« Ce n'est pas le moment, c'est tout. Je n'ai plus envie d'en parler. »

« Mais essaie de me comprendre un peu. Ma famille s'impatiente et c'est moi qui encaisse derrière. J'en ai pas plus envie que toi, mais il faudra bien le faire à un moment ou à un autre je te rappelle. »

« Et dire que je croyais qu'on en aurait pour toute une vie à être coincés ensemble. En comparaison attendre quelques mois de plus. »

« T'sais quoi, fais à ta tête. Avec un peu de chance mon daron va en avoir marre de tes conneries et décider d'annuler tout. Au moins tu serais plus mon problème. Et j'ai bien hâte de voir la tête de ta mère quand elle saura que t'as tout fait foirer ! »

Je soupire. Il me donne mal à la tête. Il me donne la nausée. Il me donne le vertige. Qui ça ? Le seul, l'unique : Allen Wesker, 26 ans, deuxième fils d'un magnat de l'immobilier de San Camari et, accessoirement... Le mec qui commence à en avoir marre que je n'arrête pas de repousser nos fiançailles en sortant des excuses de mon cul chaque fois que je le peux.

« Juste... juste quelques mois de plus. S'il-te-plaît. Même si ce n'est que deux ou trois mois. »

« Deux ou— Aller, c'est bon. Je me casse. Je vais aller passer deux ou trois mois à San Camari et si les journaux commencent à poser des questions c'est ton problème. »

« Allen... Allen ? »

La porte a claqué, il est partit. J'allonge le cou pour le suivre des yeux, via la fenêtre, alors qu'il fait son chemin vers sa voiture. Je me demande s'il va vraiment le faire. Ce ne serait pas pour me déplaire, certes, mais ça pourrait quand même m'attirer des ennuis. Tout comme cet entêtement que j'ai à repousser encore et toujours, à lui tirer dans l'aile à chaque fois. S'en est tel que, même s'il n'a pas envie d'être avec moi, il commence à être impatient juste pour que ce soit réglé. Juste pour être débarrassé de cette corvée. C'est beau l'amour, surtout quand il est acheté.

J'enfouis ma tête dans mes mains, je soupire profondément. Je me sens fatiguée, tellement fatiguée. Faible aussi, peut-être un peu tremblante. Mais c'est normal, c'est habituel. Je ne m'en fais plus avec ça parce que, de toute façon, c'est quoi le pire qui peut se produire ? Je vais juste me sentir un peu malade, passer au travers et c'est tout. J'irai mieux demain matin, lorsque j'aurai dormi. Ou après une bonne douche peut-être. Dans l'immédiat je n'ai pas le temps de toute façon. Je dois répondre à des courriels, faire des appels et envoyer mes commentaires sur les clichés que l'on m'a envoyés pour le shooting photo de la semaine passée. Un coup d'oeil en direction de l'écran de mon téléphone m'informe que je n'aurai pas le temps de tout terminer. Ma cousine, Isidora, doit passer au manoir aujourd'hui pour me partager ses nouveaux échantillons. Tout juste revenue d'un voyage à l'étranger, la Terren s'est lancée dans l'industrie de la mode et, vu mon propre métier, une collaboration nous semblait être une très bonne idée. C'est aussi la première fois que je vais la revoir en personne depuis son brusque départ alors, mine de rien, je suis impatiente de voir l'effet de son exil sur elle. J'espère qu'elle va bien et ne tarderai pas à le savoir.

« Meeeeeooooooooow »

Que ? Je me retourne pour découvrir Lucifer, assis sur mon bureau. Il y a, devant lui, quelques graines de nourriture pour Pokémon. Amusée, je fais rouler ma chaise pour aller le caresser sur le dessus de la tête et derrière les oreilles pour son plus grand plaisir.

« Tu voulais que je te regarde manger c'est ça ? Quel enfant gâté. »

Sauf que le félin fait non de la tête. Je le regarde, intriguée, alors qu'il récupère sa nourriture entre ses petites pattes de chat et... en laisse tomber les morceaux sur mes cuisses. Je me renfrogne, inquiétée à l'idée que mes pantalons ne soient salis. Agacée, je récupère donc les grains de nourriture, me levant ensuite pour mieux me diriger vers la poubelle, là où je compte les déposer.

« Mais qu'est-ce que tu as à la fin ? »

C'est devenu habituel. Il m'arrive de trouver de la nourriture pour chat dans mon lit. Puis j'en ai trouvé dans un de mes sacs à main aussi, deux fois. Et pas dans le même en plus de ça. Une fois il a poussé le vice jusqu'à en mettre dans le bain. À croire qu'il pense que je ne mange pas assez ce qui est ridicule. Ce matin j'ai mangé... Euhm. J'ai mangé quoi déjà ? J'ai oublié, tout simplement. Oui, j'ai forcément avalé quelque chose. Au pire j'essaierai de manger ce soir, comme ça au moins il sera rassuré. Mon appétit n'est pas très en santé ces jours ci, mais de là à ce qu'il se comporte ainsi, c'est exagéré. Je suis parfaitement en santé. Je n'ai besoin de rien de plus. Tout va bien. Et je parviens à m'en convaincre. À continuer de me voiler la face alors que retentis la sonnette. Avec les remontrances d'Allen et les mauvais tours de mon chat, voilà qu'Isidora est déjà là. Je quitte ma chambre, tirant sur le col de mon haut pour m'éventer alors que je me dirige vers les escaliers. J'ai chaud, soudainement. Peut-être le stress ? Je ne sais pas et, à dire vrai, je n'ai pas le temps pour ça.

Je m'engage dans l'escalier principal, Lucifer sur les talons. Un regard en direction de la porte, pour voir si je peux voir la silhouette de ma cousine par la fenêtre. Sauf que je ne la vois pas. Que je ne vois rien. Il y a un voile qui vient de tomber devant mes yeux, noir et pétillant de couleurs à la fois. Mes forces m'abandonnent et même ma main qui était pourtant appuyée sur la rambarde ne sert strictement à rien. J'ai les jambes qui flanchent à trois ou quatre marches de la fin et, alors que le sol se rapproche dangereusement, il n'y a qu'une seule chose qui me passe en tête : j'espère que Dora n'a rien vu. J'espère que ce ne sera rien, que je pourrai me relever vite fait et faire comme si de rien n'était. Je dois aller lui ouvrir la porte, l'accueillir et parler ensemble de notre collaboration. C'est sans doute ce que je ferais si je n'étais pas inconsciente.

Il n'y a que mon chat pour venir me rejoindre, plus inquiet que jamais. Le meowth se couche sur moi, commence à ronronner comme pour me réconforter. Je ne réagis pas. Je ne suis plus là. Heureusement que, dans sa fureur de plus tôt, Allen a oublié de verrouiller la porte en partant. Mais bon, il y a quand même un problème : le félin est prêt à feuler et à mordre les mains de quiconque serait tenté de m'approcher d'un peu trop près. Surtout maintenant alors qu'il a si peur.

Ce pauvre Lucifer décrit un grand arc de cercle et dérape sur le plancher, faisant des pattes et des griffes pour reprendre son aplomb et repartir à la charge. Il n'est rien sauf déterminé et la seule chose qui le retient de se jeter à la figure de ma cousine est son sens des priorités qui lui demande plutôt de venir me mordiller le bout des doigts, pour me réveiller. Pour ma part ? Je suis encore aux abonnés absents, le regard voilé et le corps désarticulé.

J'entends bien une voix, dans le lointain. Je n'en comprends pas les mots et n'en reconnait pas le timbre, mais je sais qu'elle est là. Il me faut faire des efforts, me débattre contre mon propre état, ma propre faiblesse. Qu'est-ce qui se passe ? Je dois revenir. J'ai trop de choses à faire pour perdre mon temps avec un malaise. Mon regard d'azur cherche une porte de sortie, un échappatoire au milieu de toute cette brume. J'aperçois des mèches mauves. Je remarque la peau au teint sombre. Mon coeur s'emballe, se tord.

« ...iam ? »

Pensée fugace qui se meurt aussitôt. Ce ne sont pas ses mains. Ce n'est pas sa carrure. Et les yeux, aussi, n'ont pas cette belle couleur d'or en fusion qui me fait fondre moi aussi. Ceux-ci sont mauves. Bien sûr que ce n'est pas lui. Il est en prison, ailleurs, loin. Depuis longtemps et pour longtemps. Alors, cette personne... ? Isidora, évidemment. Ma cousine. Celle qui, justement, venait me rejoindre. Les morceaux se remettent doucement en place et je retrouve un minimum de tonus, roule sur le côté pour échapper à son regard direct sur mon visage. Je préfère laisser mes courtes mèches blanches faire disparaître mes traits, me laisser le temps de me refaire une contenance hors de son champ de vision. Je tremble toujours, j'ai du mal à m'orienter et j'ai chaud. Je suis faible. Je crois que je vais peut-être vomir. Mais ça va aller. Ça doit aller.

« Dora, désolé. Je crois... Je crois que j'ai glissé, c'est rien. »

J'essaie de regrouper mes morceaux, de m'appuyer au sol pour me redresser. Mon regard est attiré par la boite. Oui, les échantillons. C'est vrai. J'étais occupée moi, nous avions des choses à faire. L'oeil encore vitreux, le teint d'une morte étampé au visage, ça ne m'empêche pas de tenter ma chance.

« Et si tu me montrais plutôt... ce que tu as amené... »

Par terre, Lucifer commence à miauler avec mécontentement et à me tourner autour avec un regard mauvais. Ça ne lui plait pas tout ça et, s'il le pouvait, je pense bien qu'il serait en train de m'engueuler dans la langue commune. Heureusement pour lui, et malheureusement pour moi, il y a quelqu'un d'autre ici qui peut s'en charger à sa place.

On me corrige rapidement, presque sèchement. Mais ce n'est pas méchant ou, du moins, je ne le pense pas. Elle est juste inquiète, je pense. Je n'ai pas juste glissé, je me suis évanouie. Ce qui fait du sens. Ça cadre avec ce que j'ai ressentis juste avant, je crois, et ce que je continue de ressentir maintenant. J'entends sa voix, je comprends ce qu'elle me dit, mais ça vient quand même de très loin. Ma force ne m'est pas encore totalement revenue et je ne peux donc que prendre mon mal en patience pendant qu'elle m'interdit de bouger sans quoi je vais me faire clouer au sol. Déjà que je suis, généralement, dans la catégorie des poids plumes alors si en plus je peine à tenir debout toute seule je ne risque pas de lui offrir beaucoup d'opposition.

« Okay. »

Tiens, je ne savais pas qu'elle chantait. C'est gentil de sa part. Ça m'apaise juste un tout petit peu, même si je n'en mène pas large et qu'une partie de moi panique. Je n'ai pas le temps de rester comme ça par terre. Je dois reprendre le contrôle de ma personne, de mon être et de mon emploi du temps. Cette pause n'était pas prévue. Cette faiblesse ne l'était pas non plus. Au final ce que je ressens plus que le reste c'est de la frustration. L'impression de faillir, encore une fois. D'être imparfaite. Je devrais être meilleure. Mieux parvenir à concilier les choses sans que mon corps ne se rebelle contre moi. Ça me soulage quand elle parle d'aller plutôt chercher une compresse. Voilà, ça c'est mieux. Ça c'est plus productif. Et un jus de fruit ? Un petit verre j'espère. J'aimerais pouvoir le verser moi-même, décider de la quantité qui quittera la bouteille. Mais ce n'est pas grave, pas vrai ? Je peux quand même choisir de boire et d'arrêter quand je veux. C'est encore entre mes mains. C'est encore moi qui choisi. Je n'aurai qu'à compenser en mangeant moins ce soir. Ce n'était pas prévu, mais ce n'est pas grave. Je peux m'adapter. Je peux reprendre les rennes de la journée. Ce n'est qu'un incident mineur qui sera vite oublié une fois que Dora sera rassurée. C'est tout.

La Terren revient armée de son butin et, surtout, motivée à m'aider tout autant qu'à m'arracher les vers du nez. Je la remercie brièvement pour le linge humide, que j'ai tôt fait de déplacer pour plutôt le plaquer contre ma nuque. J'ignore si c'est mieux ou si ça fait vraiment plus de sens ou d'effet que sur le front, mais c'est là que ça me fait le plus de bien.

« Merci. »

Je récupère le verre qui m'est offert à deux mains, juste au cas. Je ne voudrais pas l'échapper et le briser, je n'ai pas besoin de ça. Un unique contre-temps suffit amplement. Surtout que, mine de rien, j'ai le corps endolori. La tête qui pulse. Je crois que je me suis aussi abimé la jambe durant ma chute, je ne sais pas trop. Ça passera ça aussi. Je n'aurai qu'à mettre la température de ma douche un peu plus chaude que d'habitude ce soir avant d'aller dormir et hop, je serai comme neuve. C'est ce que je me dis en prenant quelques gorgées de jus sous les regards de mes infirmiers improvisés. Trois gorgées pleines, c'est déjà pas mal. Je me sens déjà mieux, juré. Quant à savoir ce qui s'est vraiment passé...

« C'est rien. Je me sens déjà mieux. Désolé de t'avoir fait peur. »

J'espère naïvement qu'Isidora se contentera de cela. Que de savoir que je vais mieux lui suffira et que nous pourrons passer à autre chose, faire comme si de rien n'était et nous concentrer sur ce qui importait vraiment : ses échantillons, le business, la mode. Tout sauf mon état de santé tant mental que physique qui, lui, pouvait continuer de passer au second plan. Non, il le devait. Parce que ça m'arrangeait bien, parce que c'était plus facile comme ça. Parce que, si je décidais du sujet de conversation et du rythme de notre rencontre, alors je restais en contrôle. Mais c'est mal connaître Isidora Terren qui allie le côté sanguin des siens avec la rigueur des Cobalts. Évidemment que ce ne sera pas si facile. Alors je me renfrogne, surtout lorsqu'elle me traîte de petite fille. Je sais bien qu'elle est plus âgée, je sais qu'elle m'a regardée grandir et tout ce qui s'en suit, mais je n'en suis pas moins vexée. J'aurais préféré qu'elle me traite comme une égale, comme une partenaire d'affaires. À la limite il aurait été plus facile pour moi de l'entendre me dire qu'elle préférait mettre un terme à notre collaboration par crainte que mon allure squelettique ne donne la mauvaise impression et qu'elle ne voulait pas de ça pour sa marque. Au moins, dans ce cas-là, j'aurais pu détacher tout cela de moi et de la place dans laquelle on s'entête à m'enfermer. Celle d'une petite fille impuissante qui doit subir des remontrances et qui dépend de la bienveillance de ses aînés qui, eux, en savent plus qu'elle. C'est atrocement insultant et, surtout, ça me donne envie de poursuivre sur ma voie. D'en faire plus, juste pour l'envoyer paître. Parce que, au moins, je me serai rebellée d'une façon ou d'une autre.

« Tête de pioche ou non je n'ai rien d'autre à te dire, ça arrive les malaises, c'est tout. »

Au moins elle ne m'a pas posé la question classique. Oh non, est-ce que t'es enceinte ? Parce qu'une jeune femme, passé un certain âge, n'a plus le droit d'être simplement malade sans qu'on la questionne sur cet aspect incroyablement gênant de sa vie. Peut-être que c'est ce qu'il y a de bien à me faire traiter comme une gamine. Peut-être qu'elle me croit hors de danger de ce côté là. Si elle savait... Qu'importe. Pour l'heure j'ai droit à un court discours qui est, ma foi, plutôt sincère. J'en suis presque impressionnée de l'entendre lister ses défauts, de réaliser que, mine de rien, la Terren n'est pas aveugle à ses travers qui rendent difficile la communication, la vulnérabilité, en sa compagnie. En retour elle me pose une unique question qui devrait être simple, pour la plupart des gens. À quand remontait mon dernier repas ? Je soupire en détournant les yeux, en me faisant revêche et difficile.

« Et puis quoi encore... C'était... »

Ce matin ? Non, je ne me souviens pas de ce que j'ai mangé ce matin. Je ne me souviens pas si j'ai mangé tout court. Et hier alors ? J'ai avalé deux craquelins en soirée, je me souviens de ça parce que j'ai été dégoûtée par les miettes et que je me suis jurée de les éviter à l'avenir. Sauf que ce n'est pas la question. Que, pour une personne lambda, ce n'est pas ça que l'on appelle un repas. Alors, Cali, c'était quand ton dernier repas ?

« ...Ça devait être... Au début de février ? Peut-être fin janvier. »

Un peu avant que je n'aille confier ses Pokémons à quelqu'un d'autre. Un peu après avoir rencontré Allen pour la première fois. Sauf que ça s'était produit à mon anniversaire ça. Début janvier alors ? Qu'est-ce que j'aurais mangé ? Je ne m'en souviens pas, c'était il y a trop longtemps. Dans mon malheur j'ai la chance d'avoir un coupable tout désigné, un bouc émissaire fort pratique qui, tel un paratonnerre, s'attire le courroux de Dora : la mode. Il y a pire comme porte de sortie. Surtout que je suis bien placée pour connaître les pressions que subissent les mannequins et que, mine de rien, je ne mentirais même pas. Pas vraiment. Juste par omission. Ma mère a, après tout, fait valoir l'importance de valoriser la perte de poids plutôt que son gain. Je dois prendre la perche qui m'est tendue. En profiter pour continuer d'occulter la vérité. À quelle image ai-je tant envie de me calquer ? Que répondrait la jeune et naïve Cali Cobalt, celle qui a besoin d'aide face à sa grande méchante maman dont elle n'arrive pas à se départir ?

« Je... C'est juste que, maintenant que je suis le visage des bijoux Cobalt... Est-ce qu'on peut au moins aller au salon ? Le plancher ce n'est pas si confortable que ça après un moment. »

C'est passé comme une lettre à la poste, je crois. Elle n'ajoute rien dans l'immédiat, semble cogiter, réfléchir à mes dires et les retourner dans sa tête. Je m'en veux, quelque part. J'aurais préféré qu'elle ne sache jamais rien, qu'elle ne se retrouve jamais dans cette situation délicate à se demander quoi dire ou quoi faire. Je préférerais qu'elle fasse comme si de rien n'était, que notre rencontre retrouve la voie de la facilité et de la normalité. J'ose espérer que c'est ce qui se passe lorsque, avec soin, elle s'affaire à exécuter ma demande en nous faisant passer au salon. Serait-ce le calme avant la tempête ? Difficile de croire, autrement, le soin avec lequel elle replace mes coussins, m'apporte mon breuvage. De son côté Lucifer est toujours aussi collant et à peine suis-je installée qu'il vient se rouler sur mes cuisses pour ronronner. Je le gratouille derrière l'oreille tout en prenant une nouvelle gorgée de jus, la quatrième. Je commence à aller mieux, physiquement, mais c'est une partie du problème. Maintenant que je reviens sur terre ce sont les sentiments qui vont être farfouillés puisque ma cousine vient de récupérer sa langue.

Je m'attends sincèrement à un discours sur l'importance de l'alimentation. Ou peut-être quelque chose sur l'éthique de la mode, sur l'importance d'être de bons modèles pour notre public. Je n'aurais pas été surprise, non plus, qu'elle essaie de me convaincre qu'il y a des gens, autour de moi, pour s'inquiéter à mon sujet. Mais non. Je soulève un sourcil sous la surprise et, mon intérêt soudainement piqué, l'écoute véritablement. J'apprends ainsi que, lors de notre dernière rencontre de cet acabit, les rôles avaient été inversés. Certes je savais qu'elle allait mal, à ce moment là, mais j'ignorais qu'elle avait vécu un combat aussi similaire avec ses propres démons intérieurs. Lorsqu'elle parle d'autodestruction et d'échec, mon regard se fait fuyant, endolori. Je me réfugie dans les goûts fruités de mon breuvage, comme si de boire suffirait à marchander avec elle. À la faire taire. C'est raté.

Dans sa souffrance, Isidora avait aussi blessé les autres. C'est bête, pour de vrai. Mais j'ose me croire différente. Me croire au-delà de ça. Si je garde tout pour moi, si j'emmure tous mes problèmes alors, forcément, ils ne pourront atteindre personne. Je ne blesserai personne. Ma méthode est meilleure. Aucun coeur ne sera brisé sinon le mien. J’ai brisé le cœur de l’homme que j’aimais. Bien fait. Lui m'a brisé le mien alors mon côté le plus malsain a envie de s'en réjouir, de la féliciter. Peut-être l'aurais-je fait si Dora n'en était pas si souffrante en retour. Si, moi aussi, je ne me souciais pas du bien-être de ma cousine qui s'ouvre à moi vraiment. Je la sens vulnérable, sincère. Ça me désarçonne un peu, je n'ai pas l'habitude de la voir ainsi. J'ignore, moi aussi, comment me comporter. Comment lui répondre. Alors à la place je continue d'écouter, d'être attentive.

Effectivement, elle n'a aucune idée de ce que je vis. C'est fait exprès. C'est volontaire. Je n'ai dit à personne, pour moi et Liam. Je n'en aurais pas eu le temps de toute façon, tout s'étant enchaîné beaucoup trop rapidement. Il était resté mon secret, mon rêve caché qui n'appartenait qu'à moi. Et, maintenant qu'il m'avait été arraché, les répercussions de cette perte, elles, étaient trop fortes pour que j'arrive à les occulter totalement et ce malgré mes efforts. C'était une forme d'échec. Une preuve que je n'étais pas encore assez forte, pas encore assez hermétique. Une faiblesse qui conduisait aujourd'hui l'une des femmes les plus fières que je connaisse à admettre ses torts, à mettre sur le tapis son mauvais caractère pour s'en excuser. Mais tu es ma famille. Je me sens défaillir. Est-ce que ça devrait vraiment suffire à me faire chavirer ? À me faire m'ouvrir à mon tour ? Mais n'était-ce pas exactement ce que j'avais désiré autrefois ? À l'époque nous n'avions pas réussi à nous comprendre entre deux de ses cartons. Voulais-je laisser l'histoire se répéter ? Mon orgueil était-il solide à ce point ? Mon entêtement si ferme ?

Je la jaugeai un instant, dans le silence. J'hésite. Laisse mes pensées divaguer vers mes souvenirs. Vers ce trio de vilains garnements qui faisaient les quatre cent coups. C'est ma cousine, oui, mais c'est aussi son amie à lui, pas vrai ? Un peu comme Adonis. Je me demande ce qu'elle sait. Comment elle a réagit, lorsqu'il a été arrêté. Parce qu'elle doit le savoir, forcément. N'est-ce pas ? Il y a une façon bien simple de le découvrir. De faire le tri et de mettre à plat les circonstances de mon malheur. Je soupire. Est-ce que je crois vraiment qu'il est dangereux d'avouer ma relation à ma propre cousine ? Qu'elle s'en servira plus tard contre moi pour me discréditer ou me traîner dans la boue de l'arène publique ? Après ce qu'elle-même a vécu j'ose penser que non. Qu'elle comprend trop bien pour s'abaisser à ça. Alors, maladroite, je laisse m'échapper une première réponse.

« Au moins tu es une garce qui s'assume. »

C'est dit avec un sourire en coin, avec une tentative de complicité. Peut-être que ça la rassurera, aussi, de voir revenir une partie de mon mordant habituel. Ma main s'enfonce dans ma poche et en ressort mon portable que j'allume rapidement. Je sais ce que je cherche, où je vais. Même après tout ce temps passé à éviter cette image, j'en connais le chemin sur le bout des doigts. Ça me sert le coeur juste de l'entrevoir et, lorsque je dépose l'appareil sur la table, tourné en sa direction, je dois regarder ailleurs. Je ne supporte pas nos visages souriants, surtout pas le sien.


« Il n'y a rien à faire pour moi, Dora. J'apprécie, vraiment, mais ce n'est pas une situation qui se règle, malheureusement. »

Comprendra-t-elle la signification de cette photo ? Sera-t-elle choquée d'apprendre qu'il y avait quelque chose entre moi et Liam alors que, de mémoire, nous n'avions jamais échangé plus de quelques mots en sa présence et encore ? Il avait toujours été, pour moi, l'ami d'Adonis. Celui dont j'étais jalouse parce qu'il occupait mon frère et m'en compliquait l'accès. Il n'y avait pas eu d'amitié entre nous, même que je l'évitais tant et si bien que, lorsque je l'avais rencontré à nouveau en tant que colocataire d'Adonis, je ne l'avais d'abord pas reconnu. Et, pour ne rien arranger, notre histoire s'était formée en un éclair. Des plaisirs violents à la fin violente. Dans nos excès nous étions morts, tels la poudre et le feu que leur baiser consume.

Je n'ose plus regarder. Ni elle, ni l'écran de mon téléphone. Je me suis fait plus droite, les mains posées sur mon chat et les chevilles croisées à la manière de la princesse de glace que je suis. Je me surprends à m'ennuyer de ma longue couette de neige, de cette chevelure de Raiponce, attendant impatiemment que son amant vienne s'y accrocher pour grimper jusqu'à sa tour. Mais elle n'existait plus à présent. Elle était partie avec mon conte de fée, envolée à jamais. Ne reste plus que moi, froide et endolorie, vide et affamée.

Liam et toi ?

Je ferme les yeux sous le poids de cette question qui sonne presque, à mes oreilles, comme une accusation. Est-ce que ça a vraiment eu lieu ? Ai-je vraiment eu la naïveté de croire qu'il en découlerait quelque chose ? Que j'avais droit à cette relation ? Mes paupières ne se relèvent que doucement, avec résignation, pour attraper au vol la réaction de ma cousine. Elle est choquée, évidemment. Je n'ai pas besoin de me demander pourquoi puisque je l'imagine aisément, que je remplis les trous dans mon propre imaginaire. De tous les choix possibles, celui-ci en était un audacieux, imprévu. Un choix qui, selon toute logique, ne me correspondait pas du tout. Surtout que, le connaissant mieux que beaucoup, elle devait savoir le genre d'homme qu'il était. Ses réservations face à l'engagement, à faire se poursuivre une histoire sur plus d'un soir. Il y avait de quoi être inquiétée dans tous les cas et ce même si le sort n'avait pas été si tragique. Même s'il ne reposait pas dans une cellule de Borao. Je me demande ce qui la choque le plus. Si elle pense deviner que j'ai été bernée ou si, au contraire, elle est capable de s'imaginer que j'ai choisi de lui rendre son amour en pleine connaissance de cause. En sachant qu'il était le Boss de la Team Zekrom.

Face à mon silence, Dora se reprend. Elle pose des questions, s'interroge. N'étais-je pas plutôt avec cet autre type ? Elle n'en a même pas retenu le prénom. Devrais-je m'en sentir blessée ? Être déçue que ma cousine ne s'intéresse pas assez à ma vie pour connaître le nom de mon promis ? Ce n'est pas le cas. Même que, à dire vrai, j'aurais sans doute préféré qu'elle ne sache pas qu'il existe. Que l'on ne me rappelle pas qu'il existe. Que, durant l'espace d'un instant, je puisse oublier la conversation qui a eu lieu juste avant son départ précipité. Hayden ? Aaron ?

« Allen. »

Que je corrige presque platement, sans affection pour le nom prononcé. Je préfère le prochain, celui qui sort des lèvres de ma cousine pour revenir au sujet initial. Le violet est, pour elle, presque un autre cousin. Le second frère d'Adonis. Je me demande ce qu'elle dirait, ce qu'elle penserait, si elle savait que le premier avait longtemps eu des sentiments pour le second. Mais là n'était pas la question. Ce n'était pas de mon frère qu'il était question, mais bien de moi. De moi et de Liam. Évidemment que c'était une surprise. Personne n'avait été mis au courant. Nous n'en avions pas vraiment eu le temps et, même si ça avait été le cas, aurais-je été prête à le faire ? Aucune idée. Et la question qui m'est posée n'aide en rien à m'alléger le coeur.

Tu es amoureuse de lui, Cali ?

C'est une manière si douce de le demander, si retenue. Comme deux adolescentes qui échangent des secrets, parlent de leur crush. Ce n'est pas la question que j'attendais venant de la part de Dora que je sais généralement plus crue, plus directe. Mais elle a choisi ces mots ci plutôt que d'autres. Elle a parlé d'amour plutôt que de sexe. Reflet de sa vision de moi et des relations dans lesquelles elle m'imagine ? Reflet de sa propre évolution dans le domaine ? Une part de moi a envie de tout lui dévoiler, de la choquer. Mais ça ne dure pas. Ça ne ferait pas de sens. Ça ne vaudrait pas la peine. Alors je ravale mes mots, referme les lèvres que j'avais entrouvertes pour formuler une réponse qui, finalement, ne m'étais jamais venue. À la place je récupère l'appareil sur la table, je referme le dossier d'images, fait disparaître ces souvenirs aussi vite que je les ai retrouvés.

« Peu importe. Ça ne compte plus. »

Je respire profondément pour me retrouver une contenance. Je me fais plus droite, retrouve un peu de cet aplomb qui me vient de mon ego. Mon effort a été fait, je me suis montrée vulnérable, mais je ne le peux plus. Je veux retrouver la dignité, la grâce de ceux qui endurent silencieusement, solidement. M'emmurer à nouveau dans mes résolutions pour faire comme si de rien n'était.

« Tu l'as dit toi-même, je suis avec Allen maintenant. Le reste finira par passer puisque le temps règle toutes les blessures. Tout ce que je peux faire c'est de continuer dignement ma vie et m'acquitter de ce qui est attendu de moi. C'est ce que je désire et c'est ce que je ferai. Alors... Est-ce trop te demander de faire comme s'il ne s'était rien passé ? Comme si tu ne savais rien ? J'aimerais vraiment pouvoir passer un bon moment avec toi et apprendre comment s'est passé ton voyage. »

Avais-je vraiment cru que ça allait marcher ? Que cela suffirait et qu'Isidora Terren saurait se montrer conciliante ? Je suis désolée, Cali. C'était à prévoir. Elle n'a peut-être pas tort en disant qu'au fond je le savais. Qu'au fond, peut-être, je le désirais. Même que, malgré cet avertissement, je ne l'interromps pas. Je ne prends pas la fuite, je ne demande pas le silence. Je ne m'insurge pas. Je reste plutôt là, assise droitement alors que j'attends la suite, me préparant à encaisser le choc qui se dirige vers moi avec la délicatesse d'un Donphan en pleine roulade.

Serais-je tombée sur la tête ? Une part de moi a envie de dire qu'elle devrait être bien placée pour le savoir vu que c'est elle qui m'a trouvée amorphe en bas des escaliers. Mais ce n'est pas le moment et ce trait d'humour acide ne ferait rien pour arranger la situation. À quel moment avais-je été heureuse de faire ce qui était attendu de moi ? Quelques fois, en vérité. C'était rare, mais c'était déjà arrivé. J'avais fini par aimer les projecteurs, le contact avec le peuple de Sercena même via les médias. La possibilité de jouer de mon nom pour participer à des charités, aussi, était on ne peut plus satisfaisant. Tout n'était pas bon à jeter dans le nom de Cobalt, mais là n'était pas le point qu'elle essayait de faire. Je me demandai, l'espace d'un instant, si elle avait raison. Avais-je craqué pour Liam parce qu'il était spécifiquement tout le contraire de ce que voulait ma mère ? Peut-être que ça avait joué, inconsciemment, au fond. Mais en vérité ce dont je me souvenais le plus c'était son humour, sa gentillesse, ses efforts. Ce n'était pas son besoin de liberté, son égoïsme ou sa criminalité. C'était sa présence, sa façon de m'aimer, son esprit acéré. Je ne l'avais pas choisi pour échapper à quoi que ce soit. Mon coeur s'était simplement éprit du sien parce qu'il possédant tant de qualités, de beauté, à sa façon.

La suite me parait injuste. Dora le dit elle-même, il est en prison. Qu'est-ce que je peux faire d'autre que de m'apitoyer au juste ? Elle ne s'imagine quand même pas que je vais aller coordonner une évasion pour ensuite essayer de prendre la fuite vers Galar pour y finir nos jours dans l'anonymat et la peur d'être retrouvés par les autorités cinzannes ? Elle aimerait, en tout cas, que je me batte pour lui. Une belle pensée, vraiment, mais dont je n'arrive pas à imaginer les applications concrètes. Est-ce que ça me fait mal de l'entendre dire tout ça ? Pas vraiment. Peut-être que ça devrait. Peut-être que ce serait le cas si je n'étais pas d'accord avec elle. Ce n'était pas juste. Liam méritait mieux que ça. C'était le plus important, selon moi. Le point focal. Et pour ma cousine aussi apparemment. Elle me rappelait sa débrouillardise, était convaincue qu'il allait sortir tôt ou tard. Alors tant pis pour Allen que, bien sûr, je n'aimais pas de toute façon. Et là, la fin. Le retour du silence. Le monologue qui se termine. L'attente. L'appréhension. La réponse.

« Tu as raison, Isidora. »

Pas de hausse de ton. Pas de porte pointée du doigt. Pas de claque. Rien. Juste un aveu fatigué, contraint d'admettre la vérité. Une preuve de plus que la fameuse Cali Cobalt s'était lentement éteinte au fil des mois, un jour à la fois. Que ma combativité s'était amenuisée au même rythme que mes repas.

« Je parie que tu ne t'attendais pas à ça comme réponse, pas vrai ? »

Un sourire peiné m'échappe et je m'enfonce un peu plus dans mon siège. Je prends une nouvelle gorgée de jus et Lucifer, inquiet, se remet à ronronner en se blottissant un peu plus fort contre moi. Il est gentil, mon bébé. Ma main libre le gratouille derrière l'oreille pendant que je réfléchis, que je termine ma gorgée et que je redépose le verre qui est maintenant à moitié vide. J'ai une réponse à formuler et, même dans mon état, j'espère avoir l'éloquence nécessaire pour me faire comprendre.

« Liam mérite mieux que ça. Il m'a tant offert, il m'a si bien aimée. Et de mon côté... J'ai choisi ma famille, mon devoir. Peut-être qu'en fait ton erreur a été de me surestimer. J'aimerais être assez forte pour faire autrement, vraiment, mais au final... Il méritait mieux que moi. Et je le sais. Je me le rappelle chaque jour, je m'efforce de ne pas me laisser l'oublier. Crois moi. »