voir que vous êtes tous là. Merci encore infiniment d'avoir accepté mon invitation. Le spectacle commence dans une petite dizaine de minutes. Il n'y a plus beaucoup de temps, mais si vous avez des requêtes de dernière minute ou si vous avez besoin d'aide pour vos préparatifs n'hésitez pas. »

Et l'on évitera de dire que moi aussi je dois me préparer. Mais ce n'est pas grave, je passe en dernier donc je trouverai bien le temps de me changer. Mon maquillage est déjà prêt de toute façon et ma chevelure, beaucoup plus courte à présent, ne nécessite pas beaucoup d'attention.

À peine ai-je fini de parler que, déjà, je trouve preneur. Il papillonne d'une idée à l'autre, clairement englouti par le trac. Un véritablement débutant en somme. Je me repasse mentalement la liste... C'est le deuxième à passer je crois. Idéal pour moi puisque, comme ça, il est le numéro que les gens oublieront le plus facilement. Est-ce méchant que de penser ainsi ? Peut-être, mais il ne me servirait à rien d'organiser un événement médiocre sinon de salir mon nom et, si je dois quand même me compter chanceuse que des gens soient venus, je n'en avais pas moins une réputation à défendre becs et ongles. Je fini par comprendre que le soucis immédiat concerne surtout son noeud de cravate et, avant que je ne puisse finalement l'étrangler avec, la dernière membre de notre quatuor de joyeux lurons fait son arrivée. Elle a raison sur un point : il devrait savoir faire ses propres noeuds de cravate. Ou apprendre à en acheter qui soient déjà faits. Au moins elle a assez d'initiative pour s'en occuper à ma place et je suis donc libre de me tourner vers notre dernière participante qui est trop prise par son reflet dans le miroir pour se soucier de moi. Parfait.

Je ne me fais pas prier pour sortir mes propres affaires et prendre de l'avance. C'est que, à la base, je suis une ballerine et que je compte bien m'en servir pour embellir mon numéro. Parce que s'il y a quelque chose de plus important encore que de proposer un joli spectacle à en couper le souffle, c'est quand même d'être le numéro le plus mémorable du lot. Que dirait-on si je ne l'étais pas ? Elle est la tête d'affiche juste parce que c'est une Cobalt. Les gens le disent déjà et ils le diront toujours, mais je n'ai pas dans l'idée de leur donner raison. Alors je sors mon aiguille et ma nouvelle paire de pointes, spécialement achetées pour l'occasion, afin de commencer à y coudre mes rubans. Il me faudra aussi en casser le bout, pour plus de confort pendant la performance. Des détails dont j'ai l'habitude de m'occuper à présent, m'exécutant de manière presque machinale. La seule chose qui me tire de ma concentration est le retour de la blonde qui semble pourtant fin prête à faire son entrée en scène.

Peut-être veut-elle me demander si on a d'autres bouteilles d'eau en stock ou quelque chose du genre ? Non, même pas. Elle me demande si j'ai le trac. Me parle de l'organisation, du monde que j'ai dû rassembler. Je cligne des yeux quelques fois, j'attends sa question ou, alternativement, son commentaire désobligeant. Parce qu'il n'y a généralement pas de troisième option. Pas d'autre script prédéterminé. Soit on me parle par nécessité, soit on me parle avec un dédain dissimulé sous une mince couche de politesse. Pas d'entre deux. Sauf, peut-être, cette fois ci. Elle sort ses lunettes, tout sourire, et se présente. Je m'appelle Perle, enchantée. Ma première pensée est sans équivoque : oui je sais, c'est moi qui t'as embauchée pour aujourd'hui. Je suis vraiment en train de devenir comme ma mère.

« Enchantée. Et c'est bien ça, je suis Cali. »

Mais tu peux m'appeler Miss Cobalt. Non, quand même pas. Même si j'y ai pensé. Je me libère une main le temps de serrer celle qu'elle me tend, me demandant ce qu'elle peut bien avoir derrière la tête. Peut-être est-elle trop gênée pour demander directement mon aide sans se présenter d'abord ? Non, je suis bête. Elle le fait pour être mon amie. Qui avec un peu de jugeotte ne voudrait pas se faire une amie de Cali Cobalt ? Je pourrais organiser d'autres représentations et, si nous nous entendons bien, elle espère sans doute être invitée à celles-là aussi. Voir à avoir un avantage sur les autres, une meilleure place dans le listing peut-être. Voilà, ça fait plus de sens. Ça explique tout. Le mystère éclaircit, je retrouve mon sourire, plus en confiance.  

« Tu es celle qui performe avec son Lixy, c'est bien ça ? Il me tarde de voir ce que vous nous avez préparé. Vous faites des performances depuis longtemps ? »

Sous-entendu : si tu veux m'impressionner et gagner ma faveur il faudra le faire là dehors, sur la scène. Ce n'est pas parce que je dois beaucoup au népotisme que je compte m'entourer sur la base de critères autre que l'excellence pure et dure.

Je ne tarde pas à apprendre que la jolie blonde n'a que quelques mois d'expérience à son actif ce qui, à dire vrai, n'est pas si mal. La coordination est encore un passe-temps récent à Cinza, très récent, et de ce fait la majorité des gens sont plus proches de ce gamin incapable de nouer sa cravate plutôt que de véritables professionnels. Une pensée fugace me traverse justement alors que son Lixy apparaît, doté d'une coloration anormale : c'est bon pour construire sa marque. C'est original, spécial. Si elle est douée alors on s'en souviendra de son petit lion doré. Si jamais l'envie me prenait de créer un regroupement de coordinateurs, un peu comme une agence d'artistes par exemple, elle m'a tout l'air du genre de talent naissant que j'aurais envie de prendre sous mon aile pour mieux les modeler aux standards Cobalt. À voir si elle arriverait à gérer la pression nécessaire pour se changer en diamant.

« Je compatis. Les emplois du temps chargés je connais aussi. »

C'est là qu'elle s'intéresse à mes propres préparatifs, remarque les pointes que j'ai sorties. Ça ne ment pas ces choses là, il faut jusqu'à des années d'entraînement avant d'avoir droit à ses premiers chaussons à pointes. Enfin, surtout quand on commence jeune, pour laisser le temps aux jambes de devenir assez fortes pour subir l'emblématique position des ballerines. Au moins elle paraît intéressée, impatiente de voir ce que je réserve à notre public. Ça fait plaisir de voir ce genre d'entrain à dire vrai. C'est rare que j'y ai droit ou, à tout le moins, que j'y aie droit gratuitement.

« Merci. J'espère être à la hauteur de tes attentes. »

Parce que la modestie est une valeur importante pour paraître plus accessible et ça, dans les relations publiques, c'est extrêmement important. Ma véritable pensée : j'espère que tu n'en rateras pas une miette parce que je compte bien être la meilleure. Je n'ai pas le choix de l'être. Je me suis entraînée pour ça. Mais passons, nous n'en sommes pas encore là. Pour l'heure il est le moment où elle choisit de me souhaiter bonne chance et de me laisser finir ce que j'ai à faire. Une politesse que je lui retourne, évidemment.

« Bon courage à toi aussi. »

Et la solitude à nouveau. La liberté de me réfugier en mon intérieur et de faire le vide avant la représentation. J'en oublierais presque mes responsabilités si, en rangeant mon matériel de couture, je ne tombais pas sur mes notes. Mes brouillons de discours incomplets pour lancer le bal. Mon regard passe brièvement sur mon élégante calligraphie, me laisse me remémorer ce que j'avais prévu dans les grandes lignes. Vu l'endroit où nous allons performer je n'ai pas droit à l'erreur. Mon discours doit pouvoir unir les gens de tous horizons sous un même étendard : l'amour des Pokémons. Plus facile à dire qu'à faire, mais j'ai confiance. Mes ancêtres ont bâti cette région et, de ce fait, c'est dans mon sang. J'ai la force d'influer sur l'avenir de Cinza. De prouver que, même après tout ce temps, la famille Cobalt est encore et toujours une figure de proue qui saura guider notre nation vers l'avenir et la prospérité.

Je me permets une gorgée d'eau, pour mieux me préparer la voix, et quitte la tente comme j'y suis venue. Direction la scène. Nombre de curieux se sont agglutinés, discutant entre eux et formulant des hypothèses sur ce qui se passe alors que d'autres, le visage sur leur téléphone, partagent les informations qu'ils ont trouvé en ligne sur l'événement. Mes talons hauts claquent sur le plancher de bois de la petite scène et l'un des quelques techniciens s'empresse de m'apporter un micro. Sitôt que je suis remarquée, l'attention se braque sur moi et je constate avec satisfaction que l'on me reconnaît immédiatement. La tant attendue Cali Cobalt. Parfait. Je peux commencer.

« J'aimerais d'abord débuter en vous remerciant, tous et toutes, pour être venus ici aujourd'hui. Il est primordial de se souvenir que l'amour et la coopération entre un dresseur et son Pokémon ont toujours été des valeurs clés de la culture Cinzanne. Et, aujourd'hui, c'est ce que nous mettrons à l'honneur de manière aussi pacifique qu'artistique. C'est pour cela que des artistes de toute la région ont accepté de participer à l'événement d'aujourd'hui. Pour prouver que, peu importe où l'on se trouve, peu importe nos circonstances, ces valeurs nous unissent tous en tant qu'habitants de notre bien aimée Cinza. Et, pour notre premier numéro... En provenance de Pavlica... Veuillez accueillir Josie et son Léopardus ! »

Les réactions ont l'air bonnes dans l'ensemble et, satisfaite, je m'efface rapidement en direction des escaliers. La scène n'est plus mienne à présent et je dois aller me changer. Je risque de manquer les deux premiers numéros, mais qu'importe. J'ai le mien, aussi, qui approche à grands pas.

Les présentations du premier numéro faites, j'en ai profité pour aller me changer sans attendre. J'enfile mon costume qui n'est pas sans rappeler celui d'une ballerine. Aujourd'hui j'ai opté pour une riche couleur bleu nuit qui contraste fortement avec mon teint de lait. Mes épaules, mes bras et mes mains sont dénudés, tout comme mes jambes d'ailleurs. Ma jupe, pour sa part, est l'élément phare du numéro que j'ai préparé. Elle s'arrête pour l'instant à mes genoux et, pour un oeil averti, s'avère bien suspecte. Elle est bouffante, faite de ce qui semblent être plusieurs épaisseurs de soie organza. La vérité ? Ce sont deux immenses panneaux de tissus qui ont été repliés et fixés à ma taille, au niveau de la ceinture, pour me permettre de les libérer une fois sur scène, dans le feu de l'action. Ne me reste plus qu'à enfiler mes pointes dont les rubans que je viens d'affixer m'enlacent les chevilles et les mollets.

Puisque mon maquillage était déjà prêt il ne me reste plus qu'à sécuriser ma courte chevelure blanche derrière mes oreilles avec de jolies barrettes de diamant avant d'enfin jeter un oeil à ce qui se trame sur scène. Je reste cachée dans la tente autant que possible, évidemment, profitant d'une petite ouverture pour regarder au mieux de ma position. Entre temps Hel, ma givrali, est justement sortie de sa balle pour assister elle aussi à ce que les autres ont préparé. Le spectacle de magie du garçon à la cravate se termine avec une appréciation certaine de la part de la foule et c'est au tour de Perle, la demoiselle au Lixy chromatique. Cette dernière m'a d'ailleurs repérée et s'adresse à moi en passant. Elle semble confiante, fière, et me dit de garder les yeux ouverts. Princesse. Mon coeur défaillit en un sentiment que j'étouffe aussitôt qu'il naît. Ça ne devrait pas m'affecter ainsi. Beaucoup utilisent ce mot pour me décrire, moi la première. Ce n'est rien et je me rattrape assez rapidement pour lui offrir une réponse.

« J'y compte bien. »

Elle prend place et, je l'admets, je suis agréablement surprise par son choix musical. C'est entraînant, plein d'énergie et de soleil, comme elle. J'ai hâte de voir si son Lixy, qui semble de mon point de vue extérieur être jeune ou au minimum peu entraîné, aura la justesse et l'élégance que j'attends pour un Pokémon de coordination. Mh. Pas mal. Elle aussi a prévu un costume changeant, libérant pour sa part une multitude de petites sphères qui serviront d'accessoire à la suite de son numéro. Elle jongle, fait des acrobaties et use des aptitudes de son camarade avec brio pour en mettre plein la vue à la galerie. Le final est puissant, foudroyant. Le tonnerre d'applaudissement qui s'élève est amplement mérité, c'est certain. Même moi je suis agréablement surprise, bien que je me surprenne aussi à penser, déjà, à des détails qui pourraient être retravaillés. Oui, je suis véritablement en train de me changer en Lilith Cobalt.

Je les regarde quitter la scène, débordants d'excitation et de l'adrénaline qu'il leur reste encore. Impossible de ne pas esquisser un sourire attendrit devant une telle scène. De ne pas me dire qu'ils ont dû beaucoup travailler pour ces résultats et que, même de mon point de vue, ils méritent de s'enjailler. Je me permets de sortir de ma cachette puisque, de toute façon, il le faudra bien. En chemin je croise le duo, Hel me devançant tout juste avec entrain. Mon sourire est sincère, mes mots aussi.

« Bien joué. Si c'était une compétition, et que je ne participais pas, j'aurais voté pour vous deux. »

Le meilleur compliment que je puisse lui faire en somme, aussi injuste que ce soit pour les deux autres. Espérons qu'ils ne m'aient d'ailleurs pas entendu, même si c'est un peu tard pour cela. Qu'importe.

Il est mon tour de m'avancer sur scène à présent et, de ce fait, mon attitude change. Je ne suis plus l'organisatrice. Je ne suis plus Cali Cobalt. Je ne suis même plus coordinatrice. Je suis simplement l'artiste. Je suis le coeur au bord des lèvres, la douleur, l'émotion. Dans le silence je m'avance vers le milieu de la scène, le visage impassible, les yeux perdus dans le lointain. Pour ce numéro j'ai choisi de débuter au sol. Alors je rejoins le bois, allonge les bras avec grâce et croise les poignets, laisse ma joue se coller à la surface qui m'accueille. Il y a un flottement, un moment d'attente avant que ne s'écoulent les premières notes du piano. C'est commencé.


Le spot retrouve la silhouette de Hel, ma givrali, qui fait son entrée sur scène à son tour. Ses petits pas suivent le tintement de la musique et elle s'arrête à quelques pas de moi, allonge le cou pour flairer l'air du nez avant d'effectuer un attaque implore. Mon corps s'éveille, l'une de mes jambes décrit un grand arc de cercle, orteils pointés, alors que mes bras s'ouvrent, éclosent telle une fleur matinale.


Heureuse, ma givrali gambade autour de moi, saute avec légèreté alors que je la suis du regard, que ma main imite sa trajectoire. Envieuse, ma jambe se tend, se dresse en l'air jusqu'à s'appuyer contre ma joue. Non, ce n'est pas comme cela que l'on se lève. Le genou se replie, l'autre jambe se prépare et, dans un mouvement agile, me propulse vers l'arrière. Je quitte le sol dans ma pirouette, tout en douceur, une jambe à la fois comme en grand écart. Lorsque je touche à nouveau la scène c'est du bout des pieds, atterrissant sur mes pointes, une à la fois. Le reste de mon corps se redresse et je fais mine de reculer à tous petits pas, en déséquilibre alors que mes bras dansent en une timide recherche de stabilité. C'est le moment que choisi Hel pour courir derrière moi, repasser à l'avant et sauter à nouveau, me montrer l'exemple. Alors je prends mon élan, effectue un saut de chat à sa poursuite pour son plus grand bonheur. Ce n'est pas grand chose, surtout pour moi. Et ça n'a probablement pas le côté tape à l'oeil des numéros d'avant. Pas pour l'instant.  


Mais la musique m'interpelle, me rappelle pourquoi je l'ai choisie. Pourquoi elle m'a touchée. C'est parce qu'elle me fait penser à lui, presque cinq mois après notre dernière rencontre. Notre dernier au revoir. Notre dernier baiser. Je me demande s'il va bien. Je me demande si, avec tous les gens dans cette audience qui me regardent, qui m'enregistrent, est-ce que mes sentiments se rendront jusqu'à lui ? Seront-ils réconfortants ? Douloureux ? Son visage sera-t-il illuminé de ce doux sourire qui me hante encore ? Dans l'incertitude je trouve ma bravoure, prend un élan pour m'envoler en un saut de basque sur lequel j'enchaîne immédiatement un grand jeté, passant par-dessus ma givrali qui s'extasie de me voir danser.


Je profite de ma position pour lancer un manège, soit traverser toute la scène en décrivant un grand ovale, enchaînant pirouettes et sauts tout en libérant le premier de mes deux pans de tissu. Il doit bien faire deux mètres de long et, de mon bras, je le guide pour le faire complémenter mes mouvements, embrasser mes pirouettes et me suivre avec élégance et grâce. J'en suis à la moitié de mon tour de scène lorsque le second suit l'exemple du premier et, lorsque j'atteins le milieu de la plateforme de bois, je suis entourée de tissu bleu nuit. Je guide l'un de mes voiles vers le haut, l'autre vers le bas, et ma renarde bleutée s'amuse, glisse sous le premier et saute par-dessus le second.  


Je fais volte face tout en musique, allonge les bras pour agripper le bout de mes draps de soie et, y voyant le signe dont elle avait besoin, Hel libère un puissant vent glace qui s'engouffre dans mes voiles et les fait gonfler en une brise hivernale qui menace de me faire m'envoler. Le givre recouvre l'organza, s'y colle et la fait briller de mille feux sous les projecteurs telle une multitude de diamants brodés au tissu. Moi aussi je le subis ce vent. Mes bras sont nus, mes épaules tressaillent et le bout de mes doigts se rougit en contraste avec ma peau de porcelaine. C'est froid. C'est douloureux, aussi. Mais ça ne m'arrête pas et la chanson s'emporte. Et moi avec elle.


Les coups de la batterie font exploser mon coeur et mon corps. Dans ma vulnérabilité, ma fragilité, je menace de me fracasser au sol telle une ballerine de cristal. Je ne veux pas y croire, mais je le sais. Je ne le reverrai plus jamais. Je souffre. Je pleure aussi, je crois. Et ça me déchaîne. Fini les pas de ballerine, la douceur lyrique. Je transitionne vers un nouveau style plus brouillon, plus violent. Je fais des voltefaces en faisant claquer agressivement mes tissus dans l'air, libérant une poussière de neige à chaque revirement. Je me jette presque au sol, roule et me relève comme en proie à la panique. À une fuite qui ne va nulle part.


C'est au tour de l'attaque météores d'être lancée en ma direction. L'un des projectiles me heurte à la cuisse, m'arrache une plainte couverte par les supplications de la chanteuse de ma pièce d'accompagnement. Les étoiles se tissent à mes mouvements, s'engouffrent dans mes embardées et mes pirouettes devenues désespérées. J'en perds le sens des directions alors que je sens trembler le bois sous moi chaque fois que je frappe le sol. Je pourrais le briser, j'en suis persuadée.


Je me noie dans mon étoffe faite de nuit. Disparaît au milieu de ce tableau de constellations glacées. Je me frappe le coeur, j'étouffe. J'agonise. Je tombe. Je danse. Je revis. Et, dans l'une de mes culbutes, une écharde me mord l'omoplate, s'accroche à moi comme le reste. Une plaie de plus dans un océan de malheur.


Est-ce que tu me verras danser ? Est-ce que mes sentiments se rendront jusqu'à toi ? Pourras tu constater cette peine que l'on m'interdit de crier ? Pourras tu sentir, dans la violence de mes mouvements, toute la colère qui m'agite ? L'amertume qui est, à ce jour, la seule chose qui m'anime encore ? Sens-tu dans ma façon de planter mes ongles dans mes paumes au travers de la soie à quel point je t'en veux de t'être fait prendre ? De m'avoir abandonnée ?


La musique retombe, chute d'un coup et moi avec elle. En un dernier geste de désespoir je lance le tissu de chaque côté de moi alors que mon corps se désarticule, se désassemble. Lorsque je m'immobilise, c'est pratiquement toute la scène qui est couverte de tissu glacial, désertée des météores brillantes de plus tôt qui s'éteignent en clignotements mourants. Ne reste plus que la douceur du piano, l'inquiétude de ma givrali. Elle revient vers moi, répète les mouvements du tout début. Son museau se tend vers moi et, de nouveau, elle implore. Exténuée, brisée, je trouve malgré tout le moyen d'allonger la main, de glisser mes doigts contre sa joue. Son front vient se presser contre le mien avec douceur, tendresse, et la dernière note se meurt enfin. C'est fini. Mon numéro est fini. Je l'ai fait.

Tout mon corps tremble de froid, de mal aussi. La petite langue rugueuse d'Hel se glisse sur mon visage et je réalise que, quelque part dans ma danse, j'ai commencé à pleurer. Ce n'est que là que je reviens sur terre, que je réalise. Il y a la foule. Tout le monde. Tous ces inconnus qui me fixent, qui applaudissent aussi, mais surtout qui m'observent. Me détaillent dans ma forme la plus fragile, la plus honnête. Je devrais me relever, faire la révérence. Mais je n'y arrive pas. Il me faudrait prendre le micro, rappeler sur scène les autres pour les présenter une nouvelle fois, remercier tout le monde. J'ai un devoir à faire, celui d'une Cobalt.

Je n'y arrive pas. Pas cette fois. Je n'y arrive plus.

Je me relève, m'essuie la joue du dos de la main et rassemble mes voiles. C'est le moment de prendre la fuite, de tourner les talons et d'abandonner la foule sur place parce que, au fond, je ne lui dois absolument rien. Je veux juste fuir, aller me cacher et pleurer. Hel couine, confuse, mais fini par se lancer à ma poursuite avec inquiétude. Et pour la fin ? Ça ne m'intéresse plus. N'importe qui d'autre peut s'en charger à ma place, je n'en ai plus rien à faire.

Je crois bien que c'est la première fois de ma vie que je quitte la scène comme ça, sans cérémonie, sans grands sourires et courbettes. C'est vraiment signe que ça ne va pas. Que je suis allée trop loin cette fois. J'ai exigé trop de mon corps, de mon âme. De mon coeur. Je renifle pathétiquement, ait envie de me cacher sous une table pour que personne ne puisse me voir. C'est honteux. Ça sort de nulle part. Non, c'est la chanson. C'est le numéro. J'ai fait une erreur en prenant quelque chose qui me faisait penser à lui. Je n'aurais pas dû. Si j'avais fait n'importe quoi d'autre alors la fin aurait été autrement. Mais il est trop tard à présent, ce qui est fait est fait.

Lorsque j'entends le froissement de l'entrée de la tente, je relève les yeux avec panique. Je dois avoir l'air d'un vivaldaim devant les phares d'une voiture. C'est la blonde, Perle. Mon instinct est d'avoir peur. Elle va me gronder. Me dire que je suis une déception, que je ne devrais pas m'être comportée ainsi. Que je dois me dépêcher de ressortir pour aller clôturer le spectacle. J'ai des obligations et je me comporte n'importe comment. Ce n'est pas digne. Je mériterais de me faire engueuler, de me faire juger. De me faire rire à la figure. Mais non. À la place elle sourit avec gentillesse, pas la moindre trace de reproche en son être. Et elle pose, sur mes épaules tremblantes, sa jolie veste de spectacle. J'ai du mal à y croire, mais il le faut bien. Je me rattrape alors qu'elle semble déjà prête à m'abandonner là. Arrive à formuler un merci silencieux du bout des lèvres.

Une fois de nouveau seule, je me donne deux ou trois petites tapes sur les joues, pour me forcer à redescendre sur terre. Je dois retrouver mon aplomb, me reprendre en main et aller régler la situation que j'ai lâchement abandonné. Sauf que ça aussi elle s'en occupe. J'entends sa voix s'élever des haut-parleurs, raconter plus ou moins ce qui était prévu, dans les grandes lignes. Maintenant je me sens carrément mal et, surtout, je me sens incroyablement redevable. Il faut au moins que je lui rende sa veste, mais pas que. Un autre souvenir me revient, lointain. Celui d'une représentation de ballet qui date d'il y a plusieurs mois à présent et ce qui avait suivit. Ça me donne une idée folle. Peut-être que, cette fois-ci, je ne suis pas obligée de rentrer directement chez moi. Peut-être que, pour la seconde fois, je peux plutôt en profiter pour former une amitié, me rapprocher de quelqu'un. Voilà ce que j'ai en tête lorsque, au pas de course, je rattrape la petite silhouette blonde qui se préparait à prendre la fuite.

« Perle ! Attends ! »

Je retire la veste au fur et à mesure que j'avance, faisant de mon mieux pour la plier approximativement. J'ai encore froid, ma peau est encore rougie par endroit et je tremble encore un tout petit peu, mais ce n'est pas important. Ce qui compte c'est que je réalise que, si elle veut quitter les lieux aussi vite, c'est probablement parce qu'elle est attendue ailleurs. Qu'elle doit avoir des choses à faire. Des gens à aller retrouver. Probablement que, contrairement à moi, elle a quelqu'un dans son entourage personnel qui est venu la voir et qui n'attend que son arrivée pour la féliciter. Alors je m'embrouille un petit peu, coupée dans mon élan par la gêne de ne pas y avoir pensé plus tôt.

« Tu allais oublier ça. Et merci, pour les annonces... Je suppose que tu t'en vas retrouver quelqu'un ? Ça aurait pu être sympa, sinon, d'aller... Enfin... Laisse tomber, tu es attendue pas vrai ? »

Je m'attends sincèrement à ce que ma proposition soit refusée. Elle a sans doute mieux à faire, des gens de meilleure compagnie à aller retrouver. C'est ce qui serait normal, au fond. C'est moi qui sors de nulle part là avec ma pseudo invitation qui n'avait probablement rien d'attirant. Autant dire, donc, que je fus surprise lorsqu'elle me renvoya la balle. Un café ? Elle n'était attendue par personne ? Ça pour une surprise. J'espérai vaguement qu'elle n'avait pas effectivement des projets qu'elle cancellait sur le tas sans avertir juste pour bien paraître devant une Cobalt. Ça m'aurait gênée à dire vrai, mais ça ne semble pas être le cas. Elle reste rayonnante avec son apparence de sincérité et son envie de manger des pâtisseries. Ça me donne faim, malheureusement. Puis elle n'a pas tort sur un autre point : une boisson chaude pourrait me faire du bien.

« Allons y alors. »

Je n'y crois pratiquement pas. Je me suis trouvée une amie pour aller manger un morceau après une représentation ! Enfin, le mot est probablement vite dit, mais quand même. J'en connais un qui serait si fier qu'il aurait la petite larmiche au coin de l'oeil là. Et, mine de rien, ça me fait sourire un peu plus facilement. Un peu plus sincèrement. Je prends quand même le temps d'aller enfiler des vêtements de ville et, aussi vite que ça, nous sommes en route vers le fameux café à la devanture toute en douceurs. Ça me fait sourire, d'ailleurs, de voir la blonde s'extasier pour un détail comme la pancarte alors que, en théorie :

« Je pensais que tu étais déjà venue ici ? »

Que je dis pour gentiment la taquiner sur ses réactions qui donnent l'impression d'une découverte plus que du retour d'une habituée. Au moins c'est divertissant, même si une part de moi se demande encore si elle est vraiment comme ça ou si elle n'en mets pas un peu plus que nécessaire pour bien se faire voir ou, plus bêtement, par simple nervosité. Seul le temps nous le dira et, dans l'immédiat, je dois surtout corriger l'aimable serveur qui offre de préparer notre table.

« Oh...! Quatre pokémons. Je vous prie. Quoi que l'une d'entre eux n'a pas besoin de siège. »

Même si j'aimerais bien les voir essayer de trouver une chaise assez solide pour supporter une Nidoqueen, j'avoue que je préfère encore me montrer accommodante. Et, puisqu'on parle du loup... On nous guide jusqu'à la table et, une fois sur place, je suis devancée par Hel qui saute sur la banquette la première, trop contente de pouvoir se prélasser sur une surface confortable. Il fallait s'y attendre et je pense bien qu'elle ne sera pas la seule preneuse, mais passons. La première à sortir de sa balle est, justement, Echidna. La reine bleue semble s'étirer, baillant comme si elle se réveillait. J'en profite pour lui caresser gentiment l'encolure pendant que ses grands yeux s'affinent en découvrant Perle et Arashi. Vu qu'elle est habituellement assignée à ma sécurité, appelons ça une déformation professionnelle.

« Ça va, Echidna. Ce sont des amis, pas vrai ? »

Je demande confirmation à Perle pour lui laisser la chance de se présenter du même coup et d'ainsi apaiser les suspicions de la Nidoqueen qui, de là, peut simplement se détendre et elle aussi profiter du moment. De là il ne manque plus qu'un seul invité. Un petit prince tout droit venu des enfers qui apparaît sur la banquette avant d'immédiatement sauter sur la table, faisant fit de la politesse pour mieux s'allonger les jambes et jeter un regard de dédain en direction de notre compagnie du jour.

« Ça te tuerais de faire preuve d'un peu de savoir vivre, Lucifer ? »

Je l'attrape et le repose sur la banquette aux côtés d'Hel, non sans me faire jeter quelques miaulement plaintifs criant à l'injustice. Ce n'est qu'après tout ce cirque que je suis en mesure de porter attention à ce que dit Perle à propos du menu et aux suggestions qu'elle me fait. Le chocolat chaud c'est mort, il doit y avoir beaucoup trop de calories là-dedans et je dois faire attention. J'ai un shooting photo la semaine prochaine et, du coup, je dois absolument faire attention à ma ligne. Les gaufres ? Ah ! Juste d'y penser j'ai l'impression d'avoir pris trois kilos, c'est hors de question ça aussi. Mais je ne veux pas non plus donner l'impression de ne pas prendre ses recommandations au sérieux, ce ne serait pas très poli de ma part. Alors, lorsque le serveur revient, je passe finalement commande.

« Pour moi ce sera un thé fragilady, deux soucoupes de lait et une grande salade sans la vinaigrette. »

J'ai une petite pensée pour Emily et Robin. Je me demande si, dans l'arrière-boutique, ils gardent des criquets pour les petits clients amphibiens difficiles. Enfin, je n'ai pas le temps de rêvasser longtemps puisque, comme mué par l'urgence, un certain chat m'a escaladé l'épaule, puis la tête, et pointe férocement le menu de sa petite patte tout en miaulant à s'en tordre l'oesophage. Mais ?! Une gaufre ?? Lucifer veut une gaufre ? Non... Il veut me forcer à en manger une, pas vrai. J'ai un sourire gêné alors que je récupère le chat de sur moi, essayant au mieux de le faire taire.

« Désolé pour ça... C'est tout pour moi. »

Je crois bien qu'il vient de se laisser tomber la patte au milieu du visage en faisant un soupir dramatique.

Je suis soulagée d'avoir pu passer ma commande et, surtout, de voir que l'Astérope ne semble pas se formaliser de la conduite ridicule de Lucifer. Elle se concentra plutôt sur son menu et entreprit de commander... L'intégralité de ce qui était proposé ou quoi ?! Bon probablement pas, mais c'était l'impression que j'en avais. Sans compter qu'elle était toute seule avec son Lixy pour avaler le tout. Si quelqu'un avait été forcé de deviner sur la base de nos commandes respectives, c'est sans doute à elle qu'ils auraient attribué la plus grosse équipe Pokémon. Enfin, ce n'était pas gentil de la juger sur la base de son repas gargantuesque surtout si, en retour, je ne voulais pas qu'on me fasse les gros yeux pour mon unique tasse de thé. Puis, mine de rien, mon attention était demandée ailleurs.

Sociable et n'attendant pas qu'on lui montre la voie, Perle prenait les devants de la conversation. Comme ça Lucifer a bel et bien retenu son attention. Bon, le contraire aurait été surprenant je l'admets. Au moins je suis contente qu'elle y voit un lien fort entre nous plutôt qu'un Pokémon malheureux qui se rebelle contre mes choix de collation pour notre petite équipe. J'acquiesce donc à sa question, me permettant de sertir de gratouilles le petit front poilu de mon bébé rien qu'à moi. Bien que boudeur, il se laisse faire.

« De nombreuses années, oui. C'est que... Mon père avait un Persian. Puis l'un de mes grands frères a eu son propre Meowth et, de fil en aiguille, j'ai voulu le mien. Il y a simplement eu... une erreur de communication je pense, et l'on m'a offert un chat de la variante d'Alola. Enfin, maintenant j'en suis bien heureuse. Je ne m'imaginerais avec aucun autre gros bébé à sa maman que mon joli petit Lucifer adoré que j'aime de tout mon coeur. »

Allez c'est bon, il me pardonne pour l'instant et vient se rouler sur mes cuisses en faisant des ronrons. Ça c'est mon petit Lucifer rien qu'à moi. Ahem. Je suis en public. Je dois avoir l'air bien débile là tout de suite de m'adresser à lui comme à en modifiant ma voix et en lui faisant ses petites caresses préférées. Du coup je me râcle la gorge, détourne les yeux. Puis, de toute façon, je préfère encore qu'elle s'attarde sur mon petit numéro plutôt que de me poser des questions sur mon père que je ne mentionne habituellement jamais.

« Et de ton côté ? Arashi est-il ton seul Pokémon ? Est-ce que tu prévois en adopter d'autres ? Je connais de bonnes adresses si tu veux, puisque je fais souvent de la charité pour les refuges de la région. Enfin, il ne faut pas se forcer à adopter des Pokémons, mais puisque tu fais de la coordination... Je me dis que ça peut être compliqué avec une équipe limitée. »

Pendant que le serveur est là, et qu'il me regarde avec insistance, j'en profite pour lui faire rajouter des poffins à ma propre commande aussi, pour mes Pokémons. On ne va pas dire que j'avais totalement oublié que ça existait, parce que je ne serais pas du genre à faire ça, mais disons que peut-être que ma petite voix interne qui écrit mes monologues, elle, avait totalement zappé. Bref. L'important c'est que l'employé part et nous laisse à notre conversation qui va bon train. Surtout que, par chance, Perle ne commente rien de plus sur mon père et sur l'acquisition de Lucifer. À la place elle répond à mes propres interrogations, confirmant qu'Arashi est son premier Pokémon et qu'elle attend d'avoir le coup de foudre avant d'en adopter un autre. Belle façon de le dire.

« Je suppose que c'est une bonne chose au fond. C'est l'un des bons côtés de cette Nova Existência : l'incitation à voir les Pokémons comme des compagnons uniques qui méritent notre attention et qui suffisent en eux-mêmes plutôt que de chercher à en adopter le plus possible juste pour bâtir une équipe de compétition. »

L'un des bons côtés parmi une myriade de défauts d'exécution, mais passons. Ce n'est pas le genre de chose que moi, fille de Lilith Cobalt, ait le droit de dire de vive voix à une personne que je ne connais encore que très peu. Et surtout pas dans un lieu public. Quant à cette pointe de compétition, cette demande de ne pas devenir un star imbattable d'ici à ce qu'elle m'ait rattrapée... Ça m'amuse. Vraiment. C'est la première fois que l'on me traite comme ça plutôt que de simplement me dédaigner de loin et prendre pour acquis que, de toute façon, mon nom fera le plus gros du travail à ma place. Pour cette raison, d'habitude, personne ne m'offre cette opportunité de faire compétition, de me prouver vraiment. Évidemment que j'ai envie de saisir cette occasion.

« Qu'est-ce qui te dit que ce n'est pas déjà le cas ? »

Que j'ajoute avec un sourire malicieux, un peu fier, avant de prendre une gorgée de mon thé qui vient justement d'arriver. Enfin, d'essayer de prendre une gorgée de thé parce que ce serait si classe pour ponctuer ma phrase. Le soucis c'est que, le thé, c'est chaud. Alors je dois redéposer la tasse immédiatement, mon joli visage se tordant de douleur et mes yeux se mettant à pleurer un tout petit peu pendant que ma langue souffre d'avoir été brûlée. Pour la crédibilité on repassera.

« D'accord... z'ai peut-être du zhemin à faire... »

Au moins, vu que notre commande est arrivée, tout ce joli monde est un peu distrait. Ma team, et surtout Hel qui a bien mérité sa collation, était affamée et profite allègrement de ce qui nous est apporté. Finalement Perle avait eu raison de nous amener ici puisque tous semblaient heureux de leur butin. Il n'y avait que moi, la délicate mademoiselle Cobalt, pour souffler sur son thé avec retenue plutôt que d'engloutir des tonnes de sucre, et donc de calories, comme le reste du groupe. Puis, toujours aussi curieuse d'en apprendre plus à mon sujet, l'Astérope revenait à la charge avec une nouvelle question. Parfait, peut-être que, le temps que je termine de parler, mon breuvage aurait la chance de refroidir de lui-même.

« Je suis plutôt occupée à dire vrai. Puis en vérité je suis nouvelle aussi, dans la coordination. C'est simplement une activité que j'admire beaucoup puisque, pour moi, elle comporte les bienfaits des combats de jadis sans pour autant mettre à mal qui que ce soit ou présenter de risque physique pour les principaux acteurs de ces performances : les Pokémons. C'est pour ça que j'aimerais populariser d'autant plus la coordination, pour que les gens de Cinza aient une alternative légale et pacifique aux activités d'autrefois. Mais de manière plus générale j'ai commencé le mannequinat il y a plusieurs mois alors je pose pour plusieurs marques, dont la marque Cobalt bien sûr, et participe parfois à des défilés. Et dans mes temps libres j'aime m'impliquer dans la charité et faire des entrevues. Justement j'ai commencé sur une nouvelle initiative pour encourager la poursuite de l'art, dont la coordination, chez les jeunes dans le besoin. J'espère que, comme ça, ils auront les outils nécessaires pour éviter de tomber dans... la face plus sombre de notre belle région. »

C'est trop évident que cette réponse est préformulée ? Que j'ai effectivement l'habitude des entrevues et des réponses politiquement correctes ? J'espère quand même que ça ne la découragera pas et que ça ne l'ennuiera pas de voir que, malgré ma bonne volonté, je suis tout de même qui je suis : une fille de riche à sa maman qui se plaît bien dans ses responsabilités et compte bien réussir haut la main ce qui est attendu d'elle.