« Alors, tout ça, c'est à nous ? »
Hors de son champ de vision, une voix jeune émit un rire doux, mais la haute silhouette qui les accompagnait la reprit sans s'émouvoir.
« Pas vraiment, da'len. "Tout ça" appartient avant tout aux Pokémon sauvages. »
Un léger grondement vint appuyer ses dires, alors qu'une grande Lucario portait la patte à son poitrail, comme un salut solennel. Elle leva vers la créature des yeux brillants d'admiration. Un jour, si elle s'en rendait digne, elle aussi deviendrait amie avec un chasseur fort et fier.
« Sais-tu pourquoi nous t'avons amenée jusqu'ici ? »
Elle redressa la tête vers la haute silhouette à la crinière immaculée, dont les prunelles d'eau claire s'étaient rivées à elle pour la transpercer d'un regard sévère. Malgré son maintien rigide et l'exigence contenue dans ce faisceau infaillible, la présence lui laissait une impression rassurante.
« Pour... que je voie les montagnes ? »
La présence oscilla la tête.
« Tu n'es pas loin, da'len. Nous voulions que tu te rappelles pourquoi, depuis des générations, nous veillons. »
Cette fois, elle sourit en s'exclamant, car elle possédait la réponse.
« Oui, oui, je sais ! Pour protéger les Pokémon sauvages ! Parce que c'est à eux ! »
L’œil limpide de la silhouette crépita, et elle eut soudain envie de se mordre la langue. Elle avait répondu trop vite à ce qui n'était pas une question. L'excès d'énergie mène à l'excès de négligence, avait-on coutume de lui répéter, et il fallait reconnaître qu'elle dépensait beaucoup de l'une comme de l'autre. « ...Ir abelas, papae.
— Shemlen, » la réprimanda sévèrement l'homme. Il se détourna, projetant sur elle une ombre réprobatrice. « Garas. Nous n'en avons pas terminé. »
Sur ces paroles laconiques, il s'en fut sur la sente abrupte entortillée autour du pic qu'ils escaladaient depuis le point du jour ; sa compagne Lucario lui emboîta le pas avec un grognement, et ne resta dans leur sillage que la fillette penaude. Elle fit de son mieux pour masquer sa peine sous une moue vaillante, jusqu'à ce qu'une main bienveillante vînt presser et alléger tout à la fois son épaule.
« Il est fier de toi. » Les iris étincelants de Blizzard la réchauffèrent comme l'espoir du levant. « T'as peut-être pas réfléchi, Neibie, mais je l'ai vu dans les yeux de Luciole. Il est fier que tu aies compris si vite. »
L'impatience la faisait trembler d'appréhension, l'appréhension la faisait vibrer d'impatience. Le jour était enfin arrivé - depuis le temps qu'elle l'attendait, qu'elle s'était entendue conter l'épreuve par ses pairs plus âgés, elle allait enfin pouvoir la vivre par elle-même.
Elle marchait à bonne allure, soucieuse de ne pas se laisser distancer par son père. Depuis sa toute première sortie en sa compagnie, elle avait grandi, elle avait mûri ; et aujourd'hui plus que tout autre jour, elle voulait se montrer à la hauteur de ses attentes.
Luciole ouvrait la voie, de son pas léger de prédateur. Elle ne pouvait espérer la rattraper, mais une rigoureuse routine de randonnées avait su renforcer ses jambes, et elle parvenait presque à se maintenir à hauteur de son géniteur.
« Tu as encore tout à apprendre, da'len. » Il ne félicita pas autrement ses efforts ; il ne se retourna même pas pour parler, et persista à avaler la terre nue de ses larges enjambées sans soulever ni un son ni une poussière. Elle ne se démonta pas. S'il pensait lui arracher un geignement, elle allait lui prouver que son cœur était devenu aussi ferme que sa volonté.
Il s'arrêta soudain au milieu d'une clairière de pierre. Luciole les y attendait déjà ; elle porta sur la progéniture humaine ses yeux d'ambre inflexibles. Neige les lui rendit sans comprendre.
« C'est ici que nos chemins se séparent, Neige. » Son père s'accroupit alors pour rétablir l'altitude entre leurs deux visages, l'un des rares gestes d'affection qu'il s'autorisait avec ses enfants. Bien qu'il ne tendit pas la main vers elle, elle lut dans cette expression intense qui la scrutait sans frémir toutes ces paroles qu'il ne se permettait pas de dire. « À partir d'ici, tu devras suivre Luciole. Ce que tu verras, ce que tu vivras, et avec qui tu le vivras... décidera de ton sort. »
Il y avait un avertissement dans sa voix, elle le sentait. Dans la montagne, on naît et on meurt au précipice du destin. Qui savait si elle reviendrait du parcours qui l'attendait ? Mais, si elle voulait retourner à sa famille en tant que meutière à part entière, elle n'avait d'autre choix que de réussir. Fébrile, elle accepta en silence l'incertitude de son avenir.
Alors que Luciole reprenait sa route, toujours de cette course de chasseur si difficile à cerner, Neige se lança à sa poursuite. L’œil brûlant de son père resta posé sur son dos tant qu'elle n'eut pas disparu à l'horizon.
Dès qu'elle l'eut vu, elle le sut. C'était lui, et nul autre, qui l'accompagnerait sur les sentiers périlleux de son existence à l'état sauvage. C'était un si jeune Riolu, si pâle, si austère, constamment renfermé sur lui-même à l'écart de la meute, et pourtant, lorsque ses prunelles rubis s'enfoncèrent dans l'onde pure du regard de l'humaine, il le sentit aussi bien qu'elle. Ce seul échange avait suffi, à l'arrivée de Neige dans la meute, pour que leurs cœurs et leurs instincts comprissent ; même s'il fallut plus de temps et d'épreuves à leurs esprits afin de se rencontrer vraiment. Ils le réalisèrent en conscience, puis l'acceptèrent en conséquence, bien plus tard seulement, après les nombreuses aventures que la montagne leur réservait encore.
Elle rampait sur la roche hostile. Amaigrie, affamée, sale et épuisée, elle sentait le vent flagellant des pics lui fouetter le corps comme pour l'aiguillonner à marcher. Elle aurait voulu se relever, mais ses membres raidis de douleur refusaient d'obtempérer. Elle n'allait pas y arriver. Elle n'allait pas survivre.
Non... Je peux pas abandonner...
Grisaille était parti ; une ultime dispute sur la chasse à suivre les avait promptement éloignés l'un de l'autre, et désormais elle était seule, livrée à elle-même et aux éléments cruels de la montagne. Son ventre gémit pour sa gorge brisée de fatigue.
...Non ! Je refuse ! Avec un râle, elle s'obligea à pousser sur ses bras pour se hisser plus loin sur la pierre. L'effort parut titanesque à son organisme vide d'énergie ; mais elle parvint finalement à se rasseoir et s'adosser à un rocher. Elle leva son visage souillé vers l'horizon, là où la proie qu'ils devaient rapporter à la meute s'était réfugiée. Le combat avait été rude, bien plus rude qu'escompté. Sa peau claire bleuissait à vue d’œil.
Elle avait envie de pleurer, mais elle s'astreignit au calme et au silence. Les lamentations ne nourrissent ni la sagesse ni le corps, murmura la voix profonde de son père au fond de ses souvenirs. Plutôt que de s'effondrer alors, comme l'aurait fait n'importe quelle fillette de son âge jetée en pâture à la montagne, elle ferma les yeux, inspira et expira longuement jusqu'à recouvrir sa sérénité intérieure.
Quand elle les rouvrit, une patte s'était posée sur sa main. Grisaille l'attendait, assis à ses côtés, ses grands yeux vifs dévorant son visage d'une expression indéchiffrable. Mais elle savait, puisqu'elle la ressentait, la détermination partagée qui s'était raffermie à l'unisson dans leurs cœurs.
La victoire possédait un goût de féroce satisfaction. Elle - elle et Grisaille - ils avaient réussi, ensemble, à surmonter leur épreuve finale, à mettre à bas leur dernière proie et à relever haut la main le défi de leur initiation. Ils avaient vaincu. Ils avaient triomphé. Ils avaient mérité leur place dans la meute, parmi les inébranlables sentinelles de la montagne.
Ils se tenaient côte à côte, secs et cassants comme des brindilles, mais leur regard brillant sous la crasse trahissaient leur euphorie rayonnante. Autour d'eux, la meute s'était rassemblée afin de procéder à leur intronisation, la célébration de leur passage d'une étape de leur vie à la suivante. Alors que les Lucario leur communiquaient en chœur leurs félicitations par la marée de leurs auras conjuguées, Neige glissa une œillade emplie de bonheur à Grisaille, qui la lui rendit comme un reflet. Ensemble, ils avancèrent.
Une haie d'honneur s'ouvrit lentement sur leur passage, pour aboutir soudain sur une haute silhouette bien connue, flanquée de son éternelle alliée, et accompagnée de sa propre meute - une famille d'humains à la toison blanche et aux iris cristallins, à des âges plus ou moins variés, certains rejoints aussi par leur âme sœur, tous portant sur la petite fille et son ami Riolu des regards empreints de fierté. Blizzard se pencha sur sa jeune sœur pour lui ébouriffer les cheveux pendant que Falaise faisait de même avec Grisaille, mais ils s'écartèrent bientôt pour laisser la place au plus important d'entre tous - du moins, dans l'esprit de Neige. Sobre dans son affection, comme il en avait coutume, l'homme à l'expression si sévère se permit pourtant, pour la première fois depuis les prémices de sa vie, de lui offrir un léger sourire.
Les armes s'entrechoquèrent, bâton contre os. Grisaille fit un bond en arrière, mais leur esprit était un, et elle anticipa son geste. Elle se fendit en avant, les lèvres retroussées comme les babines du Lucario, et le bruit du bois contre la pointe aigüe de sa patte éclata entre les arbres épars.
Les années avaient passé. Adolescente, elle avait arrêté l'école pour se consacrer pleinement à son rôle de gardienne des pics, tandis que Grisaille, grandissant lui aussi, avait enfin atteint sa forme évoluée à force d'entraînements communs et de confiance partagée. Si les corvées et les patrouilles se succédaient sans discontinuer désormais qu'ils pouvaient répondre incessamment à leur devoir, ils n'en perdaient pas l'occasion pour se livrer, comme en cet instant, à ces affrontements amicaux - quoique impitoyables, vus depuis l'extérieur - qui avaient toujours pavé leur existence, et forgé leur affection mutuelle dans la rigueur de la discipline.
Soudain, un puissant cri de détresse fit décoller une volée d'Etourmi vers le ciel pur, et stoppa net les deux combattants dans leur élan fougueux. Les sens en alerte, ils s'entre-regardèrent.
Danger. Des intrus ?
D'un accord tacite, ils hochèrent la tête, puis s'élancèrent en direction de l'appel.
Il ne leur fallut pas longtemps avant de distinguer, au travers des broussailles maigres et des rochers, deux silhouettes équipées de sacs à dos et de casquettes. À leur ceinture étincelait la guirlande fatidique des Pokéballs.
Les étrangers ne les avaient pas vus ni entendus approcher, bien sûr ; le pas des sentinelles, éprouvé par la montagne, se faisait agile et silencieux, alors qu'eux-mêmes braillaient sans prendre la peine de dissimuler leur présence. Des Dresseurs de la ville, aussi gauches et grossiers qu'on pouvait l'imaginer.
Devant les deux hommes, un Medhyèna et un Krakos tenaient en respect un Shaofouine épuisé ; la malheureuse belette était prise au piège des tentacules solides de sa pieuvre d'ennemie, pendant que le canidé cherchait vaille que vaille une ouverture pour planter ses crocs aiguisés dans sa chair. « Allez, vas-y, Croque-Mord, tu peux le faire ! » s'exclama l'un des humains, plein d'enthousiasme.
« Si avec ce combat, il évolue pas, je comprends pas ! »
La fureur embrasa l'esprit de Neige autant que celui de Grisaille. Le combat était parfaitement injuste et cruel : le Shafouine, prisonnier, n'avait aucun moyen de riposter ou de s'enfuir face aux assauts légers, mais de plus en plus accablants, du chiot qui le harcelait. Alors que la fouine lâchait un nouveau rugissement de désespoir, la meutière se projeta hors de sa cachette.
« Tu penses que je pourrai essayer de le capturer quand... Hé, c'est quoi ça ?
— Venavis ! Vous n'avez aucun droit de chasse ici ! »
Grisaille appuya son exclamation d'un grondement sourd, son os aurique brandi entre ses pattes. Les deux Dresseurs clandestins reculèrent chacun d'un pas à cette intimidante vision ; Croque-Mord arrêta de mordre. « Qu'est-ce que tu baragouines ? » balança l'un des deux garçons, un peu plus âgé qu'elle, une fois remis de sa surprise. « Un droit de chasse ? Depuis quand y'a besoin d'un droit pour entraîner et capturer des Pokémon ?
— Vous n'entraînez rien du tout, » siffla-t-elle, le nez froncé de colère. « Vous volez et détruisez comme si la nature vous appartenait. Si vous voulez que votre chiot s'entraîne, alors libérez ce Shaofouine et demandez-lui de vous montrer ce que ce mot signifie vraiment.
— T'es tarée ! On va pas libérer ce truc alors qu'il pourrait nous péter la gueule en deux prises de karaté ! »
C'en fut trop.
« Alors, vous aurez à me combattre d'abord. »
Les Dresseurs voulurent protester, mais le duo s'avançait déjà, elle jouant de son bâton, Grisaille de son os, prêts à défier le Medhyèna qui s'était placé entre eux et son maître. Le Krakos ne pouvait lâcher prise sans risquer de violentes représailles de la part de sa victime ; la situation ne penchait clairement plus en faveur des contrevenants, qui se concertèrent d'une œillade avant d'opter pour la solution la moins glorieuse, mais aussi la plus utile à leur survie.
« Vite, on décampe ! »
Deux flashes rouges absorbèrent les deux Pokémon domestiques alors que leurs propriétaires fuyaient déjà loin à l'horizon ; Neige les aurait bien pourchassés jusqu'aux frontières de la réserve, mais elle avait un blessé à soigner. Doucement, elle approcha du Shaofouine qui se remettait debout en chancelant sur ses pattes, la fourrure tachée de poussière et bleuie de contusions.
« Ar tu na'halani, » proposa-t-elle à la créature vacillante.
Le Shaofouine l'observa sans comprendre, jusqu'à ce qu'elle tentât d'approcher ses mains de ses blessures ; alors il secoua la tête, l’œil reconnaissant mais la décision ferme. Neige plia.
« Alors, ghilas. »
Le Pokémon sauvage opina de nouveau du chef. Sur un dernier salut de Grisaille, il claudiqua vers les montagnes, et le cœur de la jeune fille se serra de cette vision autant qu'il s'emplit de fierté à l'accomplissement de son noble devoir.
C'était l'heure de l'initiation pour le dernier membre de la famille. Flocon, le petit benjamin chétif et timide qui avait, de toute sa fratrie, été le plus difficile à mettre au monde ; au point, même, que tous avaient douté de la vigueur de son étincelle, à l'instant où il avait pointé le museau hors de la matrice de sa mère. Et puis il s'était mis à pleurer, et chacun avait été rassuré. Au moins un temps.
Cette fois, ce furent à Neige et Grisaille d'escorter l'enfant jusqu'à la clairière où, partant de là, l'humain quittait son humanité pour se fondre dans la lupinité. Dix années séparaient la jeune fille de son petit frère, et là où il découvrait chaque buisson et chaque pierre, elle s'en souvenait presque comme si c'était hier. Le pas véloce de Luciole, la marche puissante de son père ; son visage de pierre ; et son ultime salut, cependant qu'il laissait son amie Lucario entraîner sa progéniture loin de lui, pour un destin alors encore incertain.
Elle se souvenait que l'excitation avait couvert sa peur. De Flocon, elle ne ressentait que la peur.
Le petit ne décrocha pas un mot tout le trajet durant. Il s'efforça de suivre l'allure soutenue de sa grande sœur sans se plaindre, mais son physique, moins robuste que le sien au même âge, peinait à maintenir le rythme. Elle hésita, puis s'autorisa, sans un mot, à ralentir légèrement afin de lui permettre de reprendre son souffle. Grisaille ne lui envoya pas un regard, mais il lui fit passer une émotion lourde de sens : elle n'était pas censée lui faciliter la tâche, quand bien même appartenait-il à son sang. Le but de l'initiation était d'éprouver sa force de corps et d'esprit face à la cruelle indifférence de la nature.
Ils atteignirent la clairière, et elle s'immobilisa enfin. Grisaille l'avait devancée, comme Luciole en son temps ; et toujours comme elle, il fixa avec insistance, d'un regard solide comme le fer, le visage poupon du gamin dès qu'il apparut à leur traîne. Sa poitrine pantelait, ses yeux limpides luisaient d'inquiétude, mais il rejoignit sa sœur sans se plaindre.
« À partir d'ici, tu devras suivre Grisaille. Ce que tu verras, ce que tu vivras, et avec qui tu le vivras, décidera de ton sort. »
Il lui parut étrange de répéter cette antique prophétie, à la place non de l'aspirant, mais de l'initiée ; et elle dut combler toutes les failles de sa volonté lorsque Flocon, les paupières un peu plus arrondies de terreur, se mit à balbutier :
« S-s-seul ? M-mais... je vais m-mourir ! »
Elle pinça les lèvres, son regard devint orage. Elle ne devait pas céder. Elle ne devait pas s'attendrir pour lui, ou bien la fatalité se chargerait de lui faire payer ce qu'elle n'aurait pas su endurcir.
« Croire que tu es seul en cet instant est déjà une erreur, da'len. N'en commets pas d'autres, ou bien la montagne ne te le pardonnera jamais.
— N-Neige, attends... » s'écria-t-il, presque en larmes, en la voyant se relever pour partir. Elle s'arrêta, dos tourné à ses sanglots.
« Lath sulevin, lath araval ena, » fit-elle pour toute réponse.
Elle reprit sa route sans un mot de plus, ignorant les appels de plus en plus désespérés, de moins en moins compréhensibles, de son petit frère. Elle ne se retourna pas, et il ne vit jamais la férocité avec laquelle elle se mordait les lèvres.
Cela faisait plusieurs jours maintenant que Flocon était parti pour son initiation. Neige avait beau le savoir sous la garde de Grisaille et des siens, elle craignait pour sa survie ; mais elle ne pouvait pas, n'avait pas le droit de tenter quoi que ce soit pour le soutenir. Il devait surmonter les difficultés par ses propres moyens.
« Garas, Neibie, » l'interpella Blizzard alors qu'elle contournait l'une des bâtisses de leur petite propriété. L'aîné de la fratrie, dont l'âge et le charisme naturel le pressentaient pour devenir meneur du clan, s'était toujours avéré un soutien inébranlable, à l'écoute de chacun de ses frères et sœurs - et en particulier sa cadette directe, dont il connaissait par cœur les passions et les tourments. Plus ouvert d'esprit et plus compréhensif que leurs parents, il répondait systématiquement présent lorsqu'elle laisser filtrer ses émotions importunes, comme il trouvait immanquablement le moyen de rasséréner son esprit troublé. Elle s'approcha donc, intriguée. « Qu'y a-t-il ?
— Je vois bien que tu te fais un sang d'encre pour Flocon. Inutile de nier, » répliqua-t-il dans un rire avant qu'elle pût ouvrir la bouche. « Tu as beau essayer de le cacher - et t'y arrives assez bien, d'ailleurs, pour que ça puisse tromper tout le monde -, je te connais presque mieux que je connais Falaise. » Le Lucario n'était pas là pour s'offusquer, bien sûr ; comme tous les autres, il s'en était retourné à sa meute afin de s'assurer de l'initiation de Flocon. Elle plissa le visage, gronda faiblement au fond de sa gorge, contrariée. « Peu importe ce que je peux bien ressentir. Flocon doit réussir à s'en sortir par lui-même.
— Neige... » Blizzard poussa un léger soupir, ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, il posa sa main sur l'épaule de sa sœur pour la considérer de son expression chaleureuse, comme il le faisait déjà lorsqu'ils étaient enfants. « En effet, nous ne pouvons pas l'aider. Cette épreuve est la sienne ; qu'il triomphe ou qu'il échoue, il devra atteindre le bout du voyage sans subir d'influence extérieure. Mais... » (Il planta l'intensité de son regard limpide dans celui de Neige.) « Neige, tu es certainement la première à savoir que nous n'abandonnons pas les nôtres. Même dans l'épreuve. »
Elle considéra son frère les yeux ronds, mais il lui fit simplement signe de le suivre. « Fais-moi confiance. »
Elle lui faisait confiance.
Ils partirent en direction des plus hauts pics, là où elle savait que Flocon devait se trouver, sans doute aux prises avec la faim, le froid et la solitude - sauf s'il avait su découvrir son âme sœur parmi les jeunes Riolu de la meute. Plus ils approchaient, plus elle se montrait circonspecte. « Nous n'allons pas faire ce que je crois, Blizzard ?
— Nous allons faire ce que nous faisons de mieux. Veiller. »
Il n'ajouta rien de plus et reprit son ascension parmi les rochers.
Bientôt, ils débarquèrent ensemble aux abords d'une ouverture vaguement boisée à flanc de montagne, où une série d'échos se répondait - certains grondants et aboyants, d'autres émis par une voix jeune et claire, indéniablement humaine. Elle eut tôt fait de reconnaître Flocon, et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Il n'est pas seul. Il n'était pas seul. Il avait trouvé son allié !
« Nous n'avons pas le droit d'intervenir, mais nous pouvons l'observer, » murmura Blizzard cependant qu'ils se camouflaient derrière quelques fourrés, hors de portée du garçon et de son Riolu en plein exercice. « Nous l'avons fait aussi avec toi, à l'époque. Plus précisément, je l'ai fait, » avoua-t-il tandis qu'elle le fixait avec surprise. « Je t'ai vue, après ta dispute avec Grisaille. L'état dans lequel tu étais, la façon dont tu t'es accrochée malgré tout... Moi aussi, je m'étais beaucoup inquiété pour toi, mais tu m'as plus que prouvé que tu savais te débrouiller par toi-même. » Il lui ébouriffa gentiment les cheveux. « Je me suis dit que constater l'avancée de Flocon te rassurerait, comme ça m'avait rassuré en mon temps. »
Elle réprima le tremblement irrésistible de ses lèvres. « Ma serannas, Blizz. »
Un mouvement suspect dans l'ombre du sous-bois attira tout à coup son attention. Son expression, qui s'était relâchée un instant, reprit ses contours acérés comme une lame, et elle banda ses muscles. Rodé à leur communication muette, Blizzard saisit très vite son trouble ; c'est d'un commun élan qu'ils quittèrent leur cachette pour filer la silhouette fugace que la jeune fille avait aperçue derrière les troncs maigres.
Ils n'eurent pas à avancer beaucoup, cependant : un cri terrible explosa entre les arbres, au beau milieu de la trouée où Flocon et son nouvel ami s'entraînaient. Neige sentit son sang ne faire qu'un tour.
« FLOCON ! » hurla-t-elle.
Avant que Blizzard ne pût esquisser un geste, elle déboula hors des bois telle une furie. Deux hommes, habillés de camouflage comme des trappeurs, s'étaient jetés sur le pauvre enfant et son Riolu, éloignant le premier grâce à leurs terrifiants Dimoret pendant qu'ils s'emparaient du second entre leurs bras implacables. Le bébé Pokémon eut beau se débattre comme un diable, ils le bloquèrent fermement jusqu'à le jeter dans une cage. Tétanisé par la peur, Flocon ne trahit ni un mouvement ni un son.
« Len'alas lath'din ! Lâchez-le ! LÂCHEZ-LE ! »
Elle voulut se jeter à la gorge du braconnier le plus proche, néanmoins elle n'en eut pas le temps : vif comme l'éclair, l'un des Dimoret se plaça en travers de sa route, ses longues griffes acérées comme des rasoirs accrochant la lumière du jour. Neige freina de justesse pour l'éviter ; le visage déformé par la rage, elle émit un grondement de louve.
« Foutez le camp, ou le gamin va prendre cher ! »
Flocon frémit alors que les autres Dimoret refermaient leur cercle sur lui, les crocs découverts sous des rictus plein de vice. Le cœur de Neige battait à ses tempes le rythme de sa colère ; elle entendit à peine Blizzard la rejoindre pour se poster, menaçant, à ses côtés, sans pouvoir non plus réagir. L'ennemi tenait leur petit frère en otage, il avait la puissance du nombre, et se lancer dans la bataille sans l'appui de Grisaille et Falaise reviendrait à condamner leurs trois sorts. « Venavis ! » essaya tout de même l'aîné de sa voix forte et autoritaire. « Laissez ce Riolu tranquille ! Il ne vous appartient pas !
— Il est sauvage, il appartient à tout le monde tant que personne l'a capturé, » ricana l'un des hommes. Neige rugit de plus belle, les yeux exorbités, et le Dimoret fit de nouveau jouer ses griffes en signe d'avertissement. « Elle va se calmer, la gamine ? Elle se prend pour quoi, un Ursaring ?
— Venez vous battre par vous-mêmes, et vous le saurez, » gronda Blizzard.
L'individu partit d'un rire gras. « Oh non, nous, on a eu ce qu'on voulait. On s'tire. Transmettez nos amitiés au reste d'la meute ! »
C'en fut trop pour Neige, qui bondit sur l'insolent en dépit de la menace des griffes ; Blizzard la retint de justesse, et elle lutta contre son étreinte non moins violemment que le Riolu assenait ses coups aux barreaux de sa cage. Mais Grisaille n'était nulle part en vue pour les sauver, et alors que les braconniers se confondaient à l'horizon, ni l'une ni l'autre ne parvinrent à se libérer des entraves de leur impuissance.
Le traumatisme marquerait Flocon pour le restant de ses jours. Avec l'enlèvement du Riolu, son initiation fut brutalement avortée, et tous les membres de la meute se replièrent dans leur tanière pour se recueillir. Le clan aussi pleura pour cette perte, bien qu'il ne se permit pas d'investir le territoire privé des endeuillés ; les condoléances partagées arriveraient quand le moment serait jugé opportun. Pendant un temps, les humains se contentèrent donc de remplir leurs offices par eux-mêmes, sans oublier de panser leurs propres blessures.
Flocon avait toujours été un membre à part dans sa famille compliquée. Sensible, fragile, sa naissance difficile n'avait fait qu'ajouter à sa réputation de faiblesse ; puisqu'il partageait le même sang, on veillait sur lui, on le protégeait, le gardait et le nourrissait, mais on ne pouvait s'empêcher de le considérer avec ce regard étrange, empreint d'un mélange désagréable de pitié et de déception. Sans son Riolu, sans même avoir mené son épreuve à son terme, il ne pouvait compter devenir un gardien des montagnes à l'égal de ses pairs ; ainsi donc le plaçait-on, plus ou moins consciemment, dans un entre-deux, où il restait congénère sans être vraiment cousin ou frère. Seuls Blizzard et Neige persistaient à le fréquenter sans laisser leur affection se briser sur l'écueil du jugement.
Malgré leurs efforts, Flocon s'éloigna de plus en plus du groupe. Au fil des années, il trouva le moyen de prendre contact avec le monde civilisé ; Blizzard lui offrit sa complicité, rapportant, après ses brefs voyages administratifs à Sercena, de longs récits sur la ville et les gens qui s'y trouvaient, des livres, des films et des consoles de jeu, jusqu'à lui ramener un petit ordinateur qui lui permit de se connecter à cet univers hors de sa portée. Son intérêt pour ce qui désintéressait sa famille ne fit que croître, et accroître sa solitude dans la foulée ; Neige, devenue plus protectrice que jamais envers ce petit frère qu'elle avait déjà manqué une fois de protéger, se prit à participer à certaines de ses lubies, et se mit à jouer de temps à autre avec lui. Néanmoins elle ne voyait pas d'un bon œil qu'il se rapprochât tant du monde moderne ; en bien des façons, elle avait l'impression qu'elle allait le perdre à son tour.
« On a encore une patte cassée par ici ! Vite, Neige, j'ai besoin de l'extrait de Baies Oran ! Givrelune, va me chercher un autre lot de bandages. Où est Blizzard ? Encore en train d'en récupérer d'autres ? Arceus'enaste... Non, Flocon, je vais me débrouiller, merci. Par tous les crocs, qu'est-ce qu'ils ont bien pu leur faire en ville pour les mettre dans cet état ? »
Glacier s'activait comme il le pouvait, Soupir à ses côtés, afin de prodiguer ses soins aux créatures assommées, blessées, éperdues, qui ne cessaient d'affluer dans leur refuge depuis le début de l'après-midi. En vérité, quoi qu'en disait le médecin débordé, ils avaient eu vent des événements qui avaient conduits les Rangers - non, les Reguladors désormais - à acheminer vers leur lointaine réserve quantité de Pokémon enlevés à leurs Dresseurs d'origine, à la suite de ce brusque changement de régime que l'on nommait désormais la Nova Existência. Si les nouvelles mesures prises pour la libération et les droits des Pokémon avaient de quoi réjouir le cœur des Inverno, profondément attachés au respect et à la liberté des espèces sauvages, il fallait admettre que le travail de réintroduction fut rude - et plus encore ces derniers temps, alors qu'une violente émeute avait explosé à Sercena et, de fait, quadruplé la quantité de bêtes rescapées à soigner avant de les relâcher dans leur habitat naturel.
« Alors, il arrive, cet extrait de Baies ? Aah, merci, Neige ! Non, non, rien, désolé, je suis juste à cran. Ouah, Blizzard, c'est toi ? Tu m'as fait peur ! Je t'ai pas reconnu derrière toutes ces plumes. Attends, attends, on va t'aider à la transporter. Ouh, elle a l'air farouche ! Allez, sois tranquille ; on ne te veut pas de mal... Fenedhis, fais attention ! Elle t'a giflé ? Oh, je sens que ça va pas être une facile, celle-là... »
Ce disant, il approcha de la jeune Efflèche toujours rebelle malgré le somnifère qui continuait d'arpenter ses veines, Soupir sur ses talons. Serrant entre ses doigts le mortier dans lequel se trouvait sa préparation médicinale, il fit le tour de la créature afin de l'examiner sous toutes les coutures, sans prendre le risque de la toucher. « Vaillante... Je ne sais pas à qui elle appartenait ni ce qu'on lui a fait, mais elle s'est défendue jusqu'au bout, et se défendra encore, » murmura-t-il d'un ton trop bas pour qu'il s'adressât, malgré l'affluence, à quiconque d'autre que lui-même.
Neige profita de l'accalmie entre le médecin et sa patiente pour s'isoler un peu à l'écart dans la pièce, les épaules lasses. Près d'elle, Grisaille émit un grognement de compassion. La jeune fille avait tendance à se considérer endurante, mais elle n'avait encore jamais été confrontée à une telle effervescence, ni à tant d'arrivées inconnues dans son petit nid perché au sommet des montagnes. « Neibie ? » l'apostropha tout à coup la voix non moins éprouvée de Blizzard. « Tu peux venir, s'il te plaît ? J'aimerais te parler... à l'extérieur. »
Sur ces mots, il disparut à l'encadrement de la porte. Circonspects, humaine et Lucario lui emboîtèrent le pas.
Blizzard s'était posté à quelques enjambées du bâtiment de l'infirmerie, le regard lancé vers le ciel. À l'horizon, le soleil se couchait peu à peu, et des étoiles précoces commençaient déjà de piqueter d'argent les ténèbres au-dessus des abrupts déchiquetés. « Tu dois bien le savoir, maintenant, mais le gouvernement a bougé, » démarra-t-il sans préambule dès qu'elle entra dans son champ de vision. « Il y a de bonnes idées dans ce qui a motivé le changement des lois, mais... j'ai peur que tout ne se passe pas comme prévu.
— Il ne faut pas s'en faire. Ça ira mieux dès que tous les Pokémon auront été libérés. » Grisaille approuva les propos de son amie d'un hochement de tête, mais Blizzard ne parut pas convaincu. Neige fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas le trouble de son frère.
« Espérons, » fit ce dernier dans un soupir. Il secoua la tête comme pour se débarrasser de mauvaises pensées, puis reporta son attention sur sa cadette. « La transition est mouvementée. Tous les gens de la ville n'apprécient pas de se faire arracher leurs Pokémon sans pouvoir réagir.
— Ils n'avaient qu'à les relâcher avant. Les Pokémon sont faits pour vivre libres, pas pour servir d'ornements ni d'armes vivantes. » Son ton ne faisait place à aucune discussion ; Blizzard haussa les épaules. « Sans doute. Mais ce n'est pas de ça dont je voulais te parler. Neibie... Avec tout ce qu'il se passe, Cinza va resserrer la vis. Même si on vit à l'écart, et qu'on nous a toujours plus ou moins laissés en paix tant qu'on ne lorgnait pas au-delà de notre petit lopin de montagnes, les nouvelles têtes en place ont des mentalités moins indulgentes. On va être surveillés plus attentivement maintenant que les règlementations sur les Pokémon se sont endurcies. On va passer sous la juridiction de la Guarda. Il va y avoir plus de contrôles. » Il soupira derechef. « Je vais sans doute devoir partir plus souvent et plus longtemps qu'avant pour remplir mes paperasses auprès de l'intendance. On va me pousser jusqu'à la capitale. En fait, on m'a déjà appelé sur place. » Neige sentit son cœur se serrer à cette révélation, mais son visage de marbre ne trahit rien de son émotion. « Je voulais t'avertir... Je vous ai désignés, toi et Grisaille, comme mes successeurs pendant mes absences. Je sais que tu n'as jamais voulu du rôle de chef, » ajouta-t-il avant qu'elle n'eût pu protester. « Je sais que tu n'aimes pas ça, mais après moi, c'est toi la plus âgée de notre fratrie. J'aurais pu nommer un de nos cousins, mais ils ne font pas partie de la lignée dominante. Tu connais la tradition... Regarde-nous, des humains qui fonctionnent comme des loups, » marmonna-t-il à part lui, les yeux brièvement perdus dans le vague. Il se reprit si vite que Neige douta de son égarement. « Papae et mamae préfèreront que mes fonctions te reviennent. Alors, voilà. » Il fit rouler ses épaules et sa nuque pour en étirer les muscles endoloris, marquant par là même la fin de la conversation. « Je tenais à te l'annoncer moi-même. Je vais aussi avertir Flocon de mon départ. Je décolle dans une semaine.
— Et tu reviendras quand ? » Elle avait demandé un peu trop fort, un peu trop vite. Il eut un maigre sourire.
« Dès qu'on me relâchera, j'imagine. »
Une semaine plus tard, l'Efflèche revêche que Glacier essaya, encore et encore, de soigner en vain, évolua sans crier gare, repoussa son bienfaiteur et s'enfuit dans la nuit. Une semaine plus tard, Blizzard partit pour les artères lointaines de la capitale. Neige ne sut dire quel événement apportait le présage le plus funeste.
Les années passèrent. Avec elles s'installèrent l'habitude - celle d'un nouveau gouvernement, de nouvelles lois, de nouvelles mœurs. D'une nouvelle routine, aussi, en ce qui concernait Neige ; avec Blizzard souvent disparu, que ce fût à La Isicao ou ailleurs, elle reprit les rênes de l'organisation du clan. Elle se chargea de distribuer les corvées, de programmer les patrouilles, d'écouter les comptes-rendus ; à son grand malheur, elle dut négocier quelques fois aussi, avec des Reguladors de la ville, un exercice qui ne lui plut guère. Était-ce vraiment cela, le rôle qu'avait rempli Blizzard toutes ces années durant, et qu'il continuait de jouer à distance, entre les remparts stériles des immeubles de la capitale ? Elle ne lui enviait pas son sort, et s'inquiétait même davantage pour lui à force d'en découvrir les subtiles nuances.
La colère grondait parmi les adhérents de l'ancien système, celui qui approuvait la détention et la capture dévergondée des Pokémon et promouvait l'exhibition de leur maltraitance. De plus en plus souvent, les braconniers que la famille boutait hors de leurs terres n'étaient autres que des Dresseurs dépossédés, désireux de remettre la main sur leurs bêtes délivrées de leurs chaînes. Certains se consumaient de haine, d'autres de désespoir ; tous avaient en commun d'agir sous le coup de l'émotion, pourtant cela n'empêcha pas Neige et les siens de se montrer toujours plus inflexibles. Hors de question de laisser des humains interférer avec ces êtres désormais placés sous la protection de leurs montagnes - et par conséquent, de leur diligence.
De temps à autre, Blizzard parvenait à se libérer de ses obligations à La Isicao. De façade, il arborait toujours sa chaleur et son sourire coutumiers, et n'hésitait pas à abreuver sa fratrie de ses histoires sur le monde moderne, ou à rapporter de nouveaux jeux et de nouvelles technologies à Flocon ; mais, lorsque Neige tentait de lui demander comment se passait son travail à la capitale, il se fermait tout à coup, se contentait de hausser les épaules. Le sourire réconfortant vacillait sur ses lèvres pincées, comme une feuille morte au bout d'une branche. « Je fais ce qu'on me demande, de la paperasse et beaucoup de vent, » éludait-il d'un trait d'humour qui ne laissait pas sa sœur dupe. Falaise se montrait tout aussi peu ouvert à la discussion.
Au fil des absences, la flamme de Blizzard s'asphyxiait peu à peu derrière l'éclat artificiel de ses yeux de cristal poli. Et puis, un jour, elle s'éteignit tout à fait.
Et Neige regretterait toute sa vie de ne pas avoir été là pour la protéger.
Ce fut un appel, délivré au beau milieu de la nuit sur le vieux téléphone fixe de la bâtisse si isolée, si ostracisée, singularisant tout l'univers des Inverno, qui annonça le premier l'arrivée de la tragédie. Tirée de son sommeil les sens déjà en alerte, à croire que son instinct avait pressenti le drame, Neige se glissa de sa chambre jusqu'à la salle commune, s'empara de l'appareil pris d'hystérie sur le bahut en bois mal dégrossi, et tendit l'oreille. « ...Allô ?
— Oui ? » Son timbre était rauque, sa voix méfiante.
« Suis-je bien chez... senhor Blizzard Inverno ?
— Oui. Si vous voulez mon frère, il n'est pas ici.
— Oh... Je suis désolée, senhora. Je suis une agente de la Guarda, au poste de La Isicao. Monsieur Inverno... Votre frère... » Plus l'étrangère malmenait ses mots, plus Neige sentait son cœur s'affoler dans sa poitrine, et sa gorge s'assécher, et ses mains devenir moites sur le combiné du téléphone. « Votre frère... a été retrouvé, ce soir, pris au piège d'une altercation avec des contrevenants au système. C'était un assaut à l'arme à feu. Trois balles l'ont touché... deux dans le ventre, une au cœur. Son Lucario a voulu s'interposer, et s'est fait tirer dessus à son tour. On les a transférés en urgence vers l'hôpital, mais... ils ont succombé avant même que l'ambulance arrive. Minhas condolencias, senhora. »
Neige ne répondit pas. Elle ne comprenait pas. Elle ne voulait pas comprendre. « Iras dar Blizzard, » demanda-t-elle dans un souffle, dans un filet de voix atone. « Ar nuvenin dirth Blizzard.
— Je suis navrée, senhora. Je ne comprends pas ce que vous dites. »
Neige raccrocha sans répondre. La démarche tremblante, elle tituba jusqu'à la porte, l'ouvrit à grand fracas et se projeta à l'extérieur, là où l'accueillirent le vent frais, la tranquillité de la nuit et le néant du ciel. Elle aurait voulu s'y plonger, s'y oublier comme dans la mort.
Sa douleur terrible attira Grisaille à elle depuis les distantes hauteurs de son pic, et ensemble, ils hurlèrent à la lune une furieuse tristesse qui ne souffrait aucune parole.
Peu importait les malheurs de la vie, le temps ne s'arrêtait jamais de s'écouler, emportant inexorablement ses naufragés à peine émergés vers une destination toujours plus nébuleuse. Sur son cours imprévisible, Neige se laissa sombrer.
Elle se noya dans son devoir, dans son silence, dans sa rage. Si elle avait toujours été avare en affection et prodigue en exigence, elle redoubla ses excès dans une attitude comme dans l'autre. Plus rien d'autre n'existait, à ses yeux, que sa haine des Dresseurs, et surtout des rebelles du régime, ces terroristes qui persistaient à vouloir rétablir l'injustice à la pointe de leurs crimes. Elle patrouillait plus fréquemment, punissait plus vivement les intrusions que n'importe quel autre gardien. Les nobles idéaux qui avaient autrefois animé sa vigilance s'étaient abondamment noircis à l'encre de sa rancœur.
Elle devint plus hostile, plus sauvage. Grisaille, en écho de sa souffrance, s'abandonnait parfois à des accès de violence qui ne lui ressemblaient en rien ; un jour, une crise plus virulente que les précédentes lui fit peur lui-même, et il s'astreignit dès lors à reprendre un parfait contrôle de ses émotions. Pourtant, le deuil inachevé restait là, mal cicatrisé, et la blessure n'attendait que le moindre prétexte pour se rouvrir.
Au sein même du clan, on finit par les repousser. La peine avait été commune, au début, mais alors que les mois, puis les années défilaient sans que la colère de Neige s'apaisât, on leur fit entendre la nécessité de tourner la page. « Tu broies ton ressentiment comme une charogne putréfie ses entrailles, » la réprimanda un jour son père, toujours aussi austère malgré son âge avancé. « Si tu n'arrêtes pas maintenant, la pourriture viendra contaminer tout le clan. » Elle avait acquiescé en silence, mais au fond d'elle, elle se sentait bouillonner. Comment pouvaient-ils continuer à vivre sur leur rocher sans s'offenser des horreurs qui se perpétraient à quelques altitudes de là ? Sans s'outrager du sort de leur propre aîné, le futur chef de leur meute ?
À ce titre, elle fut déchue de sa position de remplaçante. Ce n'était pas pour lui déplaire, elle qui n'avait jamais souhaité ces responsabilités ; de toute façon, elle aspirait de moins en moins à se consacrer à une famille qui, à ses yeux, salissait par son indifférence la mémoire de Blizzard. Aucun d'entre eux ne manifestait le désir d'obtenir réparation pour ce qui était arrivé. Aucun ne manifestait le désir de comprendre.
Il était mort, et tout ce qui comptait à présent, c'était de veiller.
Sa fureur forma une boule en son âme à vif, s'immobilisa, se solidifia jusqu'à devenir pesante et glacée. Les pulsions de douleur la quittèrent petit à petit, remplacées par une froide détermination, une carapace plus impénétrable que le givre. Elle laissa ses cousins se battre pour la place de chef sans lever le petit doigt. Elle accepta les regards réprobateurs de son père, de sa mère, de Glacier et Soupir, de Givrelune et Brutal, même de Luciole, tandis qu'elle se détournait des affaires de la meute. Des deux meutes. Elle remâchait son plan et sa vengeance.
Ce fut Flocon qui, sa seizième année révolue, acheva d'allumer les braises de la décision qui couvait en elle. « Neige, je... j'aurais quelque chose à te dire. »
Elle cessa de sculpter à l'aveuglette le petit morceau de bois qu'elle avait ramassé sur le sol nu, et auquel elle distribuait de grands coups de couteau depuis son siège inconfortable sur le perron de la porte. Stoïque, elle leva un regard attentif vers le visage plissé d'appréhension de son petit frère. « Je t'écoute.
— Tu sais... tu sais que je suis pas franchement... bien intégré, ici. Et... y'a peu de chance que je devienne un gardien comme toi ou les autres, un jour. Je... je sais pas trop ce que je vais faire de ma vie... » Il inspira profondément. « ...Sauf si j'essaie de la faire ailleurs. »
Elle ne réagit pas, mais Grisaille tressaillit les oreilles ; et Flocon connaissait assez bien l'un et l'autre pour savoir qu'ils l'écoutaient désormais avec toute l'acuité dont une humaine et un Lucario pouvaient faire preuve. « Précise ta pensée, » demanda Neige, l’œil clair et fixe.
« Je... Je voudrais aller au lycée. Pour étudier. Comme... comme n'importe quel ado de mon âge... » Il se dandina sur place, les épaules haussées comme s'il se préparait à recevoir un coup, fût-il métaphorique. « Et tu voudrais aller au lycée où ? » continua-t-elle sans s'émouvoir.
« J-Je me suis fait des amis en ligne... à-à La Isicao. » Il ferma les yeux très fort, se mordit la lèvre. Il avait conscience de ce qu'il était en train de demander à sa grande sœur, alors que c'était justement à La Isicao qu'avait été tué Blizzard ; mais il n'en pouvait plus d'exister sans vraiment vivre dans cette communauté fermée à ses désirs. « Je sais que c-c'est peut-être pas le meilleur endroit à viser a-après ce qu'il s'est passé et que S-Sercena est plus près, mais... mais... mais je t'en prie, Neibie, » finit-il par murmurer, les yeux fuyants. « J'ai des connaissances là-bas, des gens qui me rassurent. Je n'ai jamais rien demandé à personne jusqu'ici, j'ai toujours tout subi sans rien dire... Je veux juste... je veux juste que, pour une fois, on prenne en compte mon avis. »
Il s'imposa un puissant effort sur lui-même pour relever la tête vers l'expression immobile de Neige, passant tout ce qu'il pouvait de supplique et de volonté dans l'échange muet de leurs regards. Les secondes claquèrent dans ce silence avec un décompte de fatalité.
« Tu as conscience que nos parents ne vont pas du tout apprécier l'idée, » répondit enfin Neige d'un ton dépourvu de reproche. Flocon y vit un espoir. « J-je sais, et c'est... pour ça que je voulais t'en parler en premier. Parce que... si tu me soutiens... peut-être qu'ils accepteront plus facilement ? »
La jeune femme eut un rire bref et sardonique. « Tu sais qu'ils ne m'approuvent pas non plus, en ce moment. Mon soutien risque pas de faire pencher la balance en ta faveur, au contraire.
— Je sais pas. Ils croient en toi. T-tu es si forte, et courageuse, pas comme... comme moi.
— Je pense pas qu'ils soient aussi convaincus que toi de ma force ou de mon courage, da'len, » marmonna-t-elle avec amertume. Elle se redressa tout de même pour se remettre sur pied, et surplomber son jeune frère de toute sa hauteur. « Mais... Je vais voir ce que je peux leur dire.
— V-vraiment ? Tu vas leur demander ? » Le visage du garçon ne se décidait pas entre joie et incrédulité.
« Oui, mais à une seule condition. » Neige braqua sur Flocon son indéchiffrable regard. « Nous n'abandonnons pas les nôtres. Je pars avec toi. »
La planification se réalisa vite, les préparatifs ne durèrent pas longtemps. La perspective du voyage fit grincer des dents bien des membres du clan, et en particulier les deux vieux chefs de famille ; mais la décision de Flocon était sensée, et celle de Neige bien arrêtée.
Pour certains, leur départ fut un soulagement.
Il n'y avait pas de véritable rancune entre les deux exilés et leurs pairs, simplement une dissonance mutuelle qui n'avait fait que s'accentuer ; avec le temps pour Flocon, avec le deuil pour Neige. Désormais, chacun allait se retrouver à la place qui lui semblait attitrée. Les plus optimistes se prenaient à songer qu'avec un peu de chance, l'équilibre naturel des choses se rétablirait à la suite de ces ultimes bouleversements.
Neige décida presque aussitôt de s'engager dans la Guarda. Outre le statut particulier des Inverno qui lui valait déjà une certaine intégration parmi les Reguladors, elle désirait plus que tout se retrouver à la place des chasseurs traquant les Dresseurs et les rebelles hors-la-loi ; se retrouver là où elle peut-être aurait pu, à une autre époque, dans une autre vie, sauver son frère. À défaut de pouvoir le ramener, elle allait donc poursuivre et châtier tous ceux assez pervers pour défendre à coups de meurtre leurs valeurs dépravées.
On insista pour la faire Regulador, elle insista pour rester agente.
Dès la rentrée, Flocon se mêla vite à la population de son nouveau lycée. Le garçon souffrait encore de sa différence, de sa vie autarcique qui n'avait pas favorisé sa sociabilité, de ces manières d'être, de faire et de dire si éloignées de ce qu'il avait toujours connu, mais il s'épanouissait à vue d’œil ; bien plus, en tout cas, que dans ses montagnes natales. Le changement d'univers ne fut pas aisé pour Neige non plus. Elle dut se faire à une population dix, cent, mille fois plus imposante que ce que son entendement était capable d'appréhender. Les œillades perplexes, surprises, voire carrément moqueuses n'eurent de cesse de se succéder sur son passage ou à chacune de ses réactions, visiblement considérées comme particulièrement divertissantes, et elle compta tant de personnes qui s'acharnaient à lui donner le nom Cobalt qu'elle finit par se demander s'il ne s'agissait pas d'une espèce de titre réservé aux inconnus. Dans le doute, elle s'essaya à appeler ainsi l'un des préposés au recrutement, dans la caserne principale de la Guarda où elle se rendit pour s'enrôler. L'homme lui lança un regard en biais qui lui passa toute envie de réitérer l'expérience.
Une fois que les contrats furent signés, on l'achemina vers le site où elle allait pouvoir suivre la formation qui finaliserait sa transition vers la division policière de la Guarda. Elle eut tout le loisir de révéler ses compétences en combat au corps à corps, où elle marqua plutôt bien l'esprit de ses tuteurs ; elle eut plus de difficultés avec la maîtrise des armes à feu, mais elle démontra assez d'adresse dans leur maniement pour valider ses leçons. Le soir, elle retrouvait son dortoir fourbue et solitaire - si l'on ne comptait pas la présence de Grisaille. Dans cette caserne, elle était soit crainte, soit moquée, soit fuie ; mais elle n'avait pas décidé de rejoindre le monde civilisé dans l'idée de se dénicher une nouvelle meute.
Elle passa plusieurs mois de sévère réclusion, pendant que Flocon, de son côté, découvrait la vie au pensionnat, parmi ses camarades. Au terme de leur entraînement, la jeune femme et son compagnon Lucario remportèrent uniforme et titre haut la main.
« Fenedhis lasa ! Qu'est-ce que c'est que cette chose ?! »
Elle venait à peine de faire son entrée officielle à la garnison de La Isicao, et déjà une catastrophe lui tombait sur la tête.
C'était le Tentacruel le plus gigantesque qu'elle eût jamais vu de sa vie - quoiqu'elle n'avait pas eu l'occasion d'en observer avant celui-là ; mais, en dépit de son ignorance, elle savait que ces poulpes n'étaient pas censés devenir aussi gros. Ni surgir de l'océan pour ravager la terre ferme et renverser avec furie les énormes buildings de la cité comme s'il s'était agi de quelques fétus de paille. « Sergent, les ordres !
— À votre avis ? Mettez-vous à couvert, vérifiez vos réserves de Pérola, et on mitraille ! »
Ils se précipitèrent derrière l'abri précaire prodigué par l'éboulement des gravats et les carcasses éventrées des chariots de carnaval. Neige et Grisaille se plaquèrent contre un épais bloc de béton ; tandis que la jeune femme alignait les fléchettes dans son fusil, l'un de ses collègues débarqua à son tour, l'arme déjà à la main. Leurs regards se croisèrent, onde limpide contre ciel d'hiver, dans une volonté partagée de faire taire l'inquiétude sous la détermination.
Ils n'attendirent pas de signal pour commencer à tirer.
Le rugissement du monstre ébranla les immeubles presque aussi fort que les assauts acharnés de ses tentacules, sans qu'on ne sût s'il était dû à l'aiguillon des flèches hypodermiques s'enfonçant dans sa peau flasque, ou bien à celui de sa propre fureur. Neige et son collègue eurent beau vider toutes leurs munitions sur le mastodonte pris de folie, les attaques des tentacules ne firent que redoubler d'ardeur. « Fenedhis ! Ça lui fait rien ! Ça aurait bien dû faire quelque chose, pourtant ? » Non loin, son partenaire secoua à son tour sa tête ensevelie sous une tignasse bleutée, l'air aussi incrédule. Neige jura derechef.
« Ça sert à rien de continuer. » Elle cribla du regard les alentours noyés sous les rideaux de poussière, à la recherche de leur sergent ; une pensée à Grisaille poussa le Lucario à projeter son aura aux environs, plus efficace pour percer au travers des obstacles du monde physique. Ni la première inspection ni la seconde ne permirent de retrouver la position de leur supérieur. « Le chef est plus là. » Neige considéra son camarade humain du coin de l’œil. Le manque de directives se faisait cruellement sentir, cependant ni elle, ni son coéquipier n'avaient le rang nécessaire pour prendre le commandement par eux-mêmes. Elle constata les cris, la panique, les silhouettes gesticulantes dans l'ombre des décombres, et elle pesta de plus belle. « On sera plus utile à aider les victimes. Altais peut voler ? » (L'autre opina du chef.) « Alors va extraire les gens coincés dans les immeubles. Grisaille et moi allons traquer les ensevelis. » Le jeune homme acquiesça de nouveau. Ils s'apprêtaient à se séparer lorsque, mue par cette impulsion de solidarité qui prenait parfois les âmes inconnues brusquement confrontées au danger, elle se retourna vers lui.
« Astarté ? Teldin'an. »
Il comprit peut-être l'intention sous-jacente derrière ces mots étrangers ; en tous cas, il ne répondit rien. Il se contenta de lever le pouce en l'air, le coin des lèvres soulevé d'un très léger sourire.
Des mois avaient passé, depuis le désastre de La Isicao. Le Tentacruel géant avait été abattu, oui, mais au prix de terribles efforts ; une bonne partie des quartiers portuaires avaient été dévastés, les victimes humaines et Pokémon se comptaient par centaines, et, plus que tout, le gouvernement et sa Guarda s'étaient illustrés par leur inefficacité dans la gestion de la crise. Des cauchemars troublés de terreur et de poussière assaillirent Neige chaque soir après le funeste incident, et ses nuits se succédèrent dans une inexorable fatalité.
Encore une fois, elle avait goûté à la saveur amère de l'impuissance.
Malgré le traumatisme laissé par les événements du carnaval, la routine reprit son cours habituel pour la garnison de La Isicao. Neige accomplissait son devoir avec diligence ; pourtant, si l'on exceptait son silencieux collègue Astarté et quelques connaissances parmi les Reguladors, la jeune montagnarde aux rudes manières restait difficilement appréciée de ses coéquipiers, et chacune de ses réussites ne faisaient qu'attirer sur elle un peu plus de mépris et de solitude. Lasse des attitudes incompréhensibles de ceux qui auraient dû l'épauler, elle se caparaçonna d'isolement comme une armure. Lentement, elle dépérissait.
Il n'y avait plus que Flocon pour vraiment égayer son esprit et ses journées, mais leurs emplois du temps respectifs ne leur permettaient pas de se croiser aussi fréquemment qu'ils l'auraient souhaité. Le garçon, inquiet de découvrir sa sœur plus renfermée et plus solitaire après chacune de leur rencontre, finit par s'encourager à trouver un remède à son mal.
Perpétuant une tradition commencée des années auparavant, ils avaient l'habitude de jouer en ligne ensemble, lorsque les horaires de Neige le lui permettaient ; la jeune femme avait réussi à se procurer un ordinateur afin de communiquer plus souvent avec son petit frère, ainsi que faciliter la rédaction de ses rapports, lorsque son travail les lui réclamait. Elle ne s'en servait pas pour autre chose, cependant, et il ne lui serait jamais venu à l'idée de sociabiliser avec des personnes extérieures par le biais de cette machine, jusqu'à ce que Flocon finît par lui soumettre l'idée de rejoindre une communauté sur un jeu multijoueur qu'il pratiquait déjà de son côté. La perspective lui parut aberrante, et elle la rejeta d'un bloc de prime abord ; mais Flocon ne se démonta pas. Il savait que sa sœur, en dépit de tout ce qu'elle voulait faire croire et croyait elle-même, supportait très mal de ne pas retrouver parmi les rangs les liens solidaires qui avaient fondé les rapports de leur clan. L'esprit de meute était inscrit dans ses gènes ; parmi leur famille, elle était peut-être celle chez qui il battait avec le plus de vigueur. Elle ne pouvait pas vivre sans le soutien de ses pairs.
« Ce sera peut-être pas... une communauté aussi solide que ce qu'on a connu à la maison, mais... mais je suis sûr que tu pourrais avoir de bonnes surprises, » lui affirma-t-il.
Les jours passaient, la solitude s'épaississait, le manque gonflait le vide dans sa poitrine. Elle finit par céder.
Elle téléchargea le jeu sous la bonne direction de Flocon, qui s'était empressé de la prendre sous son aile ; elle le laissa lui dévoiler rapidement les mécaniques et l'univers avant qu'elle ne se décidât à se lancer plus avant dans l'aventure. Mais, puisqu'elle était désormais lancée après sa proie, elle ne tenait plus à revenir en arrière, peu importait si la voie se semait d'embûches.
Il fallut encore un certain temps pour qu'une guilde se dégageât de ses implacables critères de sélection. Lorsqu'elle se proposa enfin à celle qui lui avait paru la plus acceptable, on lui imposa une mission d'essai ; malgré ses lacunes persistantes dans le maniement du clavier et l'appréhension globale du jeu, ses justes intuitions, sa stratégie et ses réflexes parvinrent à impressionner le chef du groupe. On l'invita bientôt à le rejoindre sans réserve, mais aussi avec une certaine forme d'avidité qu'elle avait la lucidité de deviner derrière les belles déclarations. Méfiante face à une profusion de louanges qu'elle songeait excessive, elle préféra assurer ses arrières. Elle accepta l'offre à la seule condition qu'un des membres de l'équipe l'entraînât plus encore.
Sa requête intrigua le meneur, mais il y accéda tout de même. Le premier « cours » fut organisé quelques jours plus tard.
« Bonsoir, » fit-elle dans son micro, la voix impassible. Le garçon chargé de son instruction, un certain SacredM00nlight, n'avait pas brillé par sa ponctualité, en plus de l'avoir plus ou moins incitée à l'appeler - alors qu'elle ne le connaissait pas, n'avait même seulement commencé de lui parler depuis à peine une heure. Le joueur ne partait pas gagnant dans l'estime de la jeune femme, et la lointaine exaspération de cette dernière ne s'améliora pas lorsqu'elle constata le silence qui répondait à sa salutation. « Il y a quelqu'un ?
— Euh, oui oui, j’suis bien là, » finit par balbutier un timbre plus léger qu'elle ne s'y serait attendu, plus incertain aussi, et aux inflexions tout à fait particulières. Neige savait que ces guildes pouvaient rassembler des gens du monde entier ; elle sentit sa curiosité frémir malgré elle à l'idée que l'inconnu au bout du fil pût vivre à l'autre bout de l'océan. « Bon, euh, t’as ouvert le jeu ? » (Elle répondit par l'affirmative.) « Super, alors, on peut s’y mettre… »
SacredM00nlight parvint à la surprendre. Si les prémices de la séance furent laborieux, le temps qu'ils se jaugeassent, qu'ils apprissent à se parler, s'écouter et se comprendre, le garçon réussit l'exploit de rendre à Neige le dévouement qu'elle avait tant espéré de la part de ses collègues. Éternel avantage des écrans sur la réalité, ses attitudes ne vinrent pas entraver leur communication. Peut-être M00nlight démontra-t-il un peu trop de zèle, à chercher constamment à assister sa « protégée », mais lors d'un combat où lui et son expérience furent mis à mal, elle put le seconder à son tour ; virtuellement dos à dos face à leurs ennemis, ils renversèrent finalement une situation perdue d'avance. Elle eut presque la sensation de retrouver l'ivresse de ses chasses avec Grisaille.
Après cet épisode, ils poursuivirent leur aventure avec une cohésion presque naturelle.
« C’était vachement cool ! » L'enthousiasme de M00nlight, qui s'était peu à peu enhardi au gré de leurs péripéties imaginaires, lui rappelait irrésistiblement la naïve énergie de Flocon. « Franchement, tu devrais pas te montrer si modeste. T’es super douée. J’ai pas fait grand-chose d’autre que te donner des p’tits tuyaux, tu sais.
— Je ne suis pas modeste. J'ai vraiment peu d'expérience. Ne te retire pas ton propre mérite : un aveugle ne va pas bien loin sans son guide. »
Le compliment parut le toucher ; il marqua un petit temps. « Ah, je sais pas quoi dire… Merci…
— Non, c'est naturel. » Elle n'avait pas pour habitude d'ignorer la valeur de ceux qui s'étaient distingués à la tâche. « Mais il est tard. Je vais devoir te laisser, M00nlight.
— Ouais, t’as raison, il est plus que temps d’aller dormir… On débriefera de tout ça demain avec la guilde. Allez, salut ! Et… » (Une hésitation.) « On remet ça quand tu veux ? »
Il ne le vit pas, mais elle eut un bref spasme de lèvres, qui aurait presque pu s'apparenter à un sourire.
« On pourra. »