Il y a des moments, dans mon métier, qui sont plus touchants que d'autres. En bien comme en mal d'ailleurs. Aujourd'hui, cependant, c'est une occasion joyeuse qui mérite d'être soulignée, fêtée. L'une de mes clientes estime aller mieux ou, en tout cas, assez pour voler de ses propres ailes. C'est donc notre dernière rencontre et j'ignore de quoi nous allons vraiment parler. Généralement il est surtout question d'avenir, de projets personnels et de nouvelles sur le quotidien de ces individus que j'ai aidés durant une passe compliquée de leur vie. Toutes les choses, en somme, avec lesquelles j'ai du mal. Non pas que ça me déplaise, je suis contente pour elle, vraiment. Je ne suis juste pas à l'aise.

Assise dans mon fauteuil habituel, je l'écoute me raconter ses projets pour le weekend prochain. Elle va aller je ne sais où avec son nouvel amoureux rencontré je ne sais plus comment. Tout ce que j'ai mémorisé c'est qu'ils ne vont pas durer longtemps. J'estime que les bases de leur relation n'est pas véritablement saine et, rationnelle et cynique comme je le suis, en plus d'être bien informée sur la psyché de ma cliente, estime qu'elle est en train de se changer un peu trop pour lui plaire. Sauf que ce n'est pas le genre de chose qui se dit généralement. J'ai tenté de le faire, gentiment, mais au final je devais apprendre à laisser certaines choses se passer. Elle avait besoin de faire ces expériences elle-même et, lorsque j'en avais discuté avec la secrétaire avide de potins du cabinet, elle m'avait traitée de rabat-joie. Vous ne croyez donc pas en l'amour, docteur Sullivan ?

« Non, effectivement. Je ne crois qu'aux processus chimiques du cerveau. »

Elle avait déchanté avant de rigoler, haussant les épaules. Je pense que cela voulait dire qu'elle commençait enfin à m'accepter. À se faire à l'idée que j'étais comme ça et, pour être honnête, ça m'avait rendue heureuse. Bref, retour au moment présent. Ma cliente venait de penser à quelque chose, juste avant l'heure du départ. Alors elle fouillait dans son sac, toute contente pour en sortir... Un oeuf ? Je m'étais attendue à des fleurs ou à des chocolats, quelque chose de plus classique. À la limite une carte que je pourrais laisser dans mon bureau. Un oeuf c'était toute une responsabilité.

Mais elle était si contente de me l'offrir, de me dire qu'elle savait que je saurais bien m'en occuper parce que je m'étais si bien occupée d'elle. Pour ma part je n'y voyais qu'un mauvais signe de plus. Qui va acheter un oeuf pour quelqu'un d'autre sans les consulter ? Surtout dans ce contexte politique qui demandait un pass pour posséder un Pokémon. Surtout qu'elle n'avait jamais même rencontré ceux que je possédais déjà. Non, elle était entrée en possession d'un oeuf d'une manière ou d'une autre, cherchait une façon de s'en débarrasser et c'était tombé sur moi pour du même coup éviter de devoir acheter un vrai cadeau.

« Merci, je suis très touchée. »

Et, dès qu'elle était partie, j'étais allée voir madame Townshend, au comptoir. La réceptionniste m'avait regardé avec ce que j'estimais être un air confus délibérément exagéré pour me permettre d'en tirer la conclusion appropriée : elle attendait des explications supplémentaires.

« Elle me l'a offert et je n'ai aucune intention de le garder. Pourriez vous l'envoyer au refuge le plus proche ? »

Une tâche ingrate, mais dont je ne me sentais pas capable de m'acquitter moi-même. Je m'en voudrais trop, réfléchissant déjà à la façon dont cette pauvre créature allait faire ses premiers pas dans le monde dans la solitude. Pas encore né et, déjà, il passait de mains en mains parce que personne ne désirait s'en occuper. Quelle vie injuste.