J’ai toujours apprécié Sercena. Peut-être est-ce la lointaine Cobalt en moi. Ou la sensation de renouer avec feu ma mère que de m’aventurer dans son lieu de naissance et de retracer ses pas. L’architecture particulière, construite à même la montagne, fait de la cité un endroit intéressant à visiter à coup sûr. Malgré mes nombreuses visites, je ne suis jamais parvenue à m’y sentir totalement à ma place. J’y pose les pieds en tant qu’étrangère, en tant que touriste presque. Un simple passage dans la vie occupée de la cité de l’ouest. Cela ne me déplaît pas pour autant. J’y suis et serai toujours une Terren en perdition, en recherche d’un contact. De fuir un instant mon père et ses remarques constantes. Il n’existe que peu de lieux où je me sens à l’aise d’exprimer mes frustrations, où j’accepte d’ouvrir cette boîte de Pandore que sont mes émotions, où même je parviens à les reconnaître. Peut-être n’est-ce pas la ville finalement. Alors que je déambule dans les galeries qui constituent un sombre labyrinthe sous les montagnes de Niebla, ce n’est pas à Sercena la ville de pierre que je pense, mais bien à celui que je viens visiter par ces contrées. Je pense à mon cousin Adonis et à quel point il sera bon de le retrouver.

Comme tous les soirs, le monde underground buzze d’activité. Les galeries sont pleines de gens qui rient, boivent et échangent des conversations tranquilles. Au loin, je peux entendre le son de la foule déchaînée dont les excès se réverbèrent contre les parois : la Cage est bien éveillée malgré l’heure avancée. Je pénètre dans la vieille chapelle et jette un coup d’œil à l’intérieur. Effectivement, la structure est occupée et un combat fait rage. Tout autour, la foule encourage et scande le nom de son Champion. Il semblerait que mon face à face avec Adonis devra attendre quelque peu. Il est en train d’enseigner une leçon à un challenger qui semble avoir du mal à retenir l’information. Je me faufile entre les gens ici rassemblés histoire de m’approcher du centre d’intérêt. D’ici j’ai toute l’occasion de voir ce qui se produit sur le terrain. Personne ne m’empêche de passer; le Rapion juché sur mes épaules semblent en dissuader plus d’un de me reprocher de me glisser aux premiers rangs. Tanz ne se serait pas gêné pour remettre à sa place quiconque se serait placé dans mon chemin. Ses prunelles azurées semblent l’affirmer.

Observer Adonis au cœur de sa propre Cage a toujours été un plaisir et je l’observe lui et son équipe d’Acier rendre coup sur coup avec sa dextérité habituelle. J’ai mis mon cerveau d’analyste au repos pour simplement apprécier le spectacle qui s’offre à moi. Lorsque la joute se termine, une autre débute, puis une autre. Finalement la foule se dissipe et les matchs prennent fin pour la nuit. C’est l’heure pour moi d’aller voir Donnie en coulisses, là où personne ne m’arrête. Je suis une habituée en quelque sorte. Mon tatouage de Draco en dit long sur mon nom, bien connu dans les bas-fonds. Je pénètre finalement dans la tente qui fait office de loge à mon cousin et, le prenant par surprise, je m’exclame derrière lui.

«COUS’ ! Ouais j’ai vu mieux niveau performance mais on a tous de mauvais jours je suppose…»

Je blague évidemment, il a été exceptionnel comme d’habitude. Le voir remonte une part de cette émotivité qui a justifié ma visite. Je combats des larmes étrangères qui tentent de se faufiler jusqu’à la surface. Il n’y a que les enfants qui pleurent. Ce n’est vraiment pas le moment. Je tends la main à Adonis, un petit rituel entre nous. Nous avons toute une chorégraphie avec les mains, un salut qui nous appartient à chaque rencontre.

«Je passais par Sercena et j’ai décidé de venir faire un tour. Je suppose que tu as du temps à réserver à ta vieille cousine, nah ?»

De toute manière je ne lui demande pas exactement son opinion. Je ne lui laisse pas de choix dans l’affaire, tout comme il pourrait imposer sa compagnie à n’importe quel moment sans que je ne puisse la refuser. Dans ce monde bordélique, il y a bien quelqu’un aussi fou que je puis l’être, quelqu’un qui me donne l’impression d’être un peu comprise. Il se trouve devant moi, à quelques pas.

La perfection. N’avons-nous pas tous les deux tenté de l’atteindre pour satisfaire les impossibles critères de nos géniteurs respectifs ? À mes yeux, Adonis n’a rien à changer si ce n’est qu’il pourrait me visiter plus souvent. Sinon je ne changerais rien de lui, absolument rien, pas même ce sourire imbécile qu’il m’offre avec cette satisfaction de lui-même exagérée. Je joue le jeu en levant les yeux au ciel devant sa tête puis lui donne un petit coup d’épaule lamentable : mon cousin a été plus chanceux que moi au niveau génétique et fait bien une tête et demi de plus que moi. Tant pis. Qu’il s’amuse de moi si ça lui chante. Tanzanite pour sa part lui réserve un accueil aussi froid qu’à son habitude puis retourne à son observation taciturne de la galerie à l’extérieur de la tente. J’hausse les épaules devant son éternel désintéressement. Je suppose qu’il ne changera pas de sitôt cet insecte.

Malgré mes dires, j’ai adoré les combats de Donnie et n’hésiterais pas à revenir à nouveau pour l’encourager comme je le fais souvent. J’ai toujours apprécié l’énergie qui s’échappe des combats Pokémon et je sens celle-ci encore pulser dans mes veines. J’aurais cherché moi-même un adversaire si la nuit n’était pas si avancée et que j’ai envie de partager ce bon moment avec mon cousin à l’air libre. Certains soirs, les murs du monde underground m’étouffent et j’ai envie de voir autre chose. Le plan d’Adonis ne pourrait me plaire plus donc. Un nouveau bar, de nouvelles têtes, autre chose à penser que les discours barbants et éternels de mon père.

«C’est clair que ça me dit ! Je n’attendais que de profiter de ton statut dans la ville pour m’amuser comme il se doit.» je fais en ricanant. «Il ferait bien d’avoir des jolies personnes à regarder hein.»

À vrai dire ça m’est égal. Je ne sors pas ce soir pour draguer, mais bien pour discuter un peu avec Adonis et me changer les idées. Lui-même semble un peu tendu, même s’il faut un œil avisé pour remarquer. La vie de fous que nous menons nous rattrape parfois. Nous avons la même manière de laisser s’échapper la pression. Je suis donc le professeur d’Université, contente d’avoir revêtu mes vêtements de soirée. L’excitation de la Cage les auront quelque peu froissé, je profite donc de cette petite marche de santé pour replacer le tout comme il se doit.

«Des potins ? Ah si tu savais, j’ai l’impression qu’à Pavlica tout le monde retient son souffle, c’est mort, mort, mort. C’est d’un ennui, je ne te le fais pas dire. Tu as l’air d’avoir pas mal de challengers de ton côté, du mien on dirait que j’ai la peste parce que c’est le calme plat. Je sais pas, mon père a pété un câble l’autre jour dans un bar et je pense que ça a jeté un froid.»

Ce n’était pas le genre de potins que Adonis devait espérer et je m’assombris à la mention de celui qui a causé ma mauvaise humeur ce soir.

«Pourquoi tu crois que je suis dans le coin ? C’est trop nul dans le mien alors je vois de quel bois se chauffe Sercena. Alors ? Quel genre de scandale il se passe ici ?»

Mon sourire est revenu et l’étincelle de malice dans mon regard avec. J’ai un talent, celui de faire semblant. De toute manière cette histoire avec mon père me fait chier, aussi bien l’oublier le plus vite possible.

Comme il est bon d’appartenir à la royauté de Cinza. Pour de jeunes riches comme Adonis et moi, la région est un empire dont nous sommes les empereurs. Encore une fois cette nuit nous réclamerons notre dû, jouissant de tout ce qui est bon et pas très pieux. Les plaisirs s’épanouissent dans l’interdit m’a un jour dit ma mère. À l’époque je n’en comprenais pas le sens; aujourd’hui je connais très bien la chanson. L’humain n’a-t-il pas été modelé à l’image des dieux, toujours avides et jamais complétés ? Pour mon cousin et moi qui vivons une existence d’accessibilité, il n’y a que l’interdit et le perverti pour véritablement exciter nos sens. Ce soir néanmoins, même si je l’ai suggéré, je ne sais pas si le cœur me dit de me rincer l’œil. Loin de moi l’idée de partager Adonis avec qui que ce soit : c’est bien à lui que je destine mon temps et il me tarde de me retrouver avec lui dans un cadre plus intime. Il a raison le Cobalt, c’est vrai qu’il est beau et qu’il est précieux. Je ricane devant sa grande modestie mais n’y ajoute rien car je ne voudrais pas enfler ses chevilles plus qu’elles ne le sont déjà, ce serait légèrement disgracieux.

«Tu ferais mieux de me visiter un jour avec Bastet hein. Quand j’aurai un peu plus de Pokémon, je viendrai te voir moi comme la gentille cousine que je suis, pour te tailler en pièces.»

Je lui offre une œillade provocatrice. Je suis toujours nonchalante mais sous mes airs désintéressés on remarque sans mal mon amour profond pour le combat et le dynamisme de mon côté compétiteur. Les paroles d’Adonis me font cependant tiquer. Une chance que nous n’en sommes pas aux verres encore, carses mots m’auraient fait tout recracher sans l’ombre d’un doute. Adonis avec un mioche est une idée absolue saugrenue. Non, si ma tante tient à poursuivre sa lignée, elle ferait mieux de compter sur Nyx ou sur Cali. Dodo, il est à moi encore pour le temps de sa jeunesse. Qu’on ne m’arrache pas mon partenaire de crime de si tôt. J’affiche désormais une moue presque dégoûtée devant les mots de l’autre et ouvre la bouche en secouant la tête.

«Non. Définitivement pas. Tu te souviens comme on était chiants gamins ? Tu t’imagine devoir gérer ça ? Sérieusement, moi avec un enfant je suis pas certaine qu’il survit donc aussi bien laisser la responsabilité aux autres.»

Soudain me souci qui m’a opposée à mon père me semble bien moins grave. Je me raidis un peu sous mes airs détendus et reste plutôt silencieuse pour le reste du trajet, tout en cogitant sur la pression que peut mettre ma tante sur ses enfants. Encore pire que mon père celle-là. Des fois je me demande pourquoi ce n’est pas elle qu’il a épousé. Enfin. Y’a quand même des moments où mon père joue parfaitement son rôle, ce qui ne fait que rendre les moments où il ne l’est pas d’autant plus cruels. Adonis a de la chance finalement. Sa mère à lui est pourrie dans tous les sens du terme.

Finalement nous parvenons au bar en papotant de ces étudiants qu’on retrouve dans notre monde. Adonis me fait rire, à vouloir les protéger. Il a toujours été plus bon que je ne puis l’être, plus doux même s’il ne le reconnaîtrait jamais. Je me fiche bien de ce que font les autres, quelles décisions les animent. C’est leur vie après tout. Je trinque avec lui, toujours un peu pensive. Cependant ses paroles me font sourire de manière sincère et je jette un regard autour de nous. C’est vrai qu’il y a une bonne ambiance ici.

«J’aime bien la musique ici, c’est tranquille.»

Rare que j’émets ce commentaire en me satisfaisant de la chose, cependant ce soir un peu de tranquillité ne me fait pas trop de mal. La soirée est jeune encore et je sens que l’endroit va se remplir rapidement. Mon pied bat le rythme de la musique.

«Loin de tout ces cons. J’aime ça. Tu sais quoi ? Y’a des jours que je me dis qu’un jour nos parents vont crever et que ce jour là on aura vraiment la sainte paix. Plus personne ne viendra nous dire comment vivre nos vies.»

Je sonne plus amère que je ne l’aurais voulue malgré mon sourire désinvolte alors que je porte le verre à mes lèvres.

Je ne pourrais jamais avoir de Pokémon qui ne sache se battre je pense; ma vie n’est-elle pas après tout qu’une éternelle baston ? Se salir les pattes puis quoi encore. Ce Miaouss a besoin de mesures extrêmes pour parvenir à dompter la gêne occasionnée à l’idée de combattre. Ce dédain pour la saleté se place entre moi et un projet et Arceus sait à quel point je peux me montrer têtue lorsqu’il me vient en tête. Je noie ma déception dans une longue gorgée tout de même, n’osant pas trop ronchonner là où je ne me serais habituellement pourtant pas gênée : c’est bien parce que j’aime Adonis et que je connais la valeur que cette Persian avait pour lui que je n’insiste pas. Je ravale le caprice en me convainquant que de toute manière je finirai bien par croiser le fer avec mon cher cousin tôt ou tard puisque j’ai toutes les intentions du monde d’aller le voir dans sa propre Cage pour y faire ma loi. Saupoudrer un peu de cet épice bien piquant de Pavlica, vous voyez ce que je veux dire ? Le type Acier a beau résister au poison, mon arme favorite, j’ai plus d’un tour dans mon sac. Et Tanzanite aussi. Lui n’a pas du tout peur de se salir, bien au contraire. À l’occasion il aime bien revêtir un peu de rouge.

Tout de même, un avantage de mon père est celui qu’il n’a jamais fait pression pour poursuivre la lignée. Du moins, pas à moi. Il se doute qu’entre ses trois enfants encore vivants, un finira bien par produire la poursuite de la lignée. Il s’inquiète davantage du flambeau à passer à la prochaine génération, soit la mienne… soit donc moi puisque Camila a décidé de crever d’un stupide cancer. Je veux bien que ma fratrie s’occupe de produire la marmaille; j’aurai qu’à modeler le petit ou la petite à l’image de feu ma sœur aînée (moins la mort tragique tout de même, on va éviter) pour que mon père soit satisfait et ne puisse mourir en paix. Car de mon côté, je peux juste imaginer à quel point enfanter serait une fatalité non seulement pour ce corps dont je suis fière, mais aussi ma vie sociale et professionnelle, mon rôle en tant que personne, en tant que femme je… Non, puis élever qui que ce soit alors que je peine à m’occuper de moi-même ? Il vaut mieux oublier. Je ris avec Adonis alors qu’il affirme que j’étais bien plus chiante que lui. Il n’a pas tort du tout le Donnie.

«Bwah, mon père il sait, il a les pieds dedans lui aussi je te le rappelle même s’il me laisse plus gérer tout ce qui touche de près ou de loin le genre de business qui nous occupe. N’empêche il ne connaît pas tout et il y a des jours où je crois bien qu’il ferait une crise s’il apprenait où je me trouvais. Comme tout à l’heure quand nous nous sommes retrouvés. Il n’aime pas que je te visite je crois. Il pense que nous nous influençons pour le pire. À vrai dire, il n’a peut-être pas tort.»

Je rigole comme une gamine prise en flagrant délit avant de réfléchir à la question du blondinet.

«Bah nah, c’est vrai que c’est calme. En même temps Borao…» je fais semblant de vomir. J’ai toujours eu cette ville en horreur. «Il faudrait y aller pour foutre la merde, juste un peu.»

Un sourire malicieux passe sur mes lèvres. Je me cale contre mon dossier, observant un instant les danseurs et la foule qui s’amasse. Mon pied bat le rythme sous la table. J’aimerais danser mais j’aime bien discuter avec Adonis aussi. Puis il a nommé un nom qui aussitôt m’a fait me redresser contre ma chaise.

«J’sais pas si ça bouge sérieusement Donnie. Puis peut-être que c’est mieux comme ça. De cette manière on s’en met plein les poches. Ce n’est pas comme si les lois allaient changer de toute manière. Avec le Système Pérola en place, on ne court aucun risque.»

Mitigée quant à mes émotions concernant ce sujet, je décide de sauter sur une distraction offerte par mon cousin dans cette conversation.

«Savannah hein ? Vous avez gardé le contact donc ? Tu te prends une tranche d’ex sur le côté une fois de temps en temps ?»

Mon regard brille de curiosité. Aller Donnie, crache les potins.

Parfois je me demande ce qu’il fait d’être parent. À quel moment de ma vie mon père s’est-il octroyé tous les droits me concernant ? Quel instant a marqué mon avenir à jamais puisque désormais il devait lui appartenir tout entier ? Je suppose que j’ai quelques théories sur ce sujet épineux. Le décès de Camila, par exemple. Dans tous les cas, nos parents ont ce désir de contrôler nos vies. Adonis et moi pouvons parfaitement nous comprendre là-dessus. Mon cousin semble d’ailleurs tout aussi dépassé que moi vis-à-vis sa génitrice et je le laisse finir son verre cul-sec sans rien dire. Mon regard s’est perdu dans la foule et je me suis laissée envahir par la même colère qui a mené mes pas jusqu’à lui ce soir. Me savoir pleinement comprise dans mes frustrations ne m’apaise pas réellement, mais au moins je me sens un peu moins seule à porter ce poids faramineux des attentes familiales. Cette course pour satisfaire papa… c’est épuisant à la longue.

Tant pis d’ailleurs si mes visites à Sercena lui déplaisent. Voilà quelque chose dont il ne pourra pas me priver, jamais. Je tiens trop à Adonis pour le laisser derrière moi. Voilà que la conversation prend un détour plus tranquille alors que le jeune homme parle de sa ville d’études. Je lève les yeux au ciel en l’entendant mentionner Borao. Mon aversion pour cette ville pompeuse ne connaît aucune limite et l’influence des Viridis et leurs têtes blondes abominables n’y est probablement pas pour rien. Au moins à Sercena on sait s’amuser, même si mon cousin bourgeois a bien ciblé le problème. On ne se prend pas pour n’importe qui dans cette ville aux allures médiévales. Rien à voir avec Pavlica qui, sans être la plus jolie, ne manque pas du tout de caractère. J’éclate d’un rire mesquin devant l’air que prend Donnie.

Mon sourire s’efface toutefois quand je l’entends remettre en question les lois cinzanes. Non pas qu’elles me plaisent particulièrement, mais je n’aimerais pas le voir être trop ouvert quant à ses réserves devant celles-ci. Nous devons faire front commun, nous les Familles, parce que sinon qu’est-ce que la plèbe ira inventer ? Qu’ils peuvent inverser le pouvoir et tout se permettre ? Je ne partage pas l’avis de mon cousin. Pour moi, ce système à deux niveaux souligne des mœurs qui étaient en place il y a longtemps. À Cinza, c’est l’argent qui fait sa loi. Je savais bien que ces études à Borao lui rempliraient la tête d’inepties. Je me renfrogne un peu mais n’ose le contredire. Vraiment, la dernière de mes intentions ce soir est de me prendre la gueule avec lui. Tout de même, je vais faire attention à ses discours dans les prochains mois, et le cognerai bien fort si jamais il se trouve à cultiver de drôles d’idées. Adonis fait partie, comme moi, de l’élite de la région et il ne devrait pas l’oublier au nom d’un soi-disant code moral. Aller à l’encontre de nos efforts en ferait mon ennemi, ce que je ne souhaite pas du tout.

«Fais attention à toi, tout de même, Adonis. Ce n’est pas tout le monde dans les Familles qui aimeraient t’entendre parler de la sorte.»

Je lui lâche un rare regard sérieux, avant de m’adoucir un peu devant les potins qui me parviennent. Cette conversation me hantera longtemps, mais pour le moment je préfère me concentrer sur les histoires intimes de mon frère de cœur. Loin, loin de la confrontation.

«Pas trop mon genre, je ne récupère pas tes vieilles chaussettes, Donnie. Par contre je suis pas trop surprise qu’elle ne puisse pas se passer de toi, c’est vrai que tu es totalement irrésistible.»

Je pince sa joue pour l’agacer avant de payer la tablée et le suivre au-dehors pour retourner dans les galeries. Ici, le silence m’apaise et je soupire profondément avant de demander :

«Je devrais faire quoi pour mon père ? Qu’est-ce que tu fais quand ta mère s’attend à quelque chose de toi et que toi, tu veux juste faire l’inverse ?»

Il est des sujets qu’il vaut mieux éviter entre Adonis et moi, celui de la population cinzane en fait partie. Mal à l’aise avec la confrontation, je préfère éviter de le pousser à ce sujet, de toute manière nous connaissons bien assez l’opinion de l’autre pour l’avoir débattue à quelques reprises. À présent je m’acharne à ignorer ce sujet, de faire semblant que je ne suis pas dérangée par l’avis du garçon à la chevelure argentée. Je n’ai jamais compris son point de vue, son désir de sauver tout le monde. Je me demande pourquoi il ne profite simplement pas de son statut comme le reste d’entre nous. Faire partie des quatre grandes Familles est un lourd fardeau à porter, un qui ne vient qu’au prix de nombreux sacrifices. J’y ai laissé ma morale depuis longtemps, ne pleure plus pour les victimes de notre grand succès. Ainsi va la vie. Il doit toujours y avoir un prédateur et une proie; nous avons eu la chance de naître parmi les maîtres de la chaîne alimentaire et je n’ai aucune intention de céder ma place à l’autre. Autant j’aime mon cousin et je lui voue un amour véritable, jamais je ne délaisserais cette vie pour lui. J’espère que je n’aurai pas à choisir un jour. Quelque part cela m’inquiètera toujours.

Pour le moment, Adonis reste fidèle à lui-même, raillant tout seul de quelque image mentale de son ex qui lui appartient. Je lui offre un sourire un peu ivre, semble-t-il que la fatigue m’affecte aussi. Déambuler dans les rues de Sercena comporte son lot de défis. La vieille route accidentée m’indispose et j’ai bien hâte de retrouver mon hôtel pour la nuit, à quelques pas du château. J’ai vieille semble-t-il. C’était il n’y a pas si longtemps pourtant l’époque où je pouvais veiller toute la nuit sans trop de conséquences. C’est peut-être mon cœur lourd qui me pose souci… Va savoir. Je n’ai pas besoin de tout expliquer de toute manière. Je me contente d’écouter mon cousin, les mains dans les poches. Suivre mon instinct ? Si seulement je connaissais son langage. Il y a longtemps que je n’agis plus sous les impulsions de mon instinct, que chacun de mes mouvements est calculé, chaque réaction, aussi nonchalante soit-elle, est toujours destinée à quelque chose. Je suis lasse, parfois. Juste parfois.

«Je suppose que tu as raison. Je vais faire comme il veut, comme d’habitude. Et continuer à traîner avec toi et à faire ce que je veux quand il a le dos tourné.»

J’attrape mon cousin par les épaules, me hissant sur la pointe des pieds pour secouer ses cheveux d’une main taquine. Puis je me mets à courir en direction des grottes, comme quand nous étions enfants et qu’aucune de ces responsabilités ne pesaient sur nos têtes. Cette époque me manque parfois. Au moins je suis certaine de toujours la retrouver auprès d’Adonis.