Les derniers mois se sont écoulé trop vite. Bien des aspects m’échappent, d’autres demeurent immuables. À commencer par mes petites habitudes.

Oui, si mon existence s’est trouvée complètement chamboulée depuis l’attaque du Poupinator sur la capitale, je parviens à maintenir le cap grâce à une certaine routine parmi le chaos qui règne dans ma vie. Entre mes responsabilités au Casino, ma présence sans les médias cinzans et mes visites régulières dans le monde secret de la région, je trouve toujours un temps précieux à passer en compagnie de mes Pokémon. Je me fiche que ces instants soient perçus par certaines personnes de mon entourage telles de vulgaires caprices. Ces balades me permettent de me ressourcer et d’assurer par la suite une présence exemplaire ou peu s’en faut, dans les divers domaines qui ponctuent mon existence. Je continue à réfléchir tant à mes stratégies lors de mes combats de Cage, ou mes projets marketing dans l’entreprise familiale. Alors que personne ne vienne me chercher de noix, surtout depuis ma petite… scène du cimetière lors de l’anniversaire du décès de Camila. Je ne veux pas en entendre parler, je veux qu’on me laisse tranquille. Étonnamment, on a exaucé ce souhait jusqu’à présent, me laissant errer dans la pampa à ma guise, sans véritable destination. Un ciel incertain plane au-dessus de ma tête sans trop m’éprouver. Comme disait ma mère «je ne suis pas faite de chocolat» et survivrai si la pluie doit s’abattre sur moi. Pour le moment cela ne semble pas être le projet de mère nature.

Ce qui ne m’empêche pas de voir, au loin, quelques éclairs zébrer le ciel. Un instant, je crains l’orage, mais réalisant qu’aucun des symptômes associés à ce mal du ciel n’est présent, je formule une autre théorie. Aucun vent majeur ne nous secoue nos alliés et moi, aucune pluie ou grondement de tonnerre à l’horizon… Pourtant l’air crépite d’électricité, alertant aussitôt le Rapion à mes côtés. Tanzanite me fait signe, sur ses gardes, tandis que son ami le suit telle une ombre; Jaspe lui au contraire ne semble pas bien perturbé par cette démonstration paranormale et se contente de renifler le sol à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent. Un plateau s’érige finalement sous nous, à quelques pas d’ici, où un garçon d’une quinzaine ou seizaine d’années entraîne un petit Pokémon miniature. Un qui ne doit pas être pris pour acquis de ce que je peux voir, puisque ses éclairs parviennent tout de même à faire un joli spectacle dans le ciel. Wattouat n’est pas une créature que je trouve particulièrement intéressante : les moutons peu pour moi. Je suis une personne un peu trop singulière pour vraiment les apprécier. Pourtant son dresseur semble doté d’une fougue particulière même pour quelqu’un de cet âge. Intéressée, j’observe donc un moment cet entraînement clandestin avant de me dévoiler en applaudissant chaleureusement les efforts du dresseur comme de son allié, un sourire un peu provocateur aux lèvres. Entre-temps, je me suis assise contre un rocher situé un peu en hauteur comparé à mon interlocuteur.

«Joli, à ce stade vous serez prêts pour Poulpinator si jamais il doit revenir nous embêter.»

Je sais que depuis ces événements, les entraînements de ce genre sont beaucoup plus communs et même plus tolérés. Tout de même, comment réagira l’adolescent en voyant une étrangère débarquer dans sa séance d’entraînement ? Reconnaîtra-t-il la fameuse Isidora Terren ou ma chevelure teinte en ma couleur naturelle conservera-t-il mon anonymat ?

«Tu devrais faire attention, gamin. À te voir aller, on pourrait croire que tu t’entraînes pour des combats.»

Il ne s’agit pas d’une menace, même si mon ton est un peu moqueur. Je le regarde, pressée de voir ce qu’il a dans le ventre. Quelque chose me dit que je ne serai pas déçue.

Ce gamin ne manque pas d’audace, ça c’est certain. Je le vois au regard qu’il me porte; clairement il pense qu’un jour ce monde lui appartient. Si je salue toute sa fougue et sa détermination, je sais que les années lui inculqueront la modestie, doucement ou non. Loin de moi l’idée de le jeter du haut de son piédestal adolescent, celui dont on finit toujours par tomber. Je me souviens encore de cette époque où je me pensais le centre de l’univers… Tiens, il me semble que cette tendance chez moi n’a pas bien changé. J’en rigolerais presque si je n’avais pas la certitude que cela froisserait le jeune homme. Dans tous les cas, ma présence le dérange et le met un peu sur ses gardes, ce qui est exactement l’effet que j’avais espéré. Créer une réaction chez autrui est un plaisir incommensurable chez moi et en ce sens ce jeune homme sera probablement une proie bien facile à mes machinations. Jeune et encore naïf, tombera-t-il dans le panneau ?

Dans tous les cas, il a à peu près fait ses devoirs, puisqu’il semble me reconnaître, ou du moins il cherche dans les méandres de sa mémoire où il a bien pu apercevoir mon visage. Comme si on oubliait cette franche inestimable, pfff ! Fais un effort gamin. Devrais-je lui répondre ? D’humeur joueuse, je n’ai pas tellement envie de lui donner les réponses tout cuit dans le bec.

« Je doute que tu connaisses quelqu’un comme moi, gamin. C’est probablement tant mieux d’ailleurs. » je fais non sans un immense sourire. « Peut-être que ça finira par te revenir, qui sait. »

Je ne nie pas donc qu’il est possible de me reconnaître, tout en évoquant la triste réalité qui l’incombe : il n’a jamais eu la chance de me croiser auparavant car j’aurais retenu sur l’intensité de ses prunelles. Un mouvement furtif non loin nous indique la présence d’un Pokémon sauvage dans le coin, rien d’étonnant. Ainsi, il se fait la main sur la population locale ? Il devrait avoir honte, les pauvres… Ou pas. Chasser les Sovkipou n’est pas le plus efficace néanmoins, à moins qu’il ne travaille la vitesse de son allié. Le nouveau venu est bien plus coriace et à ne pas prendre de haut du tout : il s’agit d’un Pachirisu. Étonnamment résilient, cette bestiole n’a pas manqué de me causer des maux de tête par le passé.

« Nous sommes si chanceux de t’avoir comme gardien, prenant au sérieux son rôle ! Tu vas me dire que tu veux devenir un membre de la Guarda un jour, donc ? »

Pure provocation. S’il est comme je le soupçonne de la trempe de la jeune fille que j’ai rencontré quelques mois plus tôt, il ne manquera pas de mordre à l’appât. Combattre est-il pour lui quelque chose de récréatif ? Un élan de rébellion ? L’éclat sauvage de la passion ? Je suppose que j’en saurai plus sous peu. Pour l’instant, je descends de mon perchoir pour m’approcher de lui d’une démarche féline.

« Vas-y, montre-moi ce que ton ami sait faire. » puis, voyant qu’un deuxième Pokémon apparaît non loin, je lui adresse un sourire. « Je vais m’entraîner à vaincre Poulpinator à côté. »

De toute évidence, j’ai déstabilisé le jeune homme au sujet de mon identité, ce qui m’amuse assez. Au final, celle-ci n’a aucune importance. Ici je suis simplement moi, celle qui aime entraîner ses Pokémon loin des regards curieux. En ce sens nous ne sommes donc pas bien différents. Je sursaute toutefois devant son emportée soudaine : on dirait que ma provocation a fait mouche et a enflammé le cœur du garçon qui n’a pas tardé à vendre sa véritable opinion. Plus de faux-semblants, plus d’excuses de s’entraîner pour vaincre Poulpinator ou je ne sais quoi. La nature du jeune homme ont pris le dessus sur lui et à présent la vérité est sortie au grand jour… Au grand désarroi de celui qui l’a émise. Ce genre d’informations est particulièrement sensible dans notre contexte et je ne peux m’empêcher de sourire avec nonchalance devant sa visible méfiance. Il est adorable n’empêche à sa manière. Trop réactif pour son propre bien. Exactement le genre de personnes dont mon père se méfie. Et exactement le genre de personnes que je ne peux qu’apprécier. Pourquoi lui en vouloir d’être authentique ? Il a un courage qui, jusqu’à présent, m’a toujours manqué. Nah, je l’aime bien le gamin.

« Te dénoncer ? Hum… Peut-être que je pourrais éviter de le faire, si tu as de quoi m’offrir en échange. Tu as beaucoup d’argent sur toi ? »

Je rigole un peu méchamment. Bon, suffit Dora, tu as assez joué de lui. Je n’ai aucun intérêt de son argent, mais le torturer un peu est trop tentant je dois l’avouer. Je m’adoucis un peu en arrivant à sa hauteur, quand il me nomme… dresseuse. Cette fois je souris de manière sincère, lui tendant mes bras, qui sont parsemés de tatouages qui en disent long sur mon histoire. Ces tatous représentent tous les combats les plus importants de ma vie, avant que ceux-ci ne soient interdits par la loi.

« Qu’en penses-tu, gamin ? » je lui fais avec une œillade complice. « Je ne vais pas te balancer, tu peux te détendre. Je n’ai jamais compris pourquoi on empêche les Pokémon de se livrer à ce qu’ils aiment. Alors n’attends pas de jugement de ma part, vis ta vie. »

Drôle comment je distribue ce conseil sans parvenir à le mettre en pratique moi-même. Je ne confirme pas ni n’infirme pas ses dires, néanmoins ai-je vraiment besoin de le mentionner à voix haute ? En voyant un Snubbull approcher, je fais signe à Tanzanite, qui ignore les grondements de la bestiole rose en préparant son dard.