La vérité ne compte pas : seul compte ce que les gens croient
Mémorable (adj.)
Qui est remarquable, digne d'être conservé dans la mémoire.
La Isicao, quelques jours après le Carnaval
Pâteux, Luciano se sentit se réveiller non sans une certaine difficulté qu’il ne se connaissait pas. Il fallait dire que le Carnaval de La Isicao et ses terribles évènements n’avaient pas manqué de l’ébranler et les épreuves physiques qu’il avait dû subir n’étaient rien comparées aux innombrables questions et inquiétudes qui s’en étaient suivies. Bien des maux et des difficultés promettaient de persister et Luciano aurait été heureux de réfléchir à des solutions s’il n’avait pas eu lui-même des problèmes personnel à régler. L’attaque du Tentacruel géant avait laissé sa Lougaroc dans un état pitoyable qui n'avait pas manqué d’étonner l’intendant, lui qui l’avait cru à l’abri loin des conflits. L’état de son pokémon à peine découvert, alarmé par le potentiel destin de la fillette qu’il avait confié à la Lougaroc, Luciano s’était hâté de contacter Léonie Valencia pour s’enquérir du statut de sa fille. Si les paroles de la jeune mère n’avait pas manqué de le rassurer quant à l’issue des aventures de la gamine, le récit de Valencia et les informations données l’avaient laissé perplexe, pensif : Gara ne devait pas ses blessures au Tentacruel ni aux épreuves qui lui avait permis de mettre la fillette en sécurité. Quoi alors ? Les entailles nettes et profondes qui zébraient le corps de la louve l’avaient finalement porter à croire que le chemin de Gare A Toi avait croisé celui de Corvus Eddarson et de sa maudite Airmure. Gara avait-elle tentée d’attraper le rebelle ? Luciano l’en croyait capable, oui. Si la Lougaroc en avait eu l’occasion, la louve n’aurait pas manqué d’intercepter celui qui, depuis un moment maintenant, était devenu leur ennemi, pas tant personnel que politique.
Non content de savoir sa Lougaroc blessée, Luciano avait également perdu Protecteur, son Elecsprint nouvellement acquis. Perdu était la version officielle, car l’intendant savait bien ce qui s’était passé : l’Elecsprint avait pris le large peu après son attaque à l’encontre du Tentacruel et Luciano ne l’avait plus revu depuis. Cumulés aux problèmes sociaux et politiques qui s’amassaient déjà à l’horizon, ces points noirs dans le déroulement des évènements mettaient à mal sa forme et son état général : s’éveiller encore fatigué ne l’étonnait pas, et c’était même devenu une habitude qui, il le savait, n’était pas prête de disparaître.
Un mal de crâne infâme, pourtant, lui bourrinait la tête sans qu’il ne sache pourquoi. La connaissance de l’heure et du jour lui échappait totalement et Luciano avait la sensation d’avoir bu à foison alors que ce n’était pas le cas … ou bien peut-être que si ? Non, Luciano le savait : l’intendant n’avait pas laissé le désespoir le gagner de la sorte, et cela l’inquiétait d’autant plus. Vieillissait-il tant que cela ? Laborieusement, l’intendant tâcha d’ouvrir les yeux, non sans un soupir qui trahissait toute la pénibilité de la chose. Lorsque enfin Luciano regagna un semblant de vue, un détail lui fit froncer les sourcils, s’attarda dans son esprit déjà bien encombré : le plafond était différent.
Le plafond. Pourquoi ne reconnaissait-il pas le plafond ?
L’information le laissa un moment dubitatif, et presque interpellé l’intendant se hasarda à observer l’environnement et les murs autour de lui. L’appartement non plus n’était pas le même et encore trop enfariné pour réagir, le puîné Viridis chercha une explication dans sa mémoire ; là encore, Luciano n’avait pas souvenir d’avoir découché cette nuit. Avait-il fini avec une fille, sans qu’il ne s’en souvienne ? Cette éventualité, qui donnait réponse à toutes ses questions, était alarmante : sans doute était-il temps pour lui de prendre un peu plus garde à ce qu’il buvait et prenait. Un mouvement léger trahissant une présence à ses côtés venait conforter cette théorie peu glorieuse et curieux vis-à-vis de celle qui avait su se glisser là, Luciano porta son regard sur le côté pour aviser si son trou de mémoire en avait au moins valu la peine.
Par la suite, dans sa poitrine son cœur fit un bond comme jamais.
Il fixa longtemps le corps encore endormis, incrédule, incapable d’y croire, avant de finalement détourner les yeux. Rêvait-il ? Luciano aurait bien aimé, mais son cœur soudainement affolé et la panique qui le gagna un instant lui certifièrent combien il était éveillé, et cette fois pour de vrai. Comme pour s’assurer qu’il ne se méprenait pas – comme si c’était possible – l’intendant jeta un deuxième regard à côté de lui, désespéra en découvrant sa première vision avérée, puis se mit à fixer le plafond à la recherche d’explications. Les couvertures ne couvraient qu’une seule partie de son torse dévêtu et l’intendant n’osait pas les soulever pour faire l’état des lieux. A la place, il tenta de faire le vide dans son esprit, chercha à apaiser le flot d’émotions qui l’avait gagné. D’un naturel calme, Luciano avait toujours su les contrôler et la surprise passée, son esprit, déjà, s’empressa de trouver une explication à cette improbable situation.
Une explication, oui, il y avait forcément une explication. Il y avait toujours une explication.
Il est des matins où il aurait préféré rester au lit. Bien entendu, il y a aussi des exceptions notables à cette règle. Ce matin en fait partie.
Franchement, les derniers jours ne me reviennent qu’au prix d’une grande concentration. Il me semble que les nuages de poussière qui se sont levés sur La Isicao n’ont pas quitté mon esprit. Ma vue sur ma vie s’est trouvée comme embrumée, et c’est d’une démarche hésitante que j’œuvre désormais dans la capitale que je n’ai pas osé quitter depuis les incidents. Malgré mon père qui me réclame à Pavlica. Malgré tout ce qui m’attend chez moi, mes responsabilités, le boulot, ma vie souterraine, je… Quelque chose m’a retenu ici, quelque chose que je tâche encore de comprendre pleinement. Entre les soirées bien arrosées, les entrevues à battre les cils devant les caméras et autres distractions éphémères je ne me suis pas autorisée à prendre un moment pour digérer les événements traumatiques d’il y a quelques jours. Pareil pour Tanzanite dont le silence ne devrait plus me surprendre désormais. Pourtant cette fois je le sens particulièrement taciturne, son œil habituellement si aiguisé comme retourné vers lui-même, vers des pensées qui au final demeureront impartagées. Pour ma part, j’ai du mal à poser les yeux sur lui sans revoir, dans un même temps, la silhouette désarticulée du char volant en ma direction, si près, si près, et avec elle le souffle de la mort.
On ne m’a pas appris à gérer un tel choc. Quand ma sœur a succombé aux mains de son cancer, j’ai bien cru que je n’aurais jamais à revivre pareilles émotions aussi vives. J’ai tout ravalé en pensant que ce serait plus facile. Sauf que là, y’a tout qui déborde. J’ai juste envie d’hurler sur le premier venu et mes humeurs m’ont déjà porté à de nombreux ennuis ces derniers jours. Alors j’avance sous le pilote automatique, convaincue que d’ici quelque temps je quitterai La Isicao, prête pour réintégrer ma vie comme si de rien n’était. C’est ainsi que vont les choses, non ? Il faut avancer. Pour le reste, tant pis. Je n’ai aucune intention d’entrer dans la gamique insensée de la thérapie. Je sais composer avec tout ça comme mon père me l’a si bien montré. Il n’y a que la faiblesse pour se perdre devant ses sentiments. Alors que d’autres s’apitoieront sur leur sort des mois durant, je vais plutôt faire passer le malaise avec une bonne dose de tequila jusqu’à ce que cette journée du carnaval ne soit qu’un souvenir tout aussi flou que mes derniers jours.
Cependant j’ai peut-être un peu abusé de ma potion magique la veille, puisque je m’éveille avec un esprit complètement embrumé, levant des yeux aveugles sur un plafond étranger. Je mets un moment à réintégrer mon corps et ses brutales sensations : celle tout d’abord d’un mal de tête qui enserre mes tempes, puis celle d’autant plus tenace d’une nausée qui n’annonce rien de bon. Il fait longtemps que j’ai pris l’habitude de boire, et la nausée ne fait plus parmi de mes lendemains depuis longtemps. Peut-être que j’ai mangé un truc pas frais avec ? Mon corps pâteux refuse de m’obéir et je roule sur le côté du lit en émettant un bruit qui devrait être humain, mais qui ressemble davantage à un Chevroum qu’on égorge. Lentement, je parviens à faire pivoter mes jambes et les extirper des couvertures. Les pieds dans le vide, je prends de grandes respirations en contemplant mes erreurs de la veille. Aucun souvenir ne s’impose à moi, ainsi j’ai espoir d’avoir passé un bon moment puisque là tout de suite, ce n’est pas le cas du tout. Je peine à avaler ma salive, une espèce en voie de disparition dans ma gueule, et de convaincre mon estomac de ne pas tout déverser sur le plancher.
Une légère tension et le son feutré de la peau contre la couverture me font me retourner avec lenteur. En plus d’avoir clairement abusé des bonnes choses, je me suis aussi aventurée sur les voies des désirs charnels hier soir semble-t-il. Chose courante avec moi; mais je croyais tout de même avoir retenu ma leçon après la dernière fois. Réveillée en pleine forêt, j’ai eu des moments plus rutilants que celui-là et me voilà coincée dans une situation similaire. La sagesse n’a malheureusement jamais fait partie de mes cordes et m’en voilà encore une fois convaincue. Curieuse de savoir sur qui j’ai jeté mon dévolu la veille, je pivote donc au prix d’efforts qui me paraissent surhumains au vu de mon état. Mon regard croise celui de la personne à mes côtés, et un instant j’ai une expérience hors de mon corps, comme il y a quelque jour face au «Poulpinator». J’observe, dubitative, Luciano Viridis à mes côtés dans ce lit soudainement beaucoup trop étroit. Sa présence à mes côtés est si surréelle que j’en éclate presque de rire.
Visiblement, mon esprit me joue des tours après une consommation excessive de je ne sais quelle substance qui anime encore mon cerveau d’hallucinations vives. Une étincelle amusée passe dans mon regard violet alors que je dévisage ces traits sévères, cette longue chevelure blonde, ce torse nu à moitié dissimulé sous une la couverture, venant suggérer l’impossible. Franchement, j’ai fait des rêves plus étranges, mais celui-ci remporte la palme. Jamais un songe ne m’a paru si réel, si…
Tout à coup le mur de brume s’évanouit assez pour me permettre de formuler une pensée claire. Je réalise.
J’ai couché avec Luciano Viridis.
Aussitôt, je pense : impossible. Impossible, impossible, impossible. Je coucherais avec quiconque avant lui, vraiment. J’aurais été tentée de Poulpinator et de ses tentacules avant lui. Alors comment, même en étant complètement bourrée, me suis-je aventurée sur cette avenue ?
Je n’ai guère le temps de réagir que la panique qui s’installe progressivement en moi finit par avoir raison de mon estomac en cavale. Je quitte précipitamment le lit (où je n’ai plus aucun intérêt à me trouver de toute manière maintenant que je connais l’identité de mon partenaire de … eurk) et atteint juste à temps la salle de bain. Dans un bruyant haut-le-cœur, je rends tout ce que j’avais dans l’estomac, ce poison que nous appelons «alcool». Je m’affaisse ensuite contre le bord de la toilette, tremblante et mal, assaillie d’étourdissements. Je ferme les yeux en respirant profondément, en tentant de me remémorer la dernière fois où j’ai pu être malade ainsi. Avec ma santé de fer, je crois que la dernière remonte à plusieurs années. Heureusement, le plancher froid contre ma peau nue apaise les sensations désagréables, apaise mes nausées et le tournis qui m’a saisi quelques instants plus tôt. Je prends un moment pour simplement me reposer, étirant le bras pour faire disparaître le contenu de la toilette. J’essaie de faire du sens de ce qui s’est produit, confuse et mal, à considérer les scénarios possibles.
Luciano a-t-il mis quelque chose dans mon verre ? De toutes les possibilités, celle-ci m’apparaît la plus plausible. Mon estomac se serre douloureusement à la perspective d’avoir été manipulée voire pire. Je me redresse en tremblant toujours autant, cette fois tant du mal-être physique que de nervosité. Grave comme je ne le suis jamais, je me dirige vers l’évier afin de m’asperger d’eau froide et de rincer ma bouche. J’avale deux verre d’eau afin de réhydrater mon corps mis à mal et essuie les larmes qui ont perlé à mes yeux tandis que je me vidais l’estomac. Je tâche d’avoir l’air fière en réintégrant la chambre, dardant sur lui un regard tout aussi plein d’animosité que de méfiance. Je vais au garde-robe pour récupérer une robe de chambre dont je me couvre, désirant échapper à son regard sur mon corps plus juste couvert de mes sous-vêtements. Je prends ensuite place sur un des fauteuils, non sans avoir jeté un regard autour de moi pour repérer la balle de Tanzanite. Si je suis certaine de pouvoir m’en sortir s’il se décidait à m’agresser, je ferais moins la fière devant Gara, sa Lougaroc. Je préfère donc éviter la rencontre, ou tout au moins m’y préparer si elle doit survenir.
«Tu vas me dire ce que tu m’as fait, Viridis. Maintenant.»
Plus de Luci-chou, plus de provocation, plus de jeu. Seulement moi, sérieuse comme trop rarement dans ma vie, tachant de dissimuler la honte et la peur qui m’habitent bien malgré moi. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
La vérité ne compte pas : seul compte ce que les gens croient
Improbable (adj.)
Qui n'est pas probable, qui a peu de chance de se produire, qu'on pourrait croire impossible. Se dit d'une situation insolite, imprévue, impensable.
Improbable. Y avait-il mot plus approprié pour décrire la situation dans laquelle il se trouvait ? Sans doute pas. Allongé dans ce lit qui lui était totalement étranger, Luciano avisa du coin de l’œil l’enfant de Pavlica s’éveiller, profitant des dernières secondes de paix relative avant le cataclysme. Si Luciano était connu pour son sang-froid à toute épreuve, il en allait tout autrement pour Isidora Terren, qui avait hérité du sang chaud propre à la lignée de son père. Ce n’était là un secret pour personne et encore moins pour Luciano Viridis qui, sans la connaître intimement, connaissait les grandes lignes de sa personnalité ô combien singulière. Rester calme n’était pas dans sa nature et l’intendant le savait bien ; pourtant, contre toute attente, la première réaction de la jeune femme fut de rire, pour une raison qui lui échappa totalement. Trouvait-elle vraiment ça drôle, ou bien était-ce sa manière à elle d’accuser l’agression psychologique que représentait cette situation ? Luciano penchait pour la seconde option. Presque aussi soudainement, Terren quitta le lit pour la salle de bain où les vestiges de sa soirée eurent un bien funeste destin. Silencieux, le puîné Viridis l’observa se précipiter puis disparaître, davantage intrigué par son état que par la vue de ses courbes à peine cachées.
Alors que Terren rendait ce que ses tripes n’avaient pas su garder, Luciano glissa en dehors du lit, avisa la pièce dans laquelle il se trouvait. Certains détails ne correspondaient pas à ce qui était pour lui habituel et cela ne lui échappa pas : la manière dont était posé ses vêtements, l’absence de son téléphone sur la table de chevet, et même la qualité pittoresque de l’hôtel … non, rien ne correspondait, absolument rien. Et puis … où était Gara ? Où était la Lougaroc dont il ne se séparait jamais ? Un peu distrait par cette idée il mit du temps à se rhabiller, et le retour de Terren le prit au dépourvu : il n’avait pas encore remis sa chemise lorsqu’elle se pointa, pas vraiment dans un meilleur état que lorsqu’elle était parti. L’espace d’un instant, Luciano fut tenté de la titiller, de remuer le couteau dans la plaie : Isidora Terren ne gérait pas aussi bien le stress qu’elle voulait le faire croire … ou bien était-ce sa soirée trop arrosée qu’elle ne parvenait pas à assumer ? L’intendant se ravisa cependant. A quoi bon ouvrir les hostilités ? Et puis, il devait reconnaître qu’il ne se sentait pas lui-même au meilleur de sa forme … bien que mérité et de bonne guerre, se moquer d’elle aurait été petit, indigne de lui, immature.
De nouveau dans la même pièce que lui, Luciano lui accorda un bref regard avant de poursuivre son inspection des lieux à la recherche d’un objet bien précis. Bien plus que la situation elle-même, l’absence de Gara l’inquiétait. Où était sa ball, celle dans laquelle il ne la rentrait jamais ? La question de Terren le coupa dans son entreprise et un peu brusquement, l’intendant de Borao attrapa sa chemise qu’il n’aurait lui-même jamais laissé là … cette pièce était une mise en scène et l’homme avisé qu’il était ne pouvait plus passer à côté. Un peu irrité par l’absurde question de la gamine, Luciano se tourna vers elle, sa chemise enfin boutonnée.
« — Ce que je t’ai fait, moi ? » rétorqua l’intendant, s’indignant presque de sa question. La situation lui avait fait perdre le vouvoiement, lui qui y était pourtant si attaché « Réfléchis, Terren. Tu penses que je serais encore là si je t’avais fait quelque chose ? » lui demanda-t-il, agacé.
Bien sûr que non. Luciano Viridis était plus intelligent que cela et quand bien même Terren le détestait-elle, la jeune femme le savait pertinemment. L’intendant la fixa un moment à la recherche d’indices, de réponses, tout autant de choses qu’il ne trouva bien évidemment pas. L’instant passé, Luciano détacha finalement son regard d’elle pour fouiller les poches de son veston laissé par terre, qu’il eut le déplaisir de découvrir vide. Parce que se retrouver dans un lit avec Isidora Terren ne suffisait pas, il fallait aussi que ses clés de voitures et son téléphone soient manquants, évidemment, sans compter ses deux pokéballs désespérément vides. Où était Gare à Toi ? En présence d’Isidora Terren, Luciano tâcha de rester calme, de ne pas paniquer. Au lieu de cela, il se massa le front dans l’espoir de chasser le mal de crâne qui se resserrait sur lui comme un étau. Dans son esprit, l’intendant percevait les problèmes s’accumuler à une vitesse folle et s’il ne pouvait décemment pas tous les régler d’un seul tenant, il pouvait au moins éclairer certaines parts d’ombre et vérifier certaines vérités dont il aurait aimé ne pas douter. De nouveau il se tourna vers la fille de Pavlica, lui accorda enfin une attention franche. Appuyé contre l’un des meubles de la chambre, une pièce entière les séparait désormais et ce n’était pas plus mal au vu de la proximité dérangeante qu’ils venaient de subir.
« — Je vais te poser une question et cette question n’appelle qu’à deux réponses : oui ou non » déclara Luciano, qui commençait à la connaître. Il hésita à rajouter quelque chose pour appuyer sa consigne, mais l’intendant espérait la situation suffirait à la rendre docile « Est-ce que tu te souviens d’avoir fait … quoi que ce soit ? » demanda-t-il enfin.
Son visage était marqué d’une gravité qu’Isidora Terren n’avait jamais eu l’occasion d’apercevoir. Si son orgueil ne voulait pas en entendre parler, Luciano espérait, quelque part, que dans leur sobriété manquante tous les deux avaient finis dans ce lit de leur plein gré, car l’inverse impliquait une multitude d’éventualités qui effrayaient le politicien qu’il était. C’était improbable et dérangeant, mais c’était là la meilleure issue parmi toutes celles qui étaient possibles.
« — Parce que moi, je ne me souviens de rien » affirma-t-il.
C’était bien là son problème, celui qui lui faisait croire au pire. Ça, et tous les détails remarqués quelques minutes plus tôt … quelle était la dernière chose dont il se souvenait d’ailleurs ? Pas grand-chose. Il se souvenait d’avoir pris un verre avec quelqu’un dont l’identité lui échappait – étrange, lorsqu’on savait que Luciano Viridis n’accordait pas son temps à n’importe qui – et puis après, plus rien. Le vide total, le noir complet.
Je braque sur mon vis-à-vis un regard placide, beaucoup trop sérieux pour le caractère habituel que je témoigne devant lui. Plus de piques, plus de jeu pour susciter sa hantise, seulement un profond et véritable mépris. Je lui réserve la même attitude qu’à ceux qui osent venir à l’encontre de leurs engagements envers ma Famille. Les Terren ne pardonnent pas aisément les offenses qui leur sont faites. Si Luciano Viridis m’a fait quelque chose, il le paiera à fort prix. Peu importe son statut. La peur que cet instant m’inspire, le dégoût aussi qui émane de mes théories, m’ont figé dans une immobilité peu caractéristique. J’espère que les pans larges du vêtement dissimuleront les tremblements de mes membres. Je refuse de paraître faible face à lui, de lui donner quelque pouvoir sur moi. Si sa définition de prise de contrôle est de procéder par la triche, alors je serai fixée sur sa personnalité à tout jamais. Il aura fait de moi une ennemie capable des pires représailles. Cependant comme dans tout échange de business, je préfère pour le moment attendre et savoir de quoi il en retourne réellement avant de me prononcer. Une part de moi espère encore me tromper à ce sujet. Mon esprit embrumé et consommé par mes excès de la veille ne parvient toujours pas à formuler une meilleure hypothèse, de toute manière le connaissant il aura le siennes assurément.
Je l’observe tandis qu’il fouille dans ses vêtements et entreprend de se rhabiller. Mon œil avisé court contre son dos. Je l’avais toujours imaginé un sac d’os sans substance; il semblerait qu’à ce sujet je me sois trompée. À vrai dire, l’homme de Borao est plutôt bien bâti. Je n’avais pas réalisé qu’il était si grand non plus. Consternée par moi-même, je détourne les yeux en l’attente de sa réponse, toujours aussi en colère sinon plus. Respirer le même air que lui suffit à me mettre de piètre humeur, alors partager un lit avec lui ? Devoir converser seule à seule en sa présence ? Je me demande s’il ne s’agit pas de notre premier échange de la sorte d’ailleurs. Est-ce que tout ce temps il a nourri une sorte d’attirance malsaine envers moi ? Est-ce sa manière de m’humilier ? Brûlante de colère, j’ose à peine respirer de peur de déverser sur lui un flot d’injures. Je dois agir de manière stratégique si je veux obtenir des réponses. Évidemment, si celles-ci ne me satisfont pas, mon attitude changera du tout au tout.
Sans grande surprise, l’intendant s’insurge devant mes accusations. Je reste surprise devant le tutoiement. Semble-t-il que l’émotion lui a fait oublier son extrême politesse hypocrite habituelle. Je dois avouer que sa réponse n’est pas dépourvue de logique. Même qu’elle fait tout son sens. Il semble assez sincère pour que je le crois, et le nœud qui enserrait mes tripes jusqu’alors se défait doucement, venant soulager par le fait même la nausée qui m’étreignait toujours. Je prends une grande respiration avant d’aborder mon sourire en coin habituel. Ici davantage mécanisme de défense que véritable amusement, il irritera je l’espère mon interlocuteur. Je peux sentir que sous son attitude contenue se cache une véritable panique. Si elle est partagée, je préfère pour le moment mettre de côté mon indignation face à l’improbabilité de cette situation, pour profiter de ce rare moment plus vulnérable de sa part. Soudain il me paraît moins intimidant, ce qui nécessairement attise chez moi des désirs joueurs.
D’un mouvement nonchalant, je me redresse du fauteuil, laissant la robe de chambre beaucoup trop grande pour moi retomber de mes épaules et exposer ma gorge tandis que je me dirige à pas feutrés en sa direction. Je ne le regarde pas directement, effrayée que mon animosité contre lui et tout ce qu’il représente ne vienne corrompre mon courage. Finalement assez près, je redresse les yeux en sa direction et vient effleurer son torse de mes doigts, sourire joueur aux lèvres. Cette proximité me rend aussi inconfortable que lui probablement, mais je poursuis sur cette voie, surprise par la chaleur de sa poitrine. Moi qui le pensais à peine humain. Il semblerait que la peau sous sa chemise soit un peu plus agréable que ce que j’avais calculé au départ.
«Voyons, Luci, ne me dis pas que tu ne te souviens pas de notre nuit torride ?»
Nous savons tous les deux que je joue la comédie au vu de ma question de tout à l’heure, mais semer le doute dans son esprit ne serait-ce que quelques instants est mon objectif. Je me retire presque aussitôt pour contourner le lit et me diriger vers la propre pile de vêtements que j’aurais laissé là la veille. À vrai dire, je n’ai pas non plus souvenir. Je n’ai même pas mémoire de l’avoir vu pendant cette soirée alors… Les souvenirs me reviennent difficilement depuis la veille. J’abandonne la robe de chambre contre le lit et entreprends de remettre la robe que je portais. La robe de type «babydoll» est de couleur argentée et est très courte, comme la majorité de ma garde-robe. Je n’ai jamais craint d’exposer ma peau; pourquoi devrais avoir honte de ce dont la naissance m’a si gentiment graciée ? Non, ce serait ingrat de ma part de tout conserver pour moi, et encore une fois hier soir mon accoutrement a attiré bien des regards.
«Rêve pas, Viridis. Dans aucun monde, même complètement bourrée, tu arrives à séduire une femme comme moi.» je fais par pure provocation. «Je ne sais pas pourquoi nous en sommes là ce matin, mais une chose est claire, tu n’as pas goûté à mon fruit interdit hier soir.»
Et je me mets à sourire, reprenant mon insolence habituelle. L’intendant de Borao se plaît à ne rien laisser paraître derrière son calme glacial, je suis plutôt d’un autre genre. Tout de même, malgré ma nonchalance, la situation me fait intérieurement rager et douter. Même si je l’affirme avec autant de certitude, est-ce possible que nous ayons… ? Non, d’aucune façon l’homme ne m’a montré ce genre d’intérêt et je connais mes sentiments de ce côté. Prendre mon pied aurait peut-être aidé à évacuer une part de cette frustration que je ressens depuis l’attaque du Poulpinator, mais quand même, pas avec un homme que je déteste. Ces derniers jours, je n’ai été en mesure d’endurer personne, provoquant des conflits partout où je mets les pieds. Croiser mon ennemi à une soirée et finir dans son lit me paraît donc tout bonnement impossible. Sauf que comment expliquer notre présence ici, à moitié nus alors ?
«Je ne me souviens pas de grand-chose, sinon. Des bribes, par-ci, par-là. Mais pas d’avoir eu le déplaisir de te croiser avant de te trouver dans mon lit ce matin.»
Je vais au miroir posé contre le mur à mes côtés pour replacer ma chevelure. J’aurais bien besoin d’une douche, et d’un peu de sommeil. Tendue, je tente de replacer mes mèches dans un ordre acceptable en faisant mine d’oublier l’étranger qui se trouve dans la pièce. Franchement comment j’en suis arrivée là ?
La vérité ne compte pas : seul compte ce que les gens croient
En guise de réponse, Terren afficha un sourire en coin que l’intendant lui connaissait bien, celui-là même qu’il détestait tant. Qu’est-ce qui l’amusait au juste ? Avait-il manqué un épisode, celui où leur histoire se muait en comédie burlesque ? Ou bien la gamine était-elle juste idiote, au point de ne pas saisir toute l’ampleur de la situation ? Luciano ne lui avait-il pas posé une question simple pourtant ? Déjà, l’intendant percevait l’agacement le gagner. De toutes les potentielles partenaires d’infortune qui s’offraient à lui, pourquoi avait-il fallu que ce soit elle ? Luciano n’eut pas le temps de fulminer d’avantage que, toujours sans un mot, la jeune femme se leva, quittant le fauteuil qui l’avait jusqu’à présent accueillit. Trop grande, la robe dans laquelle elle s’était réfugiée lui fit défaut – ou bien le fit-elle fait exprès ? Luciano n’en était pas certain – et les épaules mise à nue, la gamine s’avança vers lui, rompant lentement mais surement la distance qui les séparait. L’intendant la suivit du regard, incertain … elle n’allait pas s’approcher quand même, si ? Bien sûr qu’elle s’approcha et chaque pas qu’elle fit venaient mettre à mal ses propre limites, les repoussant toujours plus. Elle s’approcha finalement si près que Luciano dû baisser les yeux pour continuer de la fixer et interdit, il ne cilla pas même lorsque le regard de la jeune femme se leva vers lui. Toujours affublée de son maudit sourire en coin, elle vint frôler de ses doigts sa poitrine dans un mouvement que Luciano aurait aimé ne pas savoir si audacieux. L’intendant aurait dû réagir et l’arrêter bien avant que le contact ne se fasse, mais quelque chose l’avait fait se figer et immobile, il la laissa faire pour une raison qui lui échappait encore. A quoi jouait-elle ? Tandis que les doigts d’Isidora parcourraient la peau de l’intendant dans un mouvement qui sembla durer une éternité, un doute s’immisça dans l’esprit du puîné Viridis … et s’ils l’avaient finalement fait ? Tout, absolument tout en lui détestait cette gamine prétentieuse … mais alors, pourquoi se surprenait-il à accepter son contact ? Pire même, une part de lui l’appréciait indéniablement. Une colère intestine l’envahit finalement, sans vraiment savoir ce qui la provoquait. Cette colère se tournait-elle envers Terren, qui avait osé s’immiscer sans gêne dans son espace personnel, ou bien envers lui-même ? Son manque de réaction plus que le geste lui-même était parvenu à le faire douter, lui qui avait pourtant été si certain de ce qu’ils avaient fait ou non.
Lorsqu’elle s’éloigna enfin, Luciano se sentit de nouveau respirer. Avait-il cessé de le faire pendant tout ce temps ? Il fallait croire que oui. Une inspiration plus ample que les autres lui permit de regagner un semblant de lucidité, lui qui cherchait désormais à dissimuler son trouble sous le masque d’une désapprobation apparente. Toujours immobile, Luciano suivit Terren du regard jusqu’à l’autre côté du lit, où elle abandonna sans vergogne la robe de chambre qui la recouvrait jusqu’alors, laissant la lumière éclairer sa peau, nue en grande partie. En d’autres circonstances, Luciano n’aurait pas manqué de détourner le regard, par respect plus que par gêne. Aujourd’hui ? Parce que c’était là pour lui le juste retour des choses après ce qu’elle lui avait fait, l’intendant se contenta d’observer ce qui s’offrait à lui, tout en reboutonnant distraitement sa chemise jusqu’en haut du col. Il y avait dans le comportement de Terren une cohérence qu’il peinait à comprendre, une logique qu’il ne parvenait pas à déceler. Son arrogance était-elle vraiment la seule raison de toute cette mise en scène, de tous ces gestes aguicheurs dont elle le gratifiait depuis ces derniers instants ? Luciano préférait ne pas trop se pencher sur la question … la situation n’était-elle pas suffisamment compliquée comme ça ? Décontenancé, l’intendant leva finalement les yeux au ciel en découvrant sa robe de soirée, à peine plus couvrante. Quittant du regard le bien étrange spectacle qu’il aurait préféré ne pas tant apprécier, Luciano terminait d’ajuster son vêtement lorsque la jeune femme le gratifia d’une remarque acérée dont elle avait le secret … il la retrouvait bien là.
« — Heureusement que toutes les femmes ne sont pas comme toi » rétorqua Luciano « De toute manière, tu n’es pas une femme à mes yeux, Terren : tu es plutôt une enfant gâtée à qui tout vient tout cuit, et je ne mets pas les pieds dans les cours d’école » déclara-t-il, acerbe.
Ni les pieds, ni quoi que ce soit d’autres, mais l’intendant était trop poli pour faire allusion à ce genre de choses, en particulier en présence féminine, quand bien même se fichait-il bien de choquer Isidora Terren. Son adversité attisée, la situation le rendait acide, presque méchant, teintait ses paroles d’une vérité pas tout à fait sincère, en laquelle il ne croyait pas entièrement. Si Terren n’avait pas manqué de lui montrer qu’elle n’était plus du tout une enfant, celle qu’il avait jusqu’à présent connu restait à ses yeux une enfant, une enfant graciée par la nature certes, mais une enfant quand même.
« — Cependant, malgré toute l’aversion que cela m’évoque, il aurait mieux valu que ce soit le cas, Terren » poursuivit l’intendant. Oui, vraiment, Luciano pesait ses mots : il aurait mieux valu qu’ils l’aient fait, car le contraire impliquait des possibilités inquiétantes « Car si tu ne te souviens de rien, et que je ne me souviens de rien, alors nous avons un problème » assura-t-il.
Singulièrement, Luciano avait ignorer sa dernière pique à son égard. S’il aimait rendre à Terren la monnaie de sa pièce, la situation le préoccupait d’avantage que le petit jeu auquel ils s’adonnaient habituellement … et Terren avait plutôt intérêt à aller dans ce sens si elle ne voulait le voir perdre patience.
« — Certains détails me laissent à penser que nous n’avons pas fini ici de nous-même » expliqua l’intendant, qui jetait encore ça et là des regards inquisiteurs « Je ne choisirai pas un hôtel si pitoyable, même pour passer inaperçu » assura-t-il, et ce n’était là qu’un détail parmi tant d’autres. Abandonnant finalement l’examen de la pièce, Luciano se tourna vers Terren « Tu as ton téléphone ? » lui demanda-t-il.
Le sous-entendu ne laissait aucun doute : si par chance Terren avait encore le sien, Luciano le voulait. Devinerait-elle alors qu’il n’avait plus le sien ? Sans doute, peut-être. Cela lui importait-il ? Pas vraiment. Après tout, il n’était plus à cela près.
Ai-je réussi à troubler l’imperturbable Luciano Viridis ? Qu’a-t-il ressenti au contact tentateur de mes doigts contre sa peau ? Difficile de déchiffrer un homme tel que lui; de ma vie je n’en ai pas côtoyé beaucoup qui lui ressemblent (bien heureusement d’ailleurs). Cependant je connais la nature masculine et son désir premier, facile à exploiter en majeure partie. Voici le test qui me permettra de connaître la nature véritable du blondinet de Borao, ce que sous ses airs graves il garde enfoui. Oh, Luciano peut bien berner la population cinzane, j’ai toujours vu clair dans son petit jeu. Dans ses faussetés, dans son hypocrisie. Voilà qui attise en moi l’étincelle que je ressens nécessairement en sa présence : je vois en lui un défi à relever, un mystère à dévoiler. Que se dissimule-t-il derrière ses prunelles d’un bleu d’acier et sa sévérité irritante ? Le voir réagir est mon objectif absolu en sa présence et aujourd’hui ne fait pas exception, maintenant remise des émotions qu’ont suscité en moi mes hypothèses premières. Je n’avais simplement jamais même suggéré intérieurement de procéder de cette manière pour susciter chez lui cette réaction tant attendue.
Non, je ne connais rien de Luciano Viridis et de ses singulières pensées, cependant je peux sentir son regard parcourir ma peau tandis que je me rhabille. J’en profite pour m’offrir tout en spectacle avec une certaine discrétion bien sûr, bien déterminée à le torturer autant que se peut. Je n’aurais jamais imaginé me satisfaire autant de ce regard contre mes courbes, ni même m’en troubler moi-même quelque peu. Ce doit être l’appât de ce pouvoir contre lui qui attise mes sens et fait s’envoler mes faibles réserves habituelles. Simplement que sous son mépris et sa désapprobation, n’apprécie-t-il pas un peu de me voir ainsi, un peu ? Troublée de l’idée je m’attarde un peu trop longuement à ma chevelure, perdue dans des pensées encore confuses de ma buverie de la veille. L’alcool, voilà la responsable de mon audace actuelle.
Bientôt sa voix s’élève de nouveau, venant peindre contre mes traits provocateurs un nouveau sourire en coin. Je me retourne lentement en sa direction, toujours aussi joueuse, peu troublée par le venin de ses paroles. Ce n’est pas la première fois qu’il me gratifie de ce surnom que j’exècre. Gamine. Je sais pertinemment qu’il connaît mon âge; non le commentaire de l’intendant n’a rien à voir avec un chiffre mais bien l’impression qu’il s’est construit de moi. C’est bien ce qui m’agace le plus chez lui. Il ne m’a jamais pris au sérieux, ou du moins a toujours refusé de le faire. Il est des parts de moi qui désireraient le voir à mes pieds, à ma merci d’une manière ou d’une autre. Je veux le dompter, lui faire ravaler son arrogance une bonne fois pour toutes. Malgré ma désinvolture, ses mots me blessent toujours autant, me font sentir petite dans ce costume aguicheur. Je ne le laisserai jamais l’emporter sur moi. Tant que je vivrai, je représenterai fièrement ma famille et tout ce que nous incarnons, que cela lui déplaise ou non. Cependant céder maintenant à mes frustrations ne ferait que lui offrir que ce qu’il désire; s’il attaque c’est qu’il se sent coincé, qu’il est vulnérable. Mon orgueil peut essuyer encore quelques attaques. Je me suis peut-être trahie un peu par mon silence, qui lui ont laissé l’occasion de continuer.
«Non, je n’ai rien. Pas de téléphone, pas de Jaspe, pas de Tanzanite.» pourtant tous savent que je ne me sépare jamais de la balle de mon précieux Rapion. «Tout de même, l’explication d’avoir passé la nuit ensemble, aussi horripilante soit-elle, me semble tout de même plus plausible que les théories que ton esprit paranoïaque peut se construire tout seul, Viridis. Comment tu suggères qu’on nous aille déplacé jusqu’ici en pensant inaperçu, hm ?»
Je lève les yeux au ciel. Non, même si je suis à peu près certaine de ne pas avoir couché avec lui, je n’en demeure pas moins perplexe devant l’idée qu’il avance. Le dévisageant, je penche légèrement la tête sur le côté dans une attitude désinvolte avant de lui adresser un nouveau sourire moqueur.
«Puis si j’en crois la manière dont tu as maté tout à l’heure, il y a une part de toi qui a envie de voir sous la jupe des écolières malgré tout.» je fais d’un ton brûlant, retenant un rire qui finit par m’échapper, pas bien innocent. «Tu as raison, Luci, je suis une gamine. Mais au moins moi je m’assume.»
Je le dévisage à nouveau avec défi, fière de ma tirade. Ce jeu me plaît un peu trop, tant pis. Je n’ai jamais eu l’habitude de reculer devant mes envies et ce matin, je veux frustrer mon blondinet préféré. Il s’agit de ma seule issue après tout, car il est vrai que face à lui je suis démunie à l’instant. Où est mon putain de téléphone ? Je préfère me concentrer sur la provocation envers l’intendant de Borao plutôt que sur les éléments insensés de ce portrait.
La vérité ne compte pas : seul compte ce que les gens croient
Terren non plus n’avait pas son téléphone … ou bien refusait-elle simplement de le lui donner ? La confiance que Luciano portait à son égard était telle qu’il doutait à la croire, elle qui aurait remué ciel et terre juste pour l’emmerder. Pour l’heure, l’intendant était pourtant bien forcé de composer avec sa version, qui réduisait drastiquement le champ de leurs possibilités. Dans l’espoir d’en savoir un peu plus sur leur situation, le puîné Viridis se dirigea vers la fenêtre de leur chambre, écarta les rideaux pour aviser les alentours. La hauteur le portait à croire qu’ils étaient à l’étage, au premier ou au deuxième ; pour le reste, Luciano peinait à reconnaître les environs : La Isicao lui était trop peu connue pour lui permettre de deviner leur emplacement exacte dans la capitale. Le regard toujours porté vers l’extérieur, il poursuivait son examen lorsque Terren rembarra sa théorie ainsi que ses idées paranoïaques. S’il se garda bien de le dire, Luciano devait admettre que ses remarques n’étaient pas sans fondement … oui, comment étaient-il arrivés jusqu’ici ? Avaient-ils été déplacés ? Et que penser de l’absence de Gare à Toi, qui n’aurait jamais laissé quoi que ce soit arriver à son maître ? Les gens de la réception en sauraient-ils plus ? Trop de questions sans réponses demeuraient, assez pour lui faire abandonner pour l’heure la défense de sa spéculation.
En contre-bas, son regard fut attiré par une voiture blanche garée sur le trottoir devant l’hôtel, une voiture que Luciano aurait reconnu entre mille et pour cause : c’était la sienne. Pourquoi avait-il laissé la Raikar – cette voiture de luxe qui coûtait un bras – sur le trottoir ? Et pourquoi la voiture était-elle là, alors que les clés brillaient par leur absence ? Les avait-il laissé à l’accueil ? Cela non plus ne lui ressemblait pas. Las de parlementer avec Terren, l’intendant de Borao s’arracha à sa contemplation, un peu troublé par sa découverte.
« — Crois ce que tu veux, Terren. Si ça peut te rassurer » lui répondit-il simplement, coupant court à la discussion.
Si la gamine préférait croire qu’ils avaient couché ensemble, soit. Malgré toute la tentation qu’elle représentait – Luciano s’était surpris à le découvrir aujourd’hui – son amour-propre surplombait largement les improbables et pourtant potentielles pulsions qu’elle aurait pu susciter chez lui en d’autres circonstances … il le savait, voulait s’en persuader. Alors qu’il pensait en avoir terminé avec elle – optimiste naïveté – Terren le gratifia d’une nouvelle tirade qui fit naître sur son visage un sourire, et plus encore. Alors qu’elle le fixait avec une fierté non dissimulée, Luciano ne put s’empêcher de rire doucement, lui qui pourtant s’était toujours trouvé jusqu’à présent si impassible … loin de considérer sa remarque au demeurant avérée, sa dernière affirmation lui semblait juste trop hilarante pour contenir son amusement et l’intendant mit un moment avant de se reprendre.
« — Ah oui, vraiment ? Tu t’assumes, toi ? » répondit-il, toujours amusé par l’idée « Donc, il n’y a rien de plus derrière cette façade de fille arrogante et casse-couille ? C’est ça que tu dis ? » Il eut un nouveau sourire « Ah, Terren … je savais que tu étais chiante, mais pas que tu étais drôle » affirma-t-il, un brin moqueur.
Est-ce qu’il la croyait lorsqu’elle lui prétendait s’assumer ? Bien sûr que non. Si Luciano ignorait tout de ce qui se cachait derrière ce masque d’agressive insolence, il n’en ignorait pas moins qu’il s’agissait d’une façade, d’une armure savamment carapaçonnée destinée à protéger ces parts d’elle qu’elle ne souhaitait pas laisser paraître. Luciano le savait, parce qu’il avait élevé pendant un temps Aro Viridis, le fils de Foldo qui le détestait en tout point, celui qui avait fugué pour rejoindre l’opposition … mais qui n’en demeurait pas moins son neveu, celui avec lequel il avait passé tant de bons moments bien avant que le monde ne s’effondre. Lorsque Aro avait découvert le rôle que son oncle avait joué dans la mort de son père, le garçon avait dissimulé sa peine derrière une haine profonde et viscérale à son égard dans l’espoir d’en oblitérer la douleur que cette vérité avait suscité en lui. La gamine de Pavlica était-elle différente ? Pas à ses yeux. Quel genre de bête blessée ou apeurée Isidora Terren cachait-elle sous son masque ? Parfois, Luciano se surprenait à vouloir le savoir … seulement parfois, car elle mettait tant d’énergie à faire vivre ce masque que la plupart du temps, Luciano acceptait simplement d’y croire ; mais pas toujours. Elle se cachait, oui, Luciano le savait … parce que quelque part, il faisait la même chose. D’une certaine manière, ne le faisaient-ils pas tous ?
Son amusement enfin passé, Luciano tacha de faire avancer les choses. Quand bien même adorait-il la présence de Terren – non, c’était faux – rester là toute la journée n’était pas dans son programme. Il ne pouvait pas compter sur elle pour faire une pause dans ce jeu qui semblait de loin être son favoris, aussi se devait-il d’être adulte à sa place.
« — Va à la réception » lui intima l’intendant. Est-ce qu’il venait de lui donner un ordre ? Presque « Quelqu’un nous a forcément vu passer hier soir, nous en saurons peut-être plus » expliqua-t-il.
Bien sûr, Luciano n’avait pas l’intention de la laisser s’occuper de cette affaire-là seule. La vérité ? L’intendant espérait, à l’occasion de son départ, bénéficier d’un instant de répit. La situation, couplée aux sarcasmes incessants de Terren et au mal de crâne qui ne l’avait pas quitté depuis son réveil, mettaient à mal son impassibilité légendaire qui, bien malgré lui, semblait atteindre ses limites. Et dire qu’il n’avait même pas pris son café …
Réagis, Viridis. Je veux te voir t’irriter de mes remarques, taper du pied devant mes attaques puériles, vas-y traite-moi de gamine encore. Je désire plus que tout dans l’immédiat voir ses sourcils se froncer d’embarras, de colère, de mépris; dans ses yeux la désapprobation que je peux lui causer. Je veux causer le choc ou l’ennui, peu importe mais sa réaction avant tout excite en moi ses parts les plus sombres et taquines. Je me trouve au pied de l’arbre, à en secouer le tronc dans l’espoir aussi vain que stimulant de le voir tomber. Si seulement je pouvais en abîmer le feuillage, déranger quelques branches, peut-être alors pourrai-je m’avouer satisfaite. Dans tous les cas, je sens que rien ne m’arrêtera tant que je ne l’aurai pas vu franchement sorti de ses gonds. Jusqu’à présent il m’a offert une résistance tenace pourtant je ne lâche pas prise dans mon entreprise. Connaissant l’effet que produit mon sourire nonchalant sur autrui, je l’offre sans retenue à mon opposant, savourant d’avance ma victoire sur sa patience.
Cependant j’ai parlé trop vite, puisque ce n’est pas la colère qui anime ses traits. Un sourire, puis un rire jaillit de ses lèvres, venant de ce fait même provoquer méfiance et incrédulité de mon côté du lit. Je darde sur lui un regard qui trahit ma confusion quant à cette réaction. Encore une fois prise de haut par l’intendant de Borao, je me sens me hérisser toute entière devant son arrogance que je lui ferais bien ravaler. Plus que n’importe quelle insulte ou parole désobligeante, sa dérision me heurte à la manière d’une gifle. Sonnée, j’étais encore moins prête à faire face à ses mots rabaissants. Et la voilà. Cette sensation que je ressens constamment en sa présence. Lentement, le contrôle de cette conversation m’échappe, met en lumière des vulnérabilités que je préférerais terrées dans l’ombre. Une façade ? Comment ose-t-il ?! Comment ose-t-il ? De tout Cinza, je n’ai jamais connu plus faux que lui, alors de quelle audace se plaît-il à m’accuser de manquer de transparence ! Je dis toujours ce que je pense, je m’assume pleinement de toutes les manières possibles. Je suis Isidora fucking Terren et il l’apprendra bien assez vite. La colère s’entortille autour de mon cœur à la manière du tatouage de Draco qui serpente contre ma colonne vertébrale. Je peux sentir en moi les premiers frémissements d’une perte de contrôle face à ma colère.
Puis, il franchit le pas de trop.
Livide, je le fusille du regard, partagée malgré moi entre l’intérêt de lui obéir et la rage qui, je le sens, se déversera sous peu sur lui. Son assurance trompeuse met mes pensées à mal, me rappelle celle de mon père, celle que je suis tenue encore et toujours de suivre. Cette comparaison intérieure suffit à réduire à néant mes dernières réserves. Mon visage a perdu sa vitalité habituelle, toute étincelle de malice.
«Mais va te faire foutre, Viridis. Va te faire foutre !» j’ai hurlé les dernières paroles. «Tu ne me dis pas quoi faire et surtout tu ne me dis pas si je m’assume ou non ! Tu ne connais absolument rien de moi, alors fais-moi plaisir : la prochaine fois que tu auras envie de te tremper le pinceau, trouve quelqu’un d’autre à emmerder.»
Sans attendre sa réponse, je me détourne, contourne le lit et le bouscule en passant près de lui pour accéder à la porte dont sa silhouette me bloque l’accès. J’sais pas où Tanz est, je ne sais pas où sont mes clefs, ma voiture ou mon portable, mais je m’en fous. Je m’en fous, tant que je peux mettre le plus de distance possible entre moi et Viridis. J’ouvre la porte à la volée, surprise par un mouvement qui me tire un sursaut. Un morceau de papier vient de tomber en direction du sol, atterrissant à mes pieds. Visiblement, on l’avait collé là dans l’objectif qu’il soit trouvé. Mettant un frein à mes ardeurs, je me penche pour récupérer la note, m’en saisissant tout juste quand un déclic familier me fait me redresser. La tête encore embrumée, je scrute un instant les environs sans comprendre. Puis, quelque part dans le stationnement du motel, on a braqué un canon en ma direction. Celui d’un appareil photo, destiné, sans doute, à nous capturer en plein délit. Je m’empresse de refermer la porte, me coupant aux yeux des journalistes et donc du monde. La colère que je peinais alors à retenir explose.
«PUTAIN MAIS EN FAIT TU L’AS FAIT EXPRÈS ! TU VOULAIS ME COINCER ALORS T’AS FAIT VENIR LES JOURNALISTES !»
De là, je ne sais plus tellement ce que je dis. Un rideau noir vient éclipser mon jugement, et la suite ne m’apparaît plus qu’en instants floutés. Je m’entends crier, je me vois enfoncer un doigt rageur dans sa poitrine en faisant voler jurons, insultes et accusations insensées. Ma colère a eu le meilleur de moi-même et je ne puis qu’assister à la scène en tant que spectatrice impuissante. Je ne sais plus qui de lui ou de moi m’a assis contre le lit, dans tous les cas je reprends conscience quelques instants plus tard, le visage enfoui entre les mains. Épuisée, vaincue, tremblante, je peste et je peste contre moi-même, recollectant ce qu’il reste de mon emprise sur moi-même.
La dernière colère remonte. Je déteste me sentir ainsi.
Il a fallu qu’elle surgisse face à lui. Silencieuse, je n’ai rien à dire pour expliquer, exprimer ce qui vient de se produire. J’ai mal au cœur, putain.
«Y’a pas du café ?» je fais finalement d’une petite, petite voix.
De toute manière je me suis massacré les cordes vocales à force d’hurler, je ne sais plus quoi. Je connais la réponse à mes accusations. J’évite soigneusement son regard car je préfère ne pas l’entendre dire. Je sais très bien avoir eu tort de penser qu’il avait quoi que ce soit à voir avec la présence de ces journalises.
«Tu avais raison, il y a quelque chose qui cloche. J’ai vu des journalistes dehors, au moins trois. C’est comme si on leur avait commandé d’être là.»
Le regard perdu, j’affiche un rare sérieux.
«Luciano, je pense que nous sommes les victimes d’un coup monté. Je ne me souviens de rien de ma soirée, mais je suis certaine de ne pas t’avoir vu. J’ai bu avec un étranger, peut-être que… peut-être qu’il a mis quelque chose dans mon verre.»
La vérité ne compte pas : seul compte ce que les gens croient
Cette fois, Luciano ne l’avait pas épargné : lui qui, jusqu’à présent, s’était toujours contenté de piques plus ou moins émoussées à l’encontre de Terren venait de lancer un javelot qui frappa droit au cœur, et la réaction de la gamine à elle seule lui suffit à comprendre combien il avait visé juste. Dans la guerre qu’Isidora Terren s’était mise en tête de lui faire, la jeune femme avait sous-estimé un point qui aujourd’hui lui éclatait au visage, comme seules les vérités savent si bien le faire : Luciano Viridis était plus fort qu’elle, sur tous les aspects. Trop confiante, elle s’était attaquée à la face visible de l’iceberg, sans savoir qu’en dessous, dissimulé sous la mer se trouvait un bloc ô combien plus important et dont elle n’était pas prête de venir à bout. Preuve en était : jusqu’à présent, la native de Pavlica n’avait jamais su l’ébranler, pas même lorsqu’elle s’y adonnait corps et âme. Cela signifiait-il que c’était impossible ? Non, pas tout à fait, mais elle avait encore du chemin à faire avant de ne serait-ce qu’effleurer cette éventualité, sa jeunesse et son inexpérience n’y étant pas pour rien. Si en digne bienfaiteur qu’il était – oui, il l’était plus qu’elle ne se l’imaginait – Luciano avait toujours su se montrer fair-play en lui évitant certaines remarques trop tranchantes, las, le vieux loup avait cette fois claqué des dents à l’encontre de cette gamine qui n’avait jamais su percevoir l’avertissement dans ses innombrables grondements. Désormais, sans doute Terren y réfléchirait à deux fois la prochaine fois que lui viendrait l’envie de se frotter à lui … en attendant cependant, la jeune femme accusait à sa manière le coup, avec fracas et tout autant de colère.
Quoi de plus difficile à entendre qu’une chose inavouée ? Perdant soudainement toute contenance, Terren s’égara dans des mots d’amour, et après une ultime déclaration toute aussi charmante elle quitta la chambre – tenta du moins – bousculant au passage l’intendant dans un mouvement qu’elle aurait aimé – il en était certain – voir plus vigoureux, mais qui à la place le fit à peine ciller. S’était-elle vraiment imaginé pouvoir le faire bouger, lui et ses presque deux mètres ? La porte ouverte, Luciano s’en cru enfin débarrassé et savoura un peu trop vite l’aubaine : l’instant n’était pas encore écoulé que, déjà, Terren faisait volte-face, claquant la porte derrière laquelle elle s’était réfugiée. Son brusque changement d’avis le fit froncer les sourcils … mais qu’est-ce qu’il lui prenait ? Un papier lui échappa des mains, mais son questionnement à ce sujet fut bien forcé d’attendre : animée d’une colère nouvelle, Terren traversa la pièce pour s’en prendre de nouveau à lui, avec cette fois une rage qui dépassait l’entendement. La suite se brouilla dans un enchevêtrement de cris et d’insultes que Luciano n’écoutait déjà plus. Loin de se focaliser sur la forme, l’intendant se concentra sur le fond : Terren pétait les plombs, submergée par ce qu’il savait être ses émotions. Inébranlable, l’intendant la laissa un moment jeter son feu sur lui et déverser cette colère trop longtemps contenue. S’il ne se satisfaisait pas de son état, il savait cependant combien cette crise lui serait salvatrice. Dépassée par ses troubles elle lâchait prise – enfin ! – et Luciano s’en complaisait plus qu’il ne l’aurait imaginé. Pourquoi ? Parce qu’il espérait bien que la tempête passée, cette terre ravagée se montrerait sous un nouveau jour et que la bête terrée sortirait enfin, celle qu’Isidora Terren prenait tant de soin à cacher.
Lorsqu’il jugea que cela suffisait, Luciano l’attrapa par les épaules, non sans rencontrer au premier abord une violente résistance … mais il en fallait plus pour détourner Luciano Viridis de ses objectifs et finalement, sans doute lasse de se débattre – croyait-elle vraiment pouvoir résister à cette grande carcasse ? – Terren se laissa guider en arrière, en direction du lit où Luciano tâcha de l’asseoir. Les minutes passèrent et avec elles l’emportement de la fille de Pavlica, et lorsque le silence retomba enfin, le calme qui s’en suivit se chargea de sens à mesure qu’il s’étirait. Silencieux, Luciano se garda bien d’émettre le moins son, suspendu à l’instant malgré l’impassibilité qui marquait son visage.
Qu’avait donc laissé l’ouragan derrière lui ?
Sur un ton qu’il ne lui connaissait pas, Terren réclama du café. Demanda était le terme exacte, et dès lors Luciano sut enfin que tout cela n’avait pas été vain. Sans doute moins bien qu’il ne l’aurait voulu, il chercha à dissimuler un soupir de soulagement tandis que la jeune femme se laissait gagner par des théories avec lesquelles il ne pouvait qu’être en accord. Pendant encore longtemps, Luciano la fixa sans un mot. Le masque avait sauté, mais pour combien de temps ?
C’est pas trop tôt, Terren lui disait son regard.
Il avait lâché ses épaules et s’était reculé depuis longtemps, laissant à la jeune femme l’occasion de se remettre seule de ses émotions. L’intendant observa un moment son regard fuyant … craignait-elle la suite ? Probablement. Désormais vulnérable, sans doute s’imaginait-elle que celui qu’elle avait choisis comme adversaire en profiterait pour prendre le dessus et jouir de cette faiblesse passagère. N’aurait-ce pas été de bonne guerre après ce qu’elle lui avait fait subir ? Certainement … pourtant, telle n’était pas l’intention de Luciano Viridis, qui cherchait désormais à retrouver le fils de ses pensées. La tentative de sortie d’Isidora avait révélé la présence de journalistes au seuil de leur porte. Qui leur avait dit d’être ici ? Qui les avait prévenu ? Lentement, l’intendant sentait l’étau se refermer. L’air de rien, Luciano partit ramasser le papier que Terren avait laissé tomber dans sa fureur, l’avisa un instant. La photo jointe à ce qui semblait être une lettre était sans équivoque : ils étaient là, dans ce lit, tous les deux, endormis comme deux amants improbable. Loin d’ignorer ce dont il s’agissait, Luciano enfourna le papier dans l’une de ses poches … chaque problème en son temps. Revenant auprès de Terren qui n’avait pas encore quitté l’assise du lit, le puîné Viridis s’attarda sur ses craintes.
« — Ton père ne te fera rien » déclara l’intendant. Son ton était étrange, ambigu, à mi-chemin entre la promesse et la certitude « Ils m’ont eu moi aussi, et pourtant je ne suis pas un homme facile à berner » assura-t-il. Sans doute Terren s’en était-elle rendue compte « S’il a un semblant de jugeotte, il cherchera à savoir qui a fait ça » Oui, si le père Terren n’avait pas un cailloux à la place du cerveau – ce qui n’était malheureusement pas impossible – l’homme chercherait un coupable, plutôt que d’incomber la faute à sa fille « S’il ne le fait pas, fait moi confiance pour le faire à sa place »
De cela, Terren pouvait en être certaine : Luciano Viridis ne comptait pas laisser cette histoire impunie. D’une manière ou d’une autre, l’intendant de Borao finirait par trouver les réponses à leurs questions, pour son propre compte bien sûr … mais aussi un peu pour le sien à elle. Malgré tout ce qui les opposait – à commencer par l’animosité tenace que lui portait la fille de Pavlica – un indéniable lien naîtrait de cette épreuve et contrairement à ce que sa réputation et son histoire laissaient entendre, Luciano Viridis était fidèle à ses alliés, aussi improbables et fugaces soient-ils.
« — J’ai aperçu ma voiture en bas, mais ce n’est pas moi qui l’ai garé là » poursuivit Luciano. L’emplacement ne correspondait pas à ses habitudes, mais s’étaler sur les détails n’était pas sa priorité « Je n’ai plus les clés ni mon téléphone, mais si j’arrive à retrouver l’un ou l’autre, je pourrai y accéder. L’historique de navigation nous en dira peut-être plus » supposa-t-il « J’ai besoin d’appeler mon majordome à Borao. De là-bas il pourra localiser mon téléphone, qui je pense se trouve avec le tien et sans doute tout le reste. On va descendre à la réception et l’appeler de là-bas, personne ne pourra nous le refuser » expliqua l’intendant, qui n’était pas sans connaître l’influence de leur nom.
Était-il en train de lui exposer son plan ? Oui, absolument. Si cela ne lui serait jamais venu à l’esprit quelques instants plus tôt, Luciano avait perçu le changement d’attitude chez Terren, et la sienne suivait ses pas. L’absence d’adversité laissait place à d’autres choses, d’autres facettes jusqu’alors inconnues de Terren. Oui, Luciano Viridis pouvait être autre chose qu’un riche arrogant et suffisant, notamment un allié de taille, au sens propre comme au sens figuré.
« — Nous allons devoir traverser les journalistes, faisons comme s’ils n’étaient pas là. C’est notre meilleure option » assura Luciano. Ne rien dire, ne rien avouer ni désavouer … oui, laisser pour l’heure les gens dans le flou lui semblait être le choix le plus avisé « Lorsqu’ils verront que nous les ignorons, ils nous suivront et poseront des questions pour nous faire réagir, pour attirer notre attention. Certaines seront intrusives, et peut-être même déplacées, mais il ne faudra pas répondre, et ne pas s’arrêter » expliqua l’intendant. En un mot : garder son calme … ce qui n’était pas la plus grande qualité d’Isidora Terren, il fallait bien l’avouer « Tu t’en sens capable ? » lui demanda-t-il.
Si l’intendant était familier à ce genre d’exercice, il savait aussi combien il pouvait être difficile en certaines circonstances. Terren avait le droit de lui dire non et Luciano espérait qu’elle le comprendrait.
Drôle de s’imaginer mon père faire une crise devant une liaison avec un membre d’une autre famille; n’est-il pas après tout le premier à avoir franchi cette limite interdite entre elles ? Ne serait-ce pas absolument impossible de considérer qu’il pourrait me faire l’affront de me reprendre à ce sujet ? Qu’il ne pourrait être aussi hypocrite dans son discours ? J’aimerais affirmer autrement, mais je connais parfaitement le caractère de mon paternel ainsi que les impossibles attentes qu’il place envers moi. Et encore une fois, je serai l’origine de trop nombreuses déceptions et la victime de ses éternels sermons quant à l’importance que je place en mes responsabilités familiales. Malgré tout mes efforts, je ne parviendrai jamais à combler sa soif de perfection, celle qu’il avait trouvée en mon aînée avant que cette idiote ne cède devant l’assaut du cancer. J’ignore contre qui diriger ma colère désormais : contre moi-même ? Contre Luciano ? Contre le responsable de toute cette mascarade ? Peu importe au final, puisqu’à chaque jour je suis testée par mon père, à chaque jour j’échoue à le satisfaire et d’autant plus si on me trouve au lit avec un Viridis. Qu’il s’agisse d’un mauvais tour ou d’une liaison réelle entre le blond et moi n’a aucune importance à ses yeux, car le résultat reste le même : cet incident aura fait perdre la face aux Terren en suggérant cette alliance avec nos ennemis de Borao.
Pire encore. Cet emportement de mes émotions aura ouvert la porte à une vipère qui n’attend qu’une occasion de me voir vulnérable pour frapper. Si je veux bien travailler en équipe pour régler notre souci commun, je refuse de servir de cible à ses railleries à mon sujet et me prépare déjà à l’affronter de nouveau, sentant mes poings se refermer contre eux-mêmes. J’ai eu pire que lui dans ma vie. J’ai connu tant de petites pestes qui ont cru me connaître, qui ont joué sur mon orgueil pour tenter de mieux me blesser. Après mon ex, je suis outillée. J’embrasse le ridicule, mais ne le laisserai pas l’emporter sur moi. Tant que je vivrai, je refuserai de me laisser dominer par qui que ce soit. Je lève donc finalement les yeux vers lui, violet électrique contre bleu acier, pour finalement accueillir ses mots. Le ton qu’il emploie alors me laisse perplexe; son affirmation en fait tout autant. Tente-t-il de me rassurer ? La perspective qu’il me prenne pour une pauvre enfant en besoin de réassurance me hérisse d’autant plus et le calme résigné qui m’habitait jusqu’alors se cambre à nouveau avec une énergie nouvelle. Il me prend en pitié en fait. Ce qui en soi est encore pire que ses paroles acerbes de tout à l’heure.
Il me rappelle les intervenants scolaires, quand j’étais petite. Ceux-là qui se penchaient à ma hauteur, frottaient mon dos avec des paroles rassurantes lorsque mes crises de colère prenaient le dessus sur ma raison. Elles se voulaient accueillantes et rassurantes et toujours je leur résistais. On ne prend pas de haut Isidora Terren. Alors les événements se concluaient toujours de la même façon. Je me mettais à insulter l’adulte, j’étais suspendue de l’école et alors mon père débarquait pour faire entendre «raison» à la direction, profanant des menaces que tous savaient qu’il mettrait à exécution. J’aimais voir les intervenantes blêmir sous son joug. Ensuite on me laissait tranquille. Ce qui en soit n’était pas une mauvaise chose. Mais en fait j’aimais bien parfois ces caresses sur mon dos, passer du temps à souffler au bureau des intervenants, avoir une place spéciale auprès d’eux. Je suppose que ça me faisait du bien. Quelque part.
«Ne va pas prétendre connaître les intentions ou les raisons de mon père, Viridis.»
Fais-moi confiance, dit-il. Comment le pourrais-je ? Luciano va chercher à protéger son honneur, terni par son affiliation avec moi. Par la suggestion même de s’être risqué dans mon lit. Il dit la chose comme pour faire taire mes inquiétudes, alors qu’en réalité il est celui qu’il cherche à protéger. Typique de l’hypocrisie Viridis. Dans cette affaire, il est certainement celui qui a le plus à y perdre, qu’il ne me fasse pas croire l’inverse. Sauf que la réaction de mon père m’inquiète réellement. Malgré l’assurance de Luciano, je connais assez mon géniteur et ses réactions pour prédire sa colère, sa déception. Le statut des Terren est à bâtir, nous connaissons notre impopularité à Cinza et n’avons aucun désir de causer plus d’émoi à notre sujet. Alors un nouveau scandale ? Indésiré, inconcevable pour l’instant. Retrouver le responsable de toute cette histoire ne me motive qu’à moitié dans le moment immédiat : si je veux aller au fond de ce problème c’est bien parce que je n’ai qu’un désir. Rentrer le plus rapidement possible, mettre la plus grande distance entre moi et le blondinet, et récupérer du trauma psychologique qu’a engendré la suggestion d’une nuit torride entre Luciano et moi.
Je prends donc sur moi et écoute le plan de l’homme de Borao. Un sourire amusé se forme contre mes lèvres alors que l’homme évoque une solution technologique à notre problème. À l’image de sa ville ! Utiliser l’historique de navigation fait tout son sens et loin de moi l’idée de le contredire.
«Très bien.» je fais avec une docilité qui ne me ressemble guère.
Malgré mon fort caractère, je suis parfaitement en mesure de reconnaître un plan sensé lorsque celui-ci se présente à moi. Je me redresse donc et époussette ma robe, levant les yeux au ciel devant les évidences affirmées par l’intendant. Je retire d’une petite poche secrète de la robe une paire de lunettes de soleil que je pose contre mon nez, affichant un sourire léger, nonchalant.
«Franchement, Viridis, ne sais-tu pas que je suis riche, belle et accessoirement aussi une femme ? Tu as passé trop de temps dans ta jolie tour de Borao, Luci-chou. Le simple fait d’être au féminin dans la mire des journalistes semble donner tous les droits aux journalistes d’être déplacés et intrusifs. Ma vie sexuelle fait déjà la une des journaux constamment, penses-tu vraiment qu’ils parviendraient à me faire réagir ?»
Je suis si lasse. J’ai composé avec les journalistes toute ma vie, aujourd’hui ne fait pas exception. J’aurais largement privilégié de les éviter si cela signifiait que l’information passe inaperçue des yeux scrutateurs de mon père, mais puisque nous sommes coincés, aucune autre option ne m’apparaît juste. J’attrape donc le bras de l’homme avec un sourire presque taquin. Le toucher me rend étrangement inconfortable, comme si ce contact était trop intime pour la nature de notre relation alors que pourtant j’ai toujours été une personne tactile n’ayant aucun scrupule à entrer dans la bulle personnelle d’autrui. Sous sa chemise je peux sentir sa peau chaude dont le contact n’est pas exactement désagréable.
«Souris pour la caméra ~»
Le traînant à ma suite, j’ouvre la porte à la volée et sors précipitamment de la chambre du motel. Aussitôt, le cliquetis des caméras nous assaillit, et j’adresse des sourires provocateurs aux caméra, incapable de les ignorer tout de même. Lorsque pleuvent sur nous des questions tout à fait aussi indiscrètes que l’avait prédit Luciano, je me contente de sourire sans répondre. J’entends des «Depuis quand cette histoire secrète dure-t-elle ?», «Est-ce que cela signifie une alliance entre la famille Terren et Viridis ?» et autres questions auxquelles je ne porte pas attention, avançant résolument en direction de l’entrée. Une fois les journalistes derrière nous, je relâche le bras de mon rival pour lui adresser ma théorie.
«Mes lunettes de soleil étaient toujours dans ma robe, dans la même poche secrète où je mets la balle de Tanzanite. C’est donc qu’ils ont pris la balle et laissé là les lunettes. Si on en voulait après notre argent, les responsables les auraient aussi pris, elles valent une fortune. Ce coup est politique, Luciano, et je suis à peu près certaine que c’est toi qui en est la cible. Après le Tentacruel et le Système Pérola qui a fait défaut… certains doivent te penser plus vulnérable.»
J’ai parlé à nouveau avec sérieux, sans piques ou provocation. J’observe mon vis-à-vis, curieuse de connaître ses pensées à ce sujet. Partage-t-il mes impressions ?
La vérité ne compte pas : seul compte ce que les gens croient
Loin de s’abandonner à sa nouvelle condition, Terren reprit bien vite du poil de la bête. Même acculée, la gamine continuait de grogner, repoussant par ses mots l’intendant et ses bonnes attentions. Sa promesse prononcée quelques instants plus tôt n’était pas tant pour elle que pour lui : oui, Luciano Viridis retrouverait les responsables pour la simple et bonne raison que rien n’y personne n’était en droit de s’imaginer pouvoir s’en prendre à un Viridis et s’en sortir impunément, mais dans sa vendetta l’intendant de Borao ne comptait pas oublier sa camarade d’infortune. Si son père refusait de livrer cette guerre, la fille de Pavlica pourrait compter sur Luciano pour lui offrir l’occasion de le rejoindre sur le front. Si pour l’heure l’idée ne semblait pas la chauffer, l’intendant savait que le temps pouvait la faire changer d’avis … et s’il ne le faisait pas ? Tant pis pour elle : Luciano Viridis n’avait pas besoin d’elle pour mener ses guerres.
Avisé, Luciano fit le choix de ne pas relever ses premières paroles. Oui, elle avait raison : Luciano ne connaissait rien des intentions et des raisons d’Eduardo Terren, cependant l’intendant croyait en l’universalité de certains concepts. Protéger ses enfants et leur héritage, les défendre contre vents et marrées – même lorsqu’ils étaient chiants ! – faisaient partie de ces concepts que l’intendant voulait croire commun à tous les pères, qu’importait leur motivation profonde. Avait-il tort de le croire ? Peut-être. Peut-être …
Par la suite, Terren sembla écouter ses paroles avec un calme qui ne lui ressemblait pas. Bien vite cependant, elle retrouva un semblant d’entrain lorsqu’il lui présenta ce qui les attendait … visiblement, les journalistes ne lui faisaient pas peur, dédaignant la difficulté dans un excès de confiance en elle qu’il lui connaissait bien. Luciano n’était pas sans connaître le statut d’Isidora Terren à Cinza et n’avait pas manqué, très récemment, de découvrir par lui-même certains de ses attraits, que la presse aimait à mettre sous les projecteurs. Loin de vouloir la contredire – l’aurait-il pu de toute manière ? – et encore moins de la contrarier, l’intendant fit le choix de lui faire confiance ; en cela, l’homme ne prenait pas beaucoup de risques, sachant qu’il était là et qu’en cas de perte de contrôle sa réaction serait immédiate. Sans crier garde, elle lui attrapa le bras, mettant de nouveau un pied dans son espace personnel … ce qu’il pouvait détester ça !
« — N’apporte pas d’eau à leur moul… »
Trop tard : Terren l’emmenait déjà en dehors de la chambre, où comme annoncé les attendaient une multitude de journalistes qui, plus vite que leur ombre, braquèrent leurs objectifs dans leur direction en quête du cliché parfait. Ainsi accolés, nier les faits risquaient d’être compliqués … qu’avait-elle en tête ? Tout cela n’était-il qu’un jeu pour elle ? Luciano n’aurait pas manqué de s’insurger s’il n’avait pas eu son idée derrière la tête : leurs détracteurs voulaient les piéger et les faire chanter en inventant une liaison qu’ils menaçaient de dévoiler ? Pas de problème : leur meilleure option était de l’annoncer eux-mêmes, ou du moins de ne pas la nier, ôtant ainsi à leurs opposants tout moyen de pression … mais créant aussi, par la même occasion, d’autres problèmes que Luciano entrevoyait déjà. Et si Terren n'était pas d’accord ? Tant pis pour elle : il était temps pour elle de réfléchir aux conséquences de ses choix. Après tout, il ne l’avait pas forcé à lui prendre le bras …
Silencieux, ils traversèrent la foule de journalistes sous une pluie de questions qui ne les épargnèrent pas. A son grand étonnement, Terren se montra à la hauteur de son discours : elle ne cilla pas et plus vite qu’il ne l’aurait cru, l’attroupement se trouvait derrière eux. Se détachant enfin de lui, la jeune femme lui exposa sa théorie, tandis qu’ils se dirigeaient vers l’entrée.
Il laissa quelques secondes s’écouler avant de poursuivre, un peu agacé … avait-elle mis le doigt sur quelque chose d’avéré, sur une idée qui lui avait déjà traversée l’esprit mais qu’il peinait à reconnaître ? Peut-être un peu. Plus qu’un peu.
« — Bien sûr que c’est politique, Terren. Personne ne s’en prendrait à moi, à nous, si ce n’était pas politique » déclara l’intendant de Borao « Les clés, les téléphones, les pokémons … c’est juste pour nous emmerder. Le véritable objectifs de cette mascarade réside dans ses conséquences » affirma Luciano « Tu les as entendus : maintenant, tout le monde va croire que Terren et Viridis ont formés une alliance ou quelque chose s’en rapprochant. Les Cobalt et les Kelder vont l’entendre eux aussi, et ils réagiront en pensant que c’est vrai. Ce qui est vraiment arrivé, la vérité, ne compte pas : seul compte ce que les gens croient, et ils ne manqueront pas de croire à cette histoire » assura-t-il.
De sa poche, Luciano sortit la lettre et la photo tombées quelques minutes plus tôt des mains de la jeune femme, puis les tendit à sa bien malgré lui comparse. L’opinion public était crédule, qui pouvait le savoir mieux que Luciano Viridis ? Isidora avait raison sur un point : les évènements du Carnaval et la défaillance du Système Pérola avaient certainement joué un rôle dans cette inédite audace dont ils étaient victimes. Galvanisés d’un nouvel espoir, leurs ennemis se sentaient pousser des ailes et choisissaient une méthode aussi efficace que vieille comme le monde : ils cherchaient à diviser les familles influentes de Cinza. En cela, leur tâche n’était pas bien compliquée : il suffisait pour cela de mettre le feu aux poudres, et insinuer une alliance entre Terren et Viridis – deux familles qui ne pouvaient pourtant pas se blairer – était un bon début.
Laissant à Terren tout l’occasion de découvrir à quel point leur situation était bouseuse, Luciano se dirigea vers l’accueil , où un homme derrière un comptoir les observait déjà d’un air un peu incrédule. Loin des prestations auxquelles l’intendant de Borao était habitué, le bonhomme était vêtu de vêtements rustres, peu engageant aux yeux du puîné Viridis … non, vraiment, Luciano Viridis n’aurait jamais choisi un endroit pareil, jamais. Sans se laisser l’occasion d’hésiter Luciano rejoignit ce qui faisait office de réception, et l’homme qui s’y trouvait fixa un instant le duo qui se présenta à lui. S’en suivit un silence, que le réceptionniste fut le premier à briser.
« — J’vous connais vous » déclara-t-il en dévisageant l’intendant de Borao. Hérissé par le bagout de l’homme, la réponse du concerné mit quelques secondes à venir.
« — Vous m’en direz tant » rétorqua Luciano, non sans une indifférence profonde.
Le regard du réceptionniste se porta en direction de la femme qui l’accompagnait.
« — Et toi avec tes ch’veux violets … tu viens de Pavlica non ? » affirma-t-il. Tour à tour, son regard passa de Terren à Viridis, de Viridis à Terren « C’est après vous que les journalistes en ont, hein ? N’est-ce pas ? » supposa-t-il.
L’homme attendit une réponse que Luciano ne lui offrit jamais : au lieu de cela, l’intendant de Borao réclama ce qu’il était venu chercher, à savoir un coup de téléphone. L’homme se montra-t-il coopératif ? Bien sûr que non. Abandonnant l’idée de le questionner quant à leur mystérieuse arrivée dans cet hôtel moisis, Luciano tâcha d’obtenir ce qu’il voulait, non sans gratifier l’homme de quelques réparties acérées largement méritées. La non-collaboration de l’homme ne manqua pas de venir effriter la patience de l’intendant, déjà bien érodée par Terren. Rester calme et pacifiste lui coûta beaucoup, mais à force de persévérance le puîné Viridis obtint finalement ce qu’il voulait, et un téléphone enfin à la main il s’empressa de faire le numéro de son homme à Borao, non sans jeter un regard en direction de Terren. Est-ce qu’il commençait à s’énerver ? Juste un peu, juste un peu. Kerack répondit presque instantanément.
« — Kerack, c’est Luciano » déclara l’intendant. Loin de vouloir s’attarder ici, l’homme ne tourna pas autour du pot « J’ai besoin que vous localisiez mon portable, celui qui est relié à la Raikar » expliqua Luciano.
Le silence de l’intendant trahit les questions du majordome : avait-il été molesté ? Devait-il appeler la Guarda ? Devait-il appeler l’assurance ?
« — Non, contentez-vous de le localiser » répondit Luciao, qui s’impatientait déjà. Au loin, l’homme au cheveux longs percevait le brouhaha des journalistes qui descendaient, probablement dans le but de les rejoindre « Dépêchez-vous Kerack » lui demanda alors l’intendant, jetant un regard en direction des escaliers.
Le majordome du s’exécuter, car une minute ne s’était pas écoulée que Luciano raccrochait, tout en se tournant vers Terren.
« — Je sais où ils sont » lui indiqua-t-il.
Luciano restait persuadé que les deux téléphones étaient au même endroit, ainsi que tout le reste. Quant à Gara ? C’était là une autre histoire à laquelle le puîné Viridis préférait ne pas penser : laisser percevoir à Terren son inquiétude concernant son pokémon n’était pas une option ; sans compter que déjà, d’autres problèmes se présentaient à leur porte. Le boucan dans les escaliers s’étaient fait plus important et Luciano craignait de voir les journalistes débarquer et les suivre, lui qui connaissait la nature de la tâche qui les attendait, Terren et lui.
« — Tâchez de retenir les journalistes » intima-t-il au réceptionniste. Donner des ordres et s’en faire obéir était une habitude pour lui, aussi ne se posa-t-il pas de questions.
« — Et pourquoi je f’rai ça ? » rétorqua l’homme, qui ne semblait toujours pas d’humeur à collaborer.
Luciano se figea un instant face à ce refus auquel il n’était pas habitué. De quoi, est-ce que quelqu’un venait vraiment de lui dire non ? L’intendant braqua son regard sur le réceptionniste pour finalement découvrir un air sans équivoque : l’homme voulait quelque chose en retour, une vraisemblable juste compensation pour cette tâche que le très connu et très riche intendant de Borao voulait lui incomber. Pendant un moment, Luciano tâcha de soutenir son regard, furieux de la tournure que prenaient les évènements. Devait-il vraiment céder à sa demande ? Avaient-ils vraiment le choix ?
« — Donne-lui tes lunettes » déclara-t-il à l’intention de Terren. Elles valaient une fortune, ne le lui avait-elle pas dit ?
« — Je préfère votre veste » répondit le réceptionniste, sans quitter l’intendant des yeux.
Opportuniste, l’homme avait visiblement déjà tout prévu. Là encore, garder son calme releva du miracle. Non sans fusiller son vis-à-vis du regard pendant un long moment, Luciano se départit à contre cœur de sa veste, qu’il déposa sur le comptoir avant de prendre le chemin de la sortie, offrant au réceptionniste un ultime regard emplis de promesses de représailles.
Enfin dehors, Luciano se surprit à apprécier la fraicheur du matin malgré l’odeur nauséabonde qu’il trouvait à l’air de La Isicao, bien différent de celui de Borao. Prenant sur la gauche, ils passèrent devant la Raikar blanche, que Luciano ne put s’empêcher d’examiner rapidement du regard, sans pour autant s’arrêter. Pas de rayures apparentes, pas de bosses, pas d’accros : c’était déjà un bon point pour le perfectionniste qu’il était, qui n’aurait pas supporter de voir la carrosserie jusqu’alors intacte abîmée. Guidé par les indications du majordome, Luciano prit une nouvelle fois à gauche, s’engouffrant dans une ruelle qui longeait l’hôtel duquel ils venaient de sortir. L’intendant s’arrêta en découvrant l’impasse où à mi-chemin se trouvaient deux larges bennes emplies d’ordures qui, par miracle, n’avaient pas encore été vidées. Luciano les fixa pendant presque longtemps, conscient de ce qu’il leur restait à faire.
Décidée à mettre de l’eau dans mon vin pour le bien de notre entreprise commune, je constate rapidement ne pas avoir droit au même sort quand l’attitude déplaisante du blondin rend ses paroles aussi condescendantes que possible. J’ai l’habitude à vrai dire, de gens qui se pensent supérieurs. J’affiche un sourire non pas froissé mais presque triste. Pauvre Luciano Viridis qui perd son sang-froid, moi qui le croyais quand même plus résilient. On dirait que monsieur n’a pas l’habitude de se salir les mains ni même de jouer sur la fine ligne de sa réputation. Quelle horreur que de s’affilier avec cette pute de Terren ! Celle-là même que le scandale poursuit sans cesse depuis ses premiers cris dans ce monde, cette pauvre hybride contre-nature ! Franchement, si la puissance de mon vis-à-vis tient à si peu, alors il mérite certainement d’être délogé de sa position et remplacé par quelqu’un de plus apte. Peu impressionnée, je ne dis rien sachant très bien qu’il ne prendra rien de ce que je dirai de mes paroles. Tant pis s’il veut faire joujou tout seul tiens, j’ai toujours cru que c’était plus fun à deux. De toute manière il n’a pas besoin de cette «gamine» pour le sortir de ce faux-pas, alors pourquoi vraiment irais-je fournir quelque effort que ce soit ?
Puis qu’est-ce que ça change au final ? Les gens causeront, ils causeront toujours et diront ce qui leur chante. J’ai appris il y a longtemps à suivre ma propre voie plutôt que de laisser les autres me salir : il n’y a au final que nous-mêmes pour connaître la vérité. Argumenter ne ferait qu’alimenter les mauvaises langues, paraître sur la défensive. Ainsi je vois les choses : il vaut mieux ne pas prêter trop d’importance aux rumeurs qui seront lancées demain à notre sujet. C’est en agissant autrement que les Kelder et les Cobalt se questionneront. Laisser couler et attendre que le poussin meure dans l’œuf me paraît bien plus judicieux. Je sais que Luciano m’en veut d’être sortie en grande pompe en lui tenant le bras, mais espérait-il vraiment que notre sortie n’attirerait pas l’attention ? Même si nous l’avions fait de manière malhonnête, séparés de quelques minutes ou cherchant à dissimuler nos véritables identités alors que nous sommes les personnes les plus reconnaissables de tout Cinza probablement ? Un jour il finira bien par s’en rendre compte, pour l’instant je suis lasse de le convaincre. Je me contente juste de le narguer d’un sourire, comme si je m’en fichais… ce qui au final n’est pas si loin de réalité. Il est celui qui a à y perdre, après tout. Moi je ne suis que l’ordure avec qui il a été pris en flagrant délit.
Si ses mots demeurent vagues à ce sujet, je connais bien le fond de sa pensée à ce sujet. Quel hypocrite tout de même. À me reprocher ma tendance à me dissimuler derrière un masque, mais à quoi bon ? J’aimerais vraiment lui demander : à quoi sert d’être sincère ? J’aime mieux qu’on me croit une ordure quand j’agit ainsi qu’on me pense ainsi quand je tente de mon mieux. Luciano n’est qu’un ultime exemple de ce principe parfaitement logique.
Je ne serai jamais à la hauteur, je ne serai jamais Camila.
Donc bon, s’il veut faire ça solo, je veux bien faire silence un moment. Le laisser traiter avec la même suffisance l’homme derrière le comptoir tandis que j’étudie la photographie. Quelqu’un se trouvait là, près de nous. Quelqu’un s’est penché sur nos corps tandis que nous dormions. Je me demande pourquoi il n’en a pas plutôt profité pour en finir avec nous plutôt que de monter toute cette histoire complexe. Nous servons d’exemple, voilà tout. Quelqu’un veut causer la zizanie. Raison de plus pour ne pas céder à leur petit jeu. Je soupire avant de mettre le cliché dans ma poche, massant mes tempes douloureuses. Toute cette histoire a mis à mal ma patience et il me tarde de rentrer à la maison et tout oublier. Pour l’instant, Luciano m’offre un spectacle qui me tire un léger sourire; en d’autres circonstances j’aurais pris la place de l’antipathique intendant de Borao, aurais usé de charme pour favoriser la collaboration de l’employé du motel. Or mon comparse d’infortune se plaît à me croire incapable, qu’il se débrouille. Visiblement peu intimidé par nos personnes, l’homme nous traite avec une familiarité qui, je sais bien, le dérangera assurément. Je reste donc en retrait, retenant un sourire de justesse.
«Oui, très cher, je suis bel et bien originaire de Pavlica. Et je compte bien y retourner le plus vite possible.»
J’adresse un sourire à l’étranger sans donner la moindre attention à Luciano et à son bâton dans les fesses. Il a pris la situation en charge alors qu’il se démerde. Je reste en retrait tandis qu’il téléphone à son chien de poche de Borao. Je me demande s’il sait lever une cuillère celui-là tiens. Il est évident que de se salir les mains n’a jamais fait partie de ses habitudes. Je ne serais pas surprise de le voir décontaminer le combiné, ha. Finalement, il annonce avoir localisé nos effets, tant mieux. Très bientôt je ne serai plus obligée de me taper sa présence. Haussant les épaules, je lui indique que je le suis, jusqu’à ce qu’il suggère de donner des lunettes en échange.
«Ça va pas ?» je fais simplement. Non vraiment ses ordres me gavent. Finalement le monsieur du comptoir vient clore le débat. Levant les yeux au ciel, je fais sur le même ton désagréable qu’il emploie, y mettant un peu plus d’emphase : «Donne-lui ta veste, aller vas-y.»
Claquant impatiemment de la langue, je m’éloigne de lui, prenant les devants en sachant très bien qu’il ne mettra que quelques secondes à me rattraper. De toute manière il vaut mieux ou je vais me remettre à lui hurler dessus. C’est effectivement bientôt le cas. Nous passons devant sa voiture (une bien jolie Raikar d’ailleurs que je n’aurais pas manqué de complimenter si son propriétaire était une autre personne que Luciano Viridis) puis bifurquons dans une ruelle où une odeur désagréable pique tout de suite le nez. J’ai l’habitude de traîner dans les bas-fonds de Pavlica et ne me laisserai jamais impressionner de quelque parfum de poubelle : mon type de prédilection ne me permet pas trop de faire le fin nez et j’y ai développé en quelque sorte une certaine résilience. Je croise finalement les bras devant l’expression figée de mon partenaire du jour, lâchant un immense soupir.
«Ça, Viridis, c’est une poubelle. C’est là qu’on met des déchets. Tu connais ?» pathétique. Quelle princesse. «Si sa Majesté veut bien laisser faire les connaisseurs…»
Je le contourne et me dirige sans hésitation vers les deux larges bennes, me hissant sur une boîte pour mieux voir à l’intérieur. Malheureusement, les objets convoités ne se trouvent pas à portée de main. Il va falloir changer de tactique. Je me penche donc vers l’avant et hurle de tous mes poumons :
«TANZANIIITE !»
J’entends un déclic, accompagné d’un jet de lumière évocateur. Satisfaite, je souris, sachant bien que mon Pokémon n’appréciera pas de s’être matérialisé sous une pile de sacs nauséabonds. Je ne lui ferais pas le coup sans une bonne raison. Je m’écarte in extremis alors qu’un grand sac plein de déchets vole à quelques centimètres de moi, écarté avec violence par le scorpion qui émerge des entrailles de la benne, une pelure de banane sur la tête. J’écarte celle-ci et la jette plus loin de manière presque affectueuse, soulagée de le voir entier. S’il avait fallu qu’on s’en prenne à mes Pokémon, il n’y a pas un endroit au monde où les responsables auraient pu fuir ma rancune. Sans un mot, j’examine son corps à la recherche de traces, mais il semble indemne. Du moins tout aussi indemne que la dernière fois que je l’ai vu. Le combat contre Tentacruel a laissé des marques sur sa carapace.
«Mes Poké Ball sont équipées de reconnaissance vocale. Une technologie perfectionnée à Pavlica.» je me contente de dire d'un ton neutre à Luciano, sans même me retourner pour lui faire face. Je ne veux plus le voir, lui, de toute manière. «Tanzanite, je vais avoir besoin de toi. J’ai besoin que tu retournes à l’endroit où tu es apparu et que tu récupères nos téléphones et nos balles. Tu peux faire ça pour nous ?»
Le Rapion darde sur moi son regard morne, visiblement peu tenté. En l’absence de mon congénère, je lui aurais promis un steak bien saignant à la maison, mais je me doute que ce serait pas bien apprécié du grand amateur de ses principes. Je me contente donc de l’observer, tentant de lui communiquer cette récompense qu’il soit comprendre puisqu’après avoir émis un soupir, il plonge à nouveau dans les ordures. Sa recherche de nos effets dure un moment, après quoi il émerge de nouveau, poussant devant lui les objets convoités. Je récupère avec soulagement la balle de mon nouvel allié, Jaspe le Marcacrin, et mon téléphone. Je tends à Luciano son cellulaire tout d’abord, puis avec plus de prudence ses balles. J’ignorais qu’il avait un autre Pokémon que Gara d’ailleurs.
«Pas de drôle d’idées avec ta louve hein.» je fais, toujours aussi peu rassurée en présence de la Lougaroc au caractère tout aussi détestable que celui de son maître. Un rare Pokémon qui me terrorise. Je lui donne finalement et me retourne pour aider Tanzanite à sortir de la benne. Il se dégage de lui une odeur épouvantable. Qu’il le veuille ou non, il lui faudra déguster ce steak dans un joli bain de mousse. «Excellent travail, Tanz, je te revaudrai ça.»
Je le rappelle à sa balle, essuyant mes effets contre ma robe avec une moue dégoûtée. Je jette un coup d’œil à mon téléphone qui a tenu bon niveau batterie : plusieurs appels et textos manqués, notifications de réseaux sociaux, beaucoup de gens inquiets. Sauf que je ne vois qu’un seul de ces numéros, dont le nombre d’appels manqués atteint le chiffre ahurissant de vingt-six. Mon père.
La vérité ne compte pas : seul compte ce que les gens croient
Pendant un long moment, Luciano fixa les bennes, immobile … la perspective de devoir y faire un tour pour pouvoir récupérer leurs effets lui faisait l’effet d’un coup de grâce. Malgré toute la résistance dont il savait faire preuve, l’intendant de Borao pouvait sentir la faiblesse le gagner l’espace d’un court instant … la loi des séries ne lui laissait décidément aucun répit. Sur sa conscience planait toujours les menaçantes conséquences du Carnaval de La Isicao et de la défaillance du Système Pérola, qui avait dû enorgueillir plus d’un opposant jusqu’alors assoupis. Si de manière tout à fait personnel Luciano ne craignait pas pour la sécurité de sa ville – Borao était connue pour avoir bien accepté la Nova Existência et ses lois – il savait cependant que toutes n’auraient pas cette félicité, à commencer par La Isicao. La disparition de son Elecsprint l’avait fait s’y attarder et désormais, Luciano se retrouvait mêlé à une histoire rocambolesque dont il partageait l’affiche avec nul autre qu’Isidora Terren, cette gamine qu’il n’avait jamais su encadrer. A sa place, plus d’une personne aurait déjà péter les plombs et Luciano le savait … hélas pour lui, son tempérament faisait de lui un homme difficile à échauffer, en un mot calme ; calme, mais point dénué d’émotions. Eponge émotionnelle, Luciano avait appris à gérer ce trait de personnalité … le plus souvent. Parfois, pour une raison ou pour une autre, Luciano faillait, et toutes les émotions emmagasinées se bousculaient alors, l’assaillaient de toute part. Là, immobile devant les poubelles, l’intendant pouvait sentir le point de fracture tout près, si près.
Ne pas craquer. Ne pas craquer devant la gamine était essentiel et cela aussi, Luciano le savait. Comment allaient-ils s’en sortir ? Quels genre d’ennuis leur promettait demain ? Ou était Gara, était-elle sauve ? Qui leur en voulait, était-ce l’œuvre des M.U.N.J.A, des opposants ? Qu’allaient-ils faire ? Devaient-ils nier et reconnaître s’être fait piéger, ou bien mentir pour garder bonne figure ? Terren aurait-elle les épaules suffisamment large pour le supporter ? Silencieux, Luciano tâcha de rassembler ses penser, de se concentrer. Chaque problème en son temps se répéta-t-il, cherchant à se persuader. Récupérer leurs affaires était la prochaine étape et ignorant le dégoût que l’épreuve suscitait en lui, Luciano commença à retrousser ses manches, entendant sans écouter les paroles de Terren. Sur sa peau, l’intendant percevait le tissus fin du vêtement … cette chemise là aussi valait une fortune ! Mais il le fallait bien. Il s’apprêtait à avancer lorsque Terren le devança, passant devant lui sans une once d’hésitation. Que venait-elle de dire au fait ? Un peu incrédule, l’intendant observa la jeune femme jeter un œil dans l’une des poubelles, s’arrangeant visiblement sans trop de mal de l’odeur nauséabond des bennes à ordures.
Pourquoi faisait-elle ça ?
Pourquoi décidait-elle de se salir les mains, alors qu’il lui aurait simplement suffit d’attendre pour voir l’intendant le faire à sa place ? Presque soudainement, Luciano se surprit à la regarder différemment à mesure qu’elle s’attardait aux abords des poubelles. Lui qui l’avait toujours cru vicieuse se rendait compte aujourd’hui qu’il l’avait méjugé … oui, Isidora aurait pu ne pas intervenir et le laisser faire pour le simple plaisir de le voir humilié, et pourtant elle ne l’avait pas fait. Jusqu’alors tendus, les traits de l’intendant s’adoucirent alors un peu, juste un peu, et il s’en voulu d’avoir été désagréable quelques instants plus tôt. La rancune n’avait pas gagné Terren et cette idée le travailla plus qu’il ne l’aurait penser, lui donna matière à réflexion.
A l’appel de son nom le Rapion apparut, et Luciano s’approcha lorsque Terren lui décrivit la fonctionnalité quelque peu spéciale de ses pokéballs. Tandis que le scorpion repartait dans ce qui était pour lui une mer de déchets, l’intendant de Borao commenta.
« — J’ignorai que vous aviez ce genre de technologie à Pavlica. C’est utile, je dois le reconnaître » déclara-t-il. Indéniablement, Luciano s’était adouci.
Était-ce un compliment ? Oui, et ceux qui le connaissaient bien auraient su le reconnaître. Luciano était avare pour ce genre de choses et peu de choses avaient à ses yeux suffisamment d’intérêt pour en profiter, mais il savait aussi admettre ce qui devait l’être. La journée de Terren pouvait bien être pourrie à souhait, au moins son orgueil pourrait-il se vanter d’avoir faire reconnaître à Luciano Viridis que sa ville natale n’était pas si minable que cela.
Un certain soulagement gagna l’intendant lorsque le Rapion reparut chargé de leurs affaires, voyant dans cette apparition le bout du chemin. S’il se savait encore loin d’être tirés d’affaire, ils demeuraient en bonne voie et sans attendre, Luciano saisit le portable que lui tendait Terren. Pourtant simple, ce geste lui parut étrange, presque irréel … pouvaient-ils vraiment échanger sans tension, sans animosité ? Il fallait croire que oui et cela le troubla. Pendant un instant l’intendant avisa son téléphone, dont la coque blanche était restée intacte – sale, mais intacte – et l’idée rassura le matérialiste qu’il était. Avec un peu plus de réserve, la jeune femme lui tendit par la suite ses deux pokéballs, et Luciano s’empressa alors de vérifier la contenance de celle de la Lougaroc.
Vide.
Bien sûr qu’elle était vide. Si l’improbabilité de la situation lui avait permis d’espérer le contraire, la réalité s’abattait sur lui, confortait ses craintes : Gara n’était pas là et l’inquiétude gagna son cœur. Que lui était-il arrivé ? Avait-elle été capturée, braconnée ? Avait-elle péri en le défendant ? Sa mort lui paraissait excessive – leurs détracteurs n’étaient pas assez fous pour cela, n’est-ce pas ? – et l’intendant tâcha de se rassurer : Gare à Toi était là, à La Isicao, quelque part, il lui suffisait simplement de la retrouver. Reste calme, Luciano. Reste calme. Il rangea les deux balls dans l’une de ses poches, demeura silencieux lorsque Terren mentionna l’idée de voir paraître la Lougaroc. Devait-il lui dire ? D’une manière ou d’une autre, il allait bien être obligé de devoir le faire. Maintenant qu’il avait récupérer son téléphone, appeler Milano était sa meilleure option : son influence à La Isicao lui était essentielle, lui serait salutaire et il le savait … mais il devait aussi gérer Terren, qu’il ne comptait pas abandonner sèchement là. Bien sûr, la gamine était capable de se débrouiller toute seule et de rentrer par ses propres moyens, mais Luciano abhorrait l’idée de la laisser entre les mains d’étrangers, pas après ce qui s’était passé … contre toute attente, il se sentait étrangement responsable de la mettre en sécurité. L’intendant de Borao avisait ses notifications lorsqu’une inquiétante réaction de la part de Terren attira son attention.
« — Quoi ? » lui demanda-t-il, détachant les yeux de son portable.
Le regard de la jeune femme était fixé sur son cellulaire et sans vraiment demander son autorisation, l’homme de Borao la rejoignit pour voir de lui-même ce qu’il en retournait. Regardant par-dessus son épaule, Luciano avisa la liste des innombrables appels de ce qui était vraisemblablement Eduardo Terren, qu’Isidora faisait inlassablement défiler … combien de fois l’avait-il appeler exactement ? L’intendant avait perdu le compte depuis longtemps. Eduardo Terren n’avait pas perdu de temps pour être au courant.
L’information laissa Luciano silencieux, interdit. Qu’allait-il se passer désormais ? Terren avait eu raison sur un point : l’intendant ignorait quelle serait la réaction du père Terren. Allait-il vraiment tuer sa fille et lui passer un savon ? Pourquoi Luciano s’en inquiétait-il soudainement à ce point ?
« — Allons-nous en » déclara-t-il simplement au bout d’un moment.
Rester ici ne leur servait à rien et réglerait encore moins le problème du père Terren. L’intendant doutait de la capacité du réceptionniste à retenir les journalistes bien longtemps et les clés de la Raikar désormais récupérées, l’optique de mettre le plus de distance entre eux et cet endroit le motivait plus que de raison. Accordant gestes et paroles, Luciano quitta la ruelle, abandonnant sans regret les bennes et la désagréable odeur qui s’en dégageait. Tandis qu’il se dirigeait vers sa voiture, le puîné Viridis tourna un regard en direction de Terren, comme pour vérifier qu’elle le suivait bien … mais aussi pour la questionner.
« — Tu te souviens d'où tu étais hier soir ? » lui demanda-t-il alors qu’ils se rapprochaient de la Raikar.
Sa voiture était surement encore là-bas, Luciano aurait parié là-dessus et sans doute Terren le devinait-elle, elle aussi. Arrivé au niveau de la voiture l’intendant la débloqua sans attendre … au même titre que la carrosserie, le cuir blanc de l’intérieur ne portait aucune marque. Cela signifiait-il qu’il n’y en avait pas ? Luciano ne comptait pas se laisser berner aussi facilement et comptait bien faire passer la voiture au peigne fin une fois cette histoire terminée.
Je ne devrais pas tellement m’étonner désormais : mon père a des oreilles partout. Jamais je ne parviens à échapper à son œil scrutateur et à ses jugements. Tel Sauron, il veille sur sa précieuse héritière et sa vision ne connaît pas d’obstacles. Je ricane jaune, sur le point de péter les plombs : juste quand je trouvais que les choses s’arrangeaient quelque peu, me voilà confrontée à un nouveau défi, un défi de taille. Un auquel je ne suis jamais vraiment prête et qui aussitôt me fait me recroqueviller un peu contre moi-même là où j’essaie pourtant toujours d’avoir la tête haute. Je me sens submergée par toute la fatigue et les émotions accumulées ces derniers jours. Confrontée une fois de plus à mon incapacité à le satisfaire. J’en ai marre. J’en ai marre de toujours n’être que moi, de ne pas être à la hauteur de l’estime de qui que ce soit, à commencer par l’homme qui par définition devrait agir autrement. Me trouver en compagnie de quelqu’un qui m’a toujours regardée de haut depuis notre première rencontre n’aide en rien mes dernières réserves mis à mal. Je prends une grande inspiration pour éviter de jeter le téléphone sur le trottoir et plus me perdre dans la capitale que je n’ai pu le faire ces derniers jours. La présence de Luciano derrière moi, envahissant mon espace, entrant dans mon intimité pour voir ces innombrables appels affichés à l’écran, ne fait qu’accentuer cette impression d’étouffer.
Putain mais j’ai failli crever il y a quelques jours. Mais Eduardo s’en balance. Si seulement ça avait pu être moi dans ce lit d’hôpital au lieu de sa précieuse Camila… Y’a des jours où j’aurais préféré que ce soit le cas, plutôt que de vivre ainsi.
Alors que faire maintenant ? Je n’ai pas tellement le choix de suivre l’intendant hors de la ruelle. Mes pas n’obéissent plus qu’à un semblant d’automatisme alors que je considère, comme bien souvent, désobéir aux attentes qui pèsent sur moi et envoyer mon père paître. Une voix cependant me rappelle à l’ordre, une voix profonde et primitive, celle-là toujours qui me dissuade. Serrant fort mon téléphone à deux mains, je soupire longuement, n’entendant pas même la question de Luciano. Alors mon doigt vient activer le numéro de mon père et j’entends sonner une fois, deux fois, mais pas plus. Après, j’entends la voix de ténor de mon géniteur à l’autre bout du fil, même s’il n’a pas encore parlé.
«Olá, pai. Estou vivo.»
«Tu es attendue ce soir pour la présentation aux Watanabe. Sois là, criança. Nous parlerons ensuite.»
Sa voix ne laisse aucun doute quant à l’opinion qu’il s’est fait au sujet de mes errances à La Isicao ou même de cette «nuit» passée en compagnie de notre rival de Borao.
«Ce n’est pas ce que tu crois, papá.»
«C’est ce que tu dis à chaque fois.»
Et il raccroche. Me mordant la lèvre, je laisse ma main retomber contre mon flanc et le téléphone reposer contre ma cuisse. Je sais déjà qu’à la maison m’attend un savon, insultes et autres paroles désobligeantes. Fronçant les sourcils, je prépare déjà ma défense que je sais futile, puisque come d’habitude mon père se sera fait son idée de mes actions et y aura prêté des intentions erronées. Comme toujours il ne cherchera pas à comprendre. Maintenant je dois trouver moyen de rentrer à Pavlica d’ici ce soir, me remettre sur pieds et préparer mon contenu pour la rencontre importante de ce soir avec des investisseurs du Casino. Mon mal de crâne s’est accentué, j’ai faim, soif et j’ai vraiment envie de dormir. Je réalise à peine être enfin arrivée devant la voiture du Viridis quand sa question, à l’orée de ma mémoire, me revient enfin. Je me secoue un peu et remets ce masque d’insouciance et de nonchalance qu’il me critiquait tout à l’heure. Je ne suis pas certaine que j’arriverais à garder contenance s’il décide de se moquer de moi à cet instant. Tout à l’heure, toutefois, il n’a pas profité de mon moment de faiblesse. Un moment d’étourderie de sa part ? Peut-être l’ai-je méjugé. Tout reste à voir de ce qu’il fera là tout de suite. Détournant les yeux de lui, je renifle un coup. Autant l’envie de monter dans sa voiture pour y faire un tour est tentante, autant cette proximité qui en résulterait ne ferait qu’accentuer mon malaise actuel.
«Oui, c’est à un bar, la Balle d’Or.» je fais en usant le GPS de mon téléphone pour me repérer dans la ville. Pas bien loin d’ici, de ce que je vois. «Ma voiture ne s’y trouve pas, nous avions marché depuis l’hôtel Rachel et moi. D’ailleurs je me demande où elle est celle-là.»
Sans plus donner d’attention à l’intendant, je reprends mon téléphone et sélectionne le numéro de ma bonne amie avec qui j’ai passé la soirée la veille. Celle-ci décroche aussitôt, sa voix endormie et inquiète me paraît à l’autre bout du fil.
«Dora ? Dora t’es où ?»
«Peço desculpa, minha querida, je ne suis pas loin.»
«T’étais où ?»
«Euh… J’ai découché apparemment.»
«Pas avec Luciano Viridis quand même ?»
Damn. Comment elle sait celle-là ? Devant mon silence évocateur, elle s’exclame.
«Ah mais MERDE ! Je savais que sous toute ta hargne il y avait une part de toi qui avait vraiment envie de lui tirer les cheveux au lit, Isidora Terren ! J’ai cru que ce que je lisais sur les forums et les réseaux sociaux était faux mais…»
«Ouais non, c’est pas ce que tu crois Rach’»
«… J’ai toujours trouvé qu’il a cet air, tu vois ? Il est carrément chaud, tu dois tout me raconter. Tu es encore avec lui ?»
«Oui, mais plus pour longtemps, j’arrive à l’hôtel d’ici peu de temps.»
«Okay… Il ne va pas monter pour que tu puisses me le présenter ?»
«Ouais non oublie…»
«Ça va dans ce cas, garde-le pour toi ! Tu penses toujours qu’à…»
Je ne lui laisse pas l’occasion de terminer sa plaisanterie. Soulagée de voir que ma bonne amie est remise de nos excès de la veille et en sécurité à l’hôtel, je soupire un moment, levant les yeux vers Luciano qui aura nécessairement tout entendu de notre échange vu notre proximité. Je m’apprête à ouvrir la bouche quand mon téléphone se met à vibrer devant les textos déplacés de Rachel, parmi lesquels je reconnais une aubergine et autres suggestions douteuses. Un sourire vient finalement animer mes lèvres; je lui aurais probablement réservé le même sort dans le cas où les rôles auraient été inversés.
«Je vais prendre le tram, il y a un arrêt pas trop loin.» je fais avec ma nonchalance habituelle. Pourtant je suis fatiguée, vraiment fatiguée, et je n’ai aucune envie de prendre un bain de foule. Quelque chose me retient pourtant de réclamer l’aide de Luciano. D’ailleurs, maintenant que je le regarde, un détail me retient. «Tu n’as pas fait sortir Gara ? Je pensais qu’elle avait horreur de sa balle.»
Un détail que les regards aiguisés auront rapidement compris, l’homme ne paraît jamais sans sa fidèle amie. J’aurais cru qu’elle serait avec lui dès l’instant où il l’aurait retrouvée. À moins que… non, quand même pas… Soucieuse, je lève les yeux vers lui, espérant vivement me tromper.
Traductions:
Traductions : Olà pai = Bonjour papa Estou vivo = Je suis en vie Criança = gamine Peço desculpa, minha querida = Je suis désolée, ma chérie/ma chère
La vérité ne compte pas : seul compte ce que les gens croient
Tandis qu’ils marchaient en direction de la Raikar, le silence d’Isidora Terren le fit se retourner. Avançant par réflexe plus que par intention, la jeune femme se trouvait au téléphone et à l’expression de son visage, l’intendant de Borao devina rapidement qui se trouvait à l’autre bout. Si la distance l’empêchait de percevoir ce qui se disait, la réaction naissance sur le visage de Terren lui suffisait pour savoir que, malgré le détachement qu’elle s’était jusqu’à présent échinée à faire paraître, la situation l’inquiétait et la touchait plus qu’elle ne voulait bien le laisser croire. L’espace d’un instant, pressentant ce qui l’attendait et l’injustice qui en découlerait, Luciano se surprit à se demander ce qu’il pouvait faire pour elle, pour l’aider. Assez rapidement, la réponse se présenta d’elle-même, implacable : rien, il ne pouvait rien faire. Aller jusqu’à Pavlica pour témoigner ? Le père Terren n’en aurait rien à faire et Luciano le savait bien … non, il ne pouvait rien faire, absolument rien, sans compter qu’il ne pouvait pas se rendre à Pavlica, tout simplement : d’autres affaires l’attendaient, à commencer par Gara, qui brillait toujours par son absence, mais aussi cet idiot d’Elecsprint, toujours introuvable.
Son portable désormais raccroché, le silence éloquent de la jeune femme en disait long sur son état et loin de vouloir lui chercher des poux, Luciano se contenta de respecter son mutisme, lui offrant le répit nécessaire pour accuser le coup. D’elle-même, Terren se reprit à l’approche de la voiture, feignant comme si de rien n’était avant de finalement répondre à sa question. La Balle d’Or ? Cela ne lui disait rien, sa méconnaissance de La Isicao n’y étant pas pour rien, mais Luciano tâcha de retenir ce nom. S’inquiétant brusquement de la localisation d’une certaine Rachel, Isidora reprit son téléphone pour un second appel qui ne la laissa pas longtemps dans l’attente. Cette fois suffisamment proche pour percevoir ce qui se disait, l’intendant ne put s’empêcher d’écouter d’une oreille d’abord distraite, puis de manière beaucoup plus attentive dès qu’il perçut la mention de son nom. Instantanément, le regard de l’intendant se porta sur Terren … cette Rachel savait-elle quelque chose ? Oui, de toute évidence, et ce qui n’avait été jusqu’à présent qu’une crainte se révélait avéré : la nouvelle de leur nuit torride – fictive ! – avait déjà fait le tour de la toile et à l’heure qu’il était, tout Cinza devait désormais être au courant. Luciano s’en courrouça bien sûr, mais la suite de l’échange et les paroles de la copine l’interpellèrent et continuèrent t’attirer son intérêt, plus qu’il ne l’aurait voulu. Son regard toujours fixé sur Terren, immanquablement sur le visage de l’intendant s’esquissa un sourire, d’abord léger, puis largement en coin. Luciano ignorait ce qui l’amusait le plus : les mots de la fille, ou bien Terren qui, étrangement, se gardait bien de contredire son amie.
La fille de Pavlica eut beau raccrocher, Luciano la fixa encore longtemps, son visage toujours marqué d’un sourire beaucoup trop amusé. Des bruits de vibrations indiquaient que, loin d’être terminés, les commentaires se prolongeaient par écrit … si l’intendant n’avait pas besoin d’une gamine pour savoir qu’il ne manquait pas d’attrait – son égo était là pour ça – demeurait pourtant au fond de lui une certaine satisfaction, qui venait caresser son orgueil et sucrer cette matinée jusqu’à présent bien amère. L’implication de Terren jouait-elle un rôle dans tout cela ? Bien sûr, et cette fois l’intendant ne se le cachait pas. Il y avait, dans l’attirance largement – très largement – refoulée de Terren, une drôlerie qui ne lui échappait pas, et qui faisait pourtant sens maintenant que l’information se présentait à lui. Loin d’émettre le moindre commentaire, Luciano se contenta de rester silencieux, mais son regard un peu trop brillant trahissait l’aspect récréatif qu’il trouvait à l’instant.
Tachant de faire disparaître son sourire – plus facile à dire qu’à faire – l’intendant écouta à peine lorsque Terren mentionna l’idée de prendre le tram. A ce sujet, Luciano avait déjà pris sa décision depuis longtemps … sans compter que la voix de la jeune femme disait une chose et son corps une autre, et la fatigue qui l’accablait n’échappait pas à l’observateur qu’il était. Peu lui importait les justifications et les excuses qu’elle lui sortirait : Luciano n’avait pas l’intention de la laisser prendre un bain de foule, et encore moins depuis qu’il savait que ladite foule risquait de la scruter à n’en plus finir. L’intendant s’apprêtait à la contredire lorsque Terren reprit la parole, le questionnant quant à l’absence de Gara. Sa remarque le laissa un instant perplexe, pensif, mais aussi étrangement surpris … s’en inquiétait-elle vraiment ? Ses mots on ne peut plus vrais trahissaient l’intérêt que Terren portait à la chose : si le refus de faire entrer Gare à Toi dans sa pokéball faisait échos aux convictions de Luciano, il était également largement influencé par les préférences de la Lougaroc, qui avait toujours détesté être coupée du monde. Ce détail n’était pas de notoriété publique … Terren était-elle, finalement, plus attentive aux choses – à lui – qu’il ne l’aurait cru ? Sans doute.
Luciano hésita un moment à lui répondre, à lui dire la vérité. Le pouvait-il ? Demeurait en lui une réserve, une crainte, celle de la voir s’emparer de l’information pour le prendre à revers, peut-être pas aujourd’hui, mais demain … peu de choses étaient en mesure d’ébranler Luciano Viridis et sa Lougaroc en faisait partie. Comme toutes ses faiblesses, l’intendant de Borao prenait soin de dissimuler cette vérité et de faire croire en son inexistence. Laisser paraître, en présence de Terren, son attachement pour la louve et son inquiétude la concernant ? Luciano n’était pas persuadé que c’était là une bonne idée, et pourtant …
« — Gara n’était pas dans sa pokéball » répondit-il finalement, comme s’il s’agissait d’une sentence. Son sourire en coin avait définitivement disparu pour laisser place à un sérieux emplis de gravité « Je ne la rentre jamais dans sa pokéball, et elle ne quitte jamais mes côtés. Elle a forcément dû être un obstacle » raconta l’intendant. Déjà, Luciano avait fait le tour de la question, imaginant une infinité de scénarios. Gara ne se montrait pacifique dans aucun d’entre eux « J’espère simplement que … » Il hésita « … qu’ils ne lui ont pas fait du mal » déclara-t-il.
Luciano tâcha de faire bonne figure, mais dans son regard brûlait déjà la hardiesse de la vengeance que suscitait en lui cette perspective. Si les Viridis n’étaient pas connus pour leur cruautés, ils demeuraient de redoubles adversaires, et bien plus que Milano et ses principes rigides, des trois frères Luciano était le plus dangereux, car il jouissait du juste milieu qui avait toujours manqué aux deux autres. Luciano savait faire preuve de tempérance, savait se montrer juste, parfois même miséricordieux … mais il savait aussi rendre ce qu’il recevait, le bien et plus encore le mal.
Dans l’espoir de faire disparaître son trouble, l’intendant de Borao prit une inspiration. Il s’était dirigé vers la porte côté conducteur et s’attardait désormais pour prendre place.
« — Monte dans la voiture » déclara-t-il à l’adresse de Terren, lui jetant un regard entendu.
Si ses mots ne relevaient pas vraiment de l’ordre, son ton n’appelait à aucune objection. Devant, derrière, dans le coffre, peu lui importait ; orgueil ou malaise, Luciano se fichait bien de savoir ce qui poussait Isidora Terren à préférer les transports en commun, mais l’intendant ne comptait pas la laisser prendre cette voie. Après tout, ils n’étaient plus à ça près.
L’amitié rare qui me lie à Rachel remonte à plusieurs années ponctuées d’incertitudes et de conflits. Notre chemin s’est croisé pour la première fois en toute banalité lors d’une soirée entre potes alors que nous étions toutes les deux adolescentes; nous fréquentions alors le même lycée mais elle était de deux années ma cadette ainsi je n’avais jamais fait attention à elle avant. Au départ, nos fortes personnalités ont causé bon nombre de frictions; Rach’ n’a pas toujours eu la vie facile et dans son parcours s’est retrouvée à développer une forte méfiance envers autrui. Jumelées de mes propres difficultés à connecter avec qui que ce soit, notre relation aurait dû s’évanouir rapidement pourtant j’ai trouvé en elle une égale et une semblable, quelqu’un en mesure de comprendre même les parts inavouées de moi. Pas de masque en sa compagnie, ou du moins je crois. Les mêmes choses puériles nous tirent un rire; s’il avait s’agit d’autres circonstances que celles-ci je n’aurais pas hésité à renchérir gaiement devant les banales vulgarités de ma compatriote. Lasse de ma nuit, de mon estomac de travers, de la fraîcheur du matin contre mes cuisses et mes épaules dégarnies, de cette migraine qui s’aggrave, je n’y ai tout simplement pas le cœur comme elle le souhaiterait probablement. Il me tarde de lui raconter l’histoire telle qu’elle est réellement arrivée, ce qui ne devrait pas manquer de lui fermer le clapet. Parfois, quand elle m’épuise, je me dis que je ne dois pas être de tout repos tout le temps moi aussi.
Dire que j’ai promis à papa d’être là ce soir. La perspective de voyager vers Pavlica m’épuise déjà, pour le reste je sais que je pourrai assurer à la présentation de ce soir. Mais viendra ensuite la fameuse conversation qui me mine déjà le moral. Je lève un instant les yeux de mon téléphone devant une énième émoticône déplacée, quand je remarque (enfin !) le regard de Luciano Viridis sur moi. Pas son regard, non. Son sourire. Évidemment il a entendu ce que cette tarte de Rachel a dit. Alors quoi, pourquoi il sourit cet imbécile ? Il est satisfait d’avoir une fan ? Non, vu la manière de ses traits, je devine que c’est de moi dont il se moque, mais dans la brume de ma migraine je mets un temps à réaliser de quoi il s’agit. Je fronce donc les sourcils avec une expression nonchalante et vaguement confuse. Au moins, Rachel va bien et ces connards qui nous ont fait le coup n’ont pas touché à un seul de ses cheveux. Peut-être aura-t-elle plus d’informations concernant la personne avec qui j’ai bu hier.
Pour le moment, il y a cette histoire de Gara qui me fait sourciller. Vraiment, j’ai du mal à imaginer Luciano sans sa fidèle louve plus que quelques heures, alors toute une nuit ? À la même manière que puis le faire, il tient sa compagne à ses côtés en tout temps (évidemment sauf quand le Rapion sent la vieille poubelle tel qu’actuellement). Le silence dans lequel s’enferme le blond me raidit et aussitôt je me mets à imaginer le pire. Il vient confirmer tous mes doutes avec un sérieux dont j’aurais pu me moquer s’il ne s’agissait pas pour moi d’un sujet particulièrement sensible : ayant vécu la vive déception qui accompagne de se faire retirer son allié de force, je ne souhaite ce sentiment à personne, pas même à mon ennemi. Serrant les poings, je sens une hargne s’agiter en moi devant les paroles de l’habitant de Borao. Mon regard scrute attentivement le trottoir tandis que nous marchons alors que mon expression désintéressée se couvre lentement d’une ombre.
«Ils n'auraient pas fait une chose pareille.» je déclare, plus pour me rassurer moi-même. «Aussi difficile ce soit pour moi de le reconnaître, il y a peu de Pokémon de la qualité et la dévotion de Gara à Cinza. Elle ne se sera pas laissé faire du mal.»
Je suis dégoûtée. L’inquiétude me ronge, pas pour la sécurité de la louve (car je crois sincèrement qu’il y a peu d’adversaires dans la région capable de se mesurer à cette garce), mais pour les chances de l’intendant de la retrouver. Si les responsables de ce coup monté sont des rebelles… peut-être trempent-ils dans le monde underground, où le Viridis n’a jamais mis les pieds. Elle pourrait être encagée, revendue ou forcée à combattre dans les Cages. Cette perspective me laisse coite, et je serre un peu plus mes balles contre ma cuisse, dans la poche secrète de ma robe. S’il avait fallu que Tanzanite manque à l’appel…
Perdue dans mes pensées, j’obéis spontanément à la demande du Viridis. Son ordre aurait pourtant dû m’insurger, mais trop concentrée à formuler des hypothèses me voilà assise dans sa voiture, beaucoup trop près pour mon confort. Mal à l’aise, je ne cesse de me tortiller sur la banquette, me distrayant comme je le peux par le luxueux intérieur de cuir de la Raikar. Je pose quelques questions techniques au sujet des performances de l’engin, intéressée depuis toujours par tout ce qui est mécanique et qui se construit. Abandonnant finalement la conversation pour me terrer dans un silence fatigué, je regarde les rues de La Isicao défiler en direction de mon hôtel. Je ne reprends la parole qu’une fois bientôt arrivés à destination.
«Tu peux me déposer là, je marcherai le reste. Tu ferais mieux de ne pas trop être vu en ma compagnie, surtout dans un autre hôtel, si tu tiens à ta réputation.»
Cette fois mon ton n’a rien d’hilare. Trop lasse pour faire semblant que ce qui se dit à mon sujet ne m’affecte en rien, je soupire.
«Écoute, pour Gara… J’ai des connexions à La Isicao. Je vais faire passer le mot pour voir si quelqu’un sait quelque chose.» nous savons tous les deux que ses connexions et les miennes sont bien différentes. Certaines oeuvrent le jour; les hommes des Terren préfèrent la nuit. «Ce n’est pas grand-chose, mais c’est le mieux que je puisse faire dans ma situation actuelle. Donne-moi ton numéro, comme ça je pourrai t’écrire avec ce qui ressort de mon enquête.»
Encore une fois profondément sérieuse, j’attends qu’il me dévoile le fameux numéro… Sa méfiance l’emportera-t-elle aujourd’hui ? Juste quand je scrute son visage, je réalise finalement pourquoi il souriait tout à l’heure, ainsi mon expression se teinte lentement de perplexité. C’est qu’il a cru que j’étais attirée par lui parce que je n’ai pas démenti Rachel ? Mais putain, quelle journée…
La vérité ne compte pas : seul compte ce que les gens croient
Plus qu’il ne l’avait imaginé, le destin de Gare à Toi mobilisa Terren, anima en elle des sentiments aux antipodes de l’indifférence. Luciano n’ignorait pas l’animosité de la jeune femme à l’égard de la louve crépusculaire – pourquoi d’ailleurs ? L’intendant n’en avait pas la moindre idée – et l’entendre reconnaître la valeur de la Lougaroc continua de briser les préjugés que l’homme s’était fait la concernant. Isidora Terren savait donc mettre de côté sa fierté ? Il fallait croire que oui. Terren avait touché dans le mille : non, Gara ne se serait jamais laissé faire et en cela résidait le problème, son problème : si Luciano chérissait la loyauté de son pokémon, il savait que cette qualité était également un désavantage … car Gare à Toi aurait donné sa vie pour défendre son maître, aurait combattu quelques soit ses chances de survie, là où d’autres, face au danger, se seraient contentés de fuir. Non, Gara ne se serait jamais laissé faire du mal.
« — C’est bien ce qui m’inquiète » répondit Luciano.
Gara était tenace, rancunière, vengeresse … qui savait comment les choses avaient tourné ?
Sans s’insurger – étrange – Terren prit place dans la voiture et sans attendre, loin de considérer l’inconfort de la jeune femme à l’idée d’être là, Luciano prit un instant pour aviser l’historique de la voiture. La Balle d’Or ne figurait pas sur ses points d’arrêt ni même sur son chemin, au lieu de cela son parcours affichait un tout droit depuis Le Késar – l’endroit où il s’était rendu hier soir – jusqu’ici. Malgré ses indéniables attentes, ne rien obtenir de l’historique ne le surprit pas … leurs détracteurs n’étaient pas si idiots que ça. Finalement, l’intendant se chargea d’entrer l’adresse de hôtel de Terren dans la console, laissa le GPS le guider jusqu’au point donné. Durant le trajet, l’intérêt de la jeune femme pour la Raikar ne manqua pas de l’étonner – encore une fois – et cet échange, différent de tous les autres en bien des aspects, lui octroya une forme de répit dont son esprit avait besoin … loin de lui déplaire, parler de sa voiture de luxe et de ses performances inégalables le faisait mousser plus qu’il ne voulait bien l’admettre.
Ecoutant les paroles de la jeune femme, Luciano arrêta la voiture sur le bas-côté à l’approche de l’hôtel. La laisser là au milieu de la rue dérangeait un peu sa conscience, mais il n’était pas sans connaître les enjeux que représentait le fait de la déposer aux pieds même du bâtiment.
« — Tu es sûre ? » lui demanda-t-il, même s’il connaissait déjà la réponse. Il s’arrêta un instant … est-ce qu’elle s’inquiétait vraiment pour sa réputation à lui ? Insolite « Les conséquences m’inquiètent bien plus que ma réputation » affirma-t-il « Il y a pire que d’être accusé de coucher avec toi. J’aurai pu me faire prendre avec une mineur et là, Terren, j’aurai vraiment été dans la merde » assura-t-il.
Dans son malheur, Luciano n’était pas tout à fait perdant et prétendre le contraire n’aurait pas été tout à fait honnête. Après tout – et malgré ce qu’il avait pu lui dire plus tôt dans la matinée – Isidora Terren faisait partie de ces femmes largement cotée à Cinza et beaucoup risquaient de lui envier les grâces imaginaires que la jeune femme aurait pu lui offrir … oui, il y avait pire que d’être accusé à tort d’avoir une relation avec celle qui était désormais l’aînée des Terren. Les choses auraient pu être pires, bien pires.
« — Et pour ce que cela vaut, je me fiche bien de ce que pensent les gens » affirma-t-il, loin d’en avoir terminé « Tu es une Terren, et je suis un Viridis. Nous faisons ce que nous voulons »
A commencer par ceux qu’ils choisissaient de mettre dans leur lit. Comble de l’arrogance ou force de caractère, Luciano avait cessé depuis longtemps de considérer l’opinion des gens. S’il prenait garde, bien sûr, de soigner son image publique, l’intendant de Borao ne se mortifiait plus des racontars et autres commérages le concernant. Luciano avait finis par se faire à leur présence, lui que beaucoup à Cinza considéraient comme un traitre opportuniste à la loyauté douteuse … Milano et lui-même n’avaient-ils pas trahi leur frère après tout ? Si Luciano connaissait la vérité, peu jouissaient de cette félicité … s’il n’était pas sans démons, le puîné Viridis avait sa conscience pour lui et le reste lui importait peu.
Alors que l’intendant s’attendait désormais à la voir partir, Terren s’attarda dans la voiture pour finalement lui annoncer qu’elle comptait, à sa manière, lui venir en aide pour retrouver Gara. Vraiment ? Surpris, son visage se tourna vers elle et pendant un moment qui dura une éternité, en proie à l’hésitation Luciano fixa du regard sa passagère. Son silence prolongé en disait long sur le conflit qui grondait en lui et sur l’incertitude qui le tenaillait. Quels genre de connexions Isidora Terren pouvait-elle avoir que Milano et lui-même n’avaient pas déjà ? Si son orgueil tentait de réfuter la possibilité de voir la gamine disposer de choses que les Viridis ne possédaient pas, la raison venait tempérer son arrogance. Qu’avait-il à y perdre ? Pas grand-chose, pas dans l’immédiat du moins. L’éventualité d’accepter l’aide de la native de Pavlica suscitait en lui un sentiment étrange et ambigu, qui venait mettre en concurrence soulagement (il n’était pas seul !) et amour propre (sa fierté refusait de voir Terren lui porter assistance). Aux yeux de Luciano, cette perspective impliquait bien plus qu’un simple don de numéro de téléphone : en acceptant son aide, l’intendant permettait aux liens qui les unissaient de changer et d’évoluer, immanquablement ; c’était s’endetter aussi, car Luciano n’était pas homme à prendre sans rendre. Vingt-quatre heures plus tôt, l’hypothèse lui aurait paru aberrante, inconcevable … mais aujourd’hui, maintenant ? Déjà, beaucoup de choses avaient changé, bien plus qu’il n’aurait pu l’imaginer.
Et puis, il y avait autre chose.
Son regard bleu acier figé sur elle, Luciano se surprit à s’étonner de ce semblant de serviabilité dont faisait preuve Terren. C’était … inattendu et l’espace d’un instant, l’intendant de Borao se questionna quant aux motivations de la jeune femme ; trop méfiant, Luciano peinait à lui faire confiance et à croire en le désintéressement de son choix. Le politicien qu’il était le savait bien : rien n’arrivait sans rien et rien ne se donnait, pourtant Isidora ne réclamait aucune compensation, n’affichait aucun prix … et cela le rendait perplexe. Cette Terren là lui était étrangère et l’intendant ignorait encore s’il s’agissait d’un masque de plus ou bien de quelque chose d’autre. Comment le savoir ?
En vérité, il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir et Luciano le savait pertinemment. Après une énième hésitation, l’intendant de Borao donna finalement à Terren les dix chiffres qui composaient son numéro, et avec eux tout ce que cela impliquait. Allait-elle le lui faire regretter ? Luciano le saurait bien assez tôt. Par la suite, tandis qu’elle s’apprêtait à sortir de la voiture, dans un sentiment de dernière minute l’intendant l’interpella.
« — Terren » l’appela-t-il. Il fit une courte pause, s’assura de sa bonne écoute « Merci »
Un seul mot, et quel mot … qui pouvait se targuer d’avoir un jour obtenu les remerciements sincères de Luciano Viridis ? Pas grand monde. Malgré l’incertitude qui planait encore dans l’esprit du puîné Viridis, à ses yeux l’éventualité de la savoir vraie dans l’aide qu’elle lui proposait n’était pas dénué de valeur. Ce geste, que Luciano voulait croire animé d’une certaine bienveillance, ne serait pas oublié.
« — Tu sais où me trouver si tu en as besoin » ajouta-t-il enfin.
Espérait-il vraiment voir Isidora Terren venir frapper à sa porte à la première occasion, ou même venir pleurer sur son épaule aux premières difficultés ? Non, évidemment. Luciano n’était pas sans savoir que leur petite mésaventure du jour n’était qu’une interlude, dont les effets promettaient de n’être que temporaires … ou peut-être pas ? L’intendant ne se faisait pas d’illusions, préférait s’attendre au pire … tout en espérant le meilleur. De cette information, Terren en ferait ce qu’elle voudrait : la balle était désormais dans son camp et tout ce qu’il espérait, c’était qu’elle ne la lui renverrait pas sous la forme d’un boulet de canon.
Si on m’avait dit que je m’éveillerais un jour auprès de Luciano Viridis (ou de son frère d’ailleurs, c’est pas tellement mieux), j’aurais ri à gorge déployée devant l’impossibilité de la situation. Pourtant cela s’est bien produit, même s’il s’agit de circonstances tout à fait singulières. Je mettrai un moment à cogiter sur cette improbable nuit, puis des échanges étrangers qui s’en sont suivis. Mettre nos différences de côté pour travailler ensemble ? Lui proposer mon aide pour retrouver son détestable Pokémon ? Flirter avec cette grande asperge blonde ? Vraiment, on peut affirmer sans l’ombre d’un doute qu’en situations extrêmes viennent des réactions qui sortent tout à fait de l’ordinaire. Jamais je n’aurais imaginé mettre les pieds dans la fameuse Raikar de l’intendant de Borao ou d’avoir une conversation cordiale (presque agréable ?!) avec lui. Pourtant nous y voilà. Nous y voilà…
Je ne cherche pas spécialement à protéger l’intégrité de l’homme en lui proposant de me déposer parmi les rues de La Isicao plutôt que devant la porte de l’hôtel. Simplement, il est un homme de principes : il doit avoir le portrait complet avant de prendre une décision éclairée. J’ai surtout l’envie de m’éviter la rancune qui pourrait s’en suivre. J’ai déjà du mal à supporter les «gamine», je préfère ne pas vivre les «regarde ce qu’il m’en a fait de me tenir avec une traînée comme toi». Tout de même. S’il décide de le faire malgré tout, à sa guise. Dans tous les cas, je ne suis pas sa date, pas sa copine (mon dieu vous imaginez?), il ne me doit absolument rien. Ainsi cet arrangement me satisfait pleinement malgré la migraine. Je sais que je serai de retour rapidement dans ma chambre d’hôtel et qu’un autre genre de problème émergera. Pas pressée de rentrer d’une certaine manière, donc. Tout de même, la perspective de mettre la plus grande distance entre l’intendant de Borao et moi est pleinement alléchante.
M’attendant à ce que Luciano prenne simplement l’offre sans rien dire, je suis surprise d’entendre sa voix s’élever dans l’habitacle pour me questionner. Je lève les yeux au ciel lorsqu’il me demande si je suis certaine : je n’irais pas proposer quelque chose que je ne suis pas certaine d’assumer, malgré ce qu’il peut en penser. J’ignore à quelles conséquences il fait allusion, pourtant me retrouve rapidement troublée par ses paroles. Il y a pire que la perspective de coucher avec moi hm ? Frustrée d’en ressentir une certaine satisfaction (moi et mon obsession pour l’attention… je m’épuise), je souris devant sa mention d’une mineure.
«Je pensais que ça revenait au même, ne m’as-tu pas dit que j’étais une gamine, une pauvre écolière ?» je fais d’une voix amusée.
Malgré tout, sa manière de nous placer dans la même phrase et de dire que nous faisons ce que nous voulons m’a un peu déstabilisée. On dirait presque que la supercherie s’est réellement déroulée; à l’entendre dire on pourrait croire qu’il aurait totalement assumé une nuit mémorable à mes côtés. Sans trop savoir que faire de cette information, je joue avec mes lunettes pour faire passer l’étrange sentiment que cela me procure, pressée de sortir de cette situation, de me soustraire de sa présence. Ne sachant plus ce qui me retient, je dépose mes lunettes sur le banc le temps d’ouvrir la porte et de mettre un premier pied dehors. M’attendant à ce que nos rapports se concluent ici pour une très longue période de temps je l’espère, je suis arrêtée à nouveau par sa voix qui m’appelle. Je me retourne, curieuse de savoir ce qu’il va me lancer encore une fois, m’attendant au pire. Pourtant un seul mot franchit ses lèvres : merci. Peu habituée à le recevoir, je jongle avec celui-ci, affichant mon habituel petit sourire en coin faute d’une meilleure réaction. Incapable de bouger, je dois en plus l’entendre me rendre la pareille, venant d’autant plus me déstabiliser. Je n’aime pas qu’il me prenne ainsi, comme si je pourrais avoir besoin de son aide un jour. Je renifle donc avant de détourner le regard.
«J’en aurai pas le besoin, Viridis, je sais me débrouiller. Aller, ciao.»
Je referme derrière moi sans réaliser avoir oublié mes lunettes, me dirigeant à pas énergiques en direction de l’hôtel. Je sais que Rachel m’y attendra avec une foule de questions qui devront attendre, car déjà je me projette à la prochaine étape de mon aventure de la journée : affronter mon père à Pavlica.