« Que tu parles ou pas ne change rien, je peux quand même lui faire briser un genou, pour faire passer le message. »

« Mais quel message ? Allen n'a rien fait qui mérite que tu lui fasse briser une jambe ! Je croyais que tu étais avocat, pas malade mental ! »

Auprès de qui suis-je en train de plaider ma cause ? C'est le seul, l'unique... Non, pas ce blandinet là. C'est un autre. C'est l'un de ceux qui ressemble encore plus à mon frère parce que, surprise, c'est mon frère. C'est bien tout mon problème d'ailleurs. Surtout que c'est le moins commode des deux. Celui qui, malgré nos différents occasionnels, ne rate pas une occasion de me surprotéger. Celui-là même que j'évite depuis quelques mois parce qu'il sait. Il a beau être borgne, il n'est pas encore complètement aveugle. Il me voit perdre du poids, cesser de sourire. Me mourir à petit feu.


« Tu crois que je ne sais pas reconnaître les signes ? Que des cas comme ça j'en ai pas vu passer des dizaines ? S'il t'a fait du mal... ! »

« Tu vas faire quoi, le tuer ?!! »

Son unique oeil valide me fixe, ne cille pas. Il maintient mon propre regard, laisse le silence qui s'installe parler pour lui. Un frisson me parcours la nuque alors que je me souviens. Que je retourne dans cette ruelle sombre et sale, pluvieuse. Que je revois Liam, fou de rage... Est-ce que mon frère serait capable de faire ça, lui aussi ? Je sais qu'il est protecteur, souvent trop. Que ça a, au fil du temps, causé nombre de conflits entre nous. Est-ce que je le crois capable de faire ça ? Lui, en tout cas, a l'air d'y croire. Assez pour que je flanche, que je lève le drapeau blanc.

« Il n'a rien fait. Il ne m'a pas touchée ou blessée ou insultée. Il— »

« Si tu dis ça juste pour le couvrir... »

« Mais non !! Écoute moi ! »

Je n'ai pas le choix. J'ai beau ne pas être enjouée à l'idée d'épouser Allen, je n'ai pas pour autant envie que le courroux de mon frère aîné ne s'abatte sur lui injustement. Comme je l'ai fait récemment, avec Isidora, je sors mon téléphone. La tête basse, je le laisse découvrir le cliché, le visage souriant de Liam. Il ne comprend pas tout de suite, se dépêche de poser d'autres questions. De faire son travail.

« Le sale... Ça a été pris quand ? Tu as été vue en sa compagnie ? Il t'a touchée de manière inappropriée ? »

« Je croyais que c'était ton ami à toi aussi, comme Donis ? »

« Je le croyais aussi et il a quand même eu l'audace de s'approcher de toi ! Je ne sais pas ce qu'il t'a dit ou ce qu'il t'a promit, mais ce type est en prison maintenant. Et même s'il ne l'était pas ! Tu ne peux pas lui faire confiance, pas les gars comme lui. C'est un coureur de jupon, quelqu'un qui n'est pas fiable, violent, dangereux— »

« Tu exagères là ! »

Son regard insiste pour lui. Je soupire, agacée. Qu'il est chiant celui-là. Mais je suis allée trop loin, autant poursuivre, continuer. Raconter dans les grandes lignes, en omettant bien sûr certains détails. Beaucoup de détails. Je n'allais quand même pas lui dire que Liam avait poignardé un homme pour me défendre. Quoi que, si je le faisais... Peut-être que ça plairait à Nyx en vrai vu que lui aussi l'aurait fait... Mais non ! Quand même pas ! J'hésite même à parler de nos sentiments mutuels. Hors de question, d'ailleurs, de parler de quoi que ce soit qui se soit passé sous la ceinture. J'ai l'impression que son faux oeil va lui sortir du trou juste à l'idée que notre relation soit devenue intime. À tous les coups ça ne rate pas.

« C'est un beau parleur et rien de plus, il t'a dit ça pour t'amadouer. »

« Nyxon !! »

« Puis qu'est-ce qui te dit qu'il a vraiment fait ce qu'il a dit, qu'il a vraiment arrêté de voir d'autres gens dans ton dos ? »

« MAIS TU VAS ME LAISSER FINIR OUI ?!! »

Je vais le taper ! Surtout s'il continue d'insulter mon Liam comme ça !! Mon Liam ? Je me renfrogne, me fait plus acide, mais je continue quand même. Je vide mon sac. L'état d'énervement dans lequel il m'a poussée fonctionne, me fait me livrer plus facilement parce que j'ai envie de lui clouer le bec, de le sidérer comme si c'était une vengeance. Vraiment il a le don pour me faire parler. Pour me faire lui décrire comment il est venu chanter sous mon balcon et...

« Non non non... Il t'a amenée.... Je vais le tuer. Il est où ? La prison de Borao ?! »

« Nyxon Mephisto Cobalt !! »

« La vieille chapelle, Cali !! La Cage ! Les Zekroms ! »

« J'ai pas parlé de chapelle... ? »

Il cligne des yeux, ouvre la bouche, la referme. Je brandis un index accusateur, mais aussi un peu victorieux.

« Je le savais !! J'avais mes doutes pour Adonis, mais en fait toi aussi ! »

« Ce n'est pas de moi dont il est question, mais bien de ton état à toi et de celui qui en est la cause ! »

On passe encore quelques minutes à se lancer des piques et à se chamailler, comme tous bons membres d'une même fratrie. Au final j'accepte de lâcher l'affaire et de continuer de raconter ce qui s'est passé parce qu'il recommence à douter de Liam, à remettre en question sa sincérité et à croire que c'est lui qui doit être blâmé dans tout cela. Mon choix de rester avec lui malgré tout, de prendre le risque parce que notre amour, pour moi, en valait la peine, est partagé lui aussi. Nyx est sérieux, je sens qu'il a envie de parler, de dire mille et une choses, de poser ses questions, mais il se retient parce que j'ai commencé à parler de la descente de Borao, en novembre dernier. Il acquiesce quelques fois, suis assez les actualités pour avoir les grandes lignes. J'évoque le deal avec Luciano dont je n'ai malheureusement pas les détails et, aussi, notre dernière rencontre. Nos adieux déchirants. Les revivre, même aussi longtemps après, n'est pas facile. Les larmes perlent, ma gorge se noue. Je m'attends à ce que Nyxon insiste, qu'il me pose plus de questions encore, mais non. Je lui découvre un côté plus doux, plus avenant, lorsqu'il voit que j'ai véritablement mal. Un côté presque paternel alors qu'il encaisse, qu'il me laisse exprimer ce qui a besoin de l'être sans sourciller. Qu'il se fait fort comme autrefois, lorsque notre père me manquait et que je n'avais personne d'autre à qui le dire. Au final...

« Est-ce que tu sais s'ils lui ont lu ses droits en l'arrêtant ? Si non, on pourrait le faire relâcher rien qu'avec ça. Puis il a le droit à un avocat, je suis d'ailleurs surpris qu'il ne m'ait pas encore appelé. Surtout qu'il devrait faire certifier son entente avec Luciano par notaire, s'il accepte. S'il collabore avec eux on peut au minimum gratter une réduction de sentence, peut-être même plus. Certains de ses crimes sont peut-être déjà hors d'atteinte pour le procureur, grâce au délai de prescription, et ça c'est s'ils ont vraiment les preuves auxquelles Luciano a fait allusion. C'est le procureur qui s'occupe de ça alors si Luciano y a vraiment eu accès et qu'on peut le prouver il y a moyen que ça se retourne contre lui. On pourrait même s'en servir pour discréditer toute l'enquête. J'espère que Liam a fermé sa grande gueule, mais le connaissant... On ne pourra pas jouer la carte de l'erreur sur la personne, il a dû tous leur faire bien comprendre que c'était lui le chef Zekrom. Après peut-être qu'on peut dire qu'il a prit le blâme pour le vrai chef ? Difficile à faire, mais pas nécessairement impossible. »

Je l'écoute avec attention, un peu ébahie. Je n'en reviens pas. Il est vraiment... ? Il va vraiment... ?

« Tu vas vraiment l'aider ? »

« Je ne peux pas lui en coller une pour avoir approché ma petite soeur s'il est en prison, n'est-ce pas ? »

Cette fois je me jette dans les bras de mon grand frère. Redevient une gamine, l'espace d'un instant, parce que ça fait tant de bien de l'avoir près de moi. D'avoir quelqu'un sur qui je peux compter vraiment. Il me caresse le dos, m'aide à me calmer.

« Et Allen, on en fait quoi ? Je peux toujours le faire disparaître, si tu veux. »

« Nyxon !! Non, je crois... Je devrais peut-être lui rendre la bague ? Je ne sais pas... On ne sait même pas si tu vas réussir à aider Liam. »

« Rien à faire. »

« Huh ?? »

« J'te laisse pas épouser un mec que t'aimes pas. Moi vivant ? Jamais de la vie. Allez, donne moi cette bague. Je m'en occupe. »

Je baisse les yeux vers ma main, m'interroge. Est-ce que c'est vraiment si facile que ça ? Toute cette souffrance, ces doutes, cette culpabilité d'avoir pris la mauvaise décision et d'avoir trahi Liam... Tout cela peut s'envoler juste comme ça, juste parce que je laisse Nyx se mêler de mes histoires ? C'est presque trop facile. Ce l'est, en vérité.

« Je vais le faire. Je vais aller parler à notre mère moi-même pour lui expliquer que mon imbécile de frère a décidé qu'on annulait tout. »

Sa grande main se permet de s'enfouir dans mes cheveux pour déranger ma jolie coiffure, s'attirant au passage quelques insultes bien colorées. Mais j'ai retrouvé le sourire pour la première fois depuis très longtemps. Aussi sincère, surtout.

« Je t'appellerai lorsque je serai à Borao et que j'aurai du neuf, d'accord ? »

« D'accord. Oh, et au besoin, contacte Elsa-Mina Viridis. Tu sais, la femme du défilé. »

Il ouvre la bouche et, à voir sa tête, je sais ce qui approche. Les questions, les doutes quant à l'allégeance de la blonde et je ne sais trop quoi encore. Au final je n'ai pas envie de l'écouter et de gâcher le moment. Alors je me détourne, lève la main pour lui dire de continuer à y parler à ma place. Je m'en vais, je le plante sur place, un regain de fierté dans mon pas. Abandonné à son sort, mon frère range les mains dans ses poches et soupire. Il n'est pas totalement rassuré, mais au moins, maintenant, il a une piste. Il a quelque chose à faire pour aider sa précieuse petite soeur. Il n'est plus totalement impuissant et ça, ça vaut tout l'or du monde.