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Who said you're on your own ? | One-Shot

Posté le Ven 29 Avr - 16:54
Lekka Odeshi
Lekka Odeshi

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Who said you're on your own ?

« What's the meaning
When you have a broken home ?
Where's the love
When you were left on you own ?
So alone... »



/!\ Attention, texte long et potentiellement éprouvant ! On y parle anxiété & troubles liés, dispute, solitude, discrimination, rupture amoureuse ; bref, un tas de joyeusetés du genre, soyez avertis !

Sercena, 25 mars 2022. Fin d’après-midi.

Et une journée de plus. Las, Lekka remontait d’un pas pénible les rues agitées de Sercena, où le crépuscule arbitrait les jeux acharnés du clair-obscur. Accablé par le poids de son sac autant que par sa semaine de cours tout juste achevée, l’étudiant, dos courbé et mains profondément enfoncées dans les poches, ne quittait pas des yeux le trottoir crasseux qui l’amènerait bientôt, à force d’enjambées machinales par-dessus les plaques d’égout et les détritus incorporés au bitume, devant l’entrée du petit immeuble défraîchi où il avait élu domicile.

Non loin de là, Kohaku trottinait avec plus d’entrain. Exempt qu’il était de ce devoir fastidieux, commun à tous les humains, de travailler, le Noctali passait le plus clair de son temps à dormir durant les cours magistraux de son Dresseur, alors que ce dernier s’efforçait de combattre l’irrésistible envie de l’imiter ; ce paresseux rythme de vie contribuait à lui préserver une allure fringante qui n’était, malheureusement, pas vraiment partagée par son jeune maître. Ce jour-là, Lekka arborait une mine plus éreintée encore que de coutume : son emploi du temps habituel s’était chargé de quelques heures de labeur supplémentaires après l’ajout d’un rendu de groupe inopiné, et comme si ça ne suffisait pas, il n’avait trouvé personne qui voulût de lui lors de la formation des équipes. Ce furent les professeurs qui s’occupèrent de lui tailler une place dans l’un des groupes déjà existants, et les heureux élus, loin de se réjouir de cette décision, avaient mis un point d’honneur à le lui faire comprendre.

Enfin, le problème n’était pas tant dû à son assiduité ou à la qualité de son travail - il était largement dans la moyenne de sa promotion - qu’à sa réputation de phénomène de foire. Personne ne voulait avoir à supporter le mouton noir de la classe, cet étranger un peu bizarre qui ne disait jamais rien et restait dans son coin, à fabriquer on ne savait quoi - sans doute des choses pas très avouables - quand il ne tentait pas, avec une maladresse à mourir de honte, de s’intégrer un peu en forçant dans les conversations ses centres d’intérêt lunaires. Non, peu de gens tolérait sa compagnie, et ceux qui y parvenaient s’y pliaient surtout sous la contrainte, ou pour approcher d’un peu plus près son Pokémon qui, pour sa part, jouissait d’un bien meilleur accueil.  

Classique.

Les longues ombres brunes du soir se disputaient aux carrés de lumière rousse dans l’atmosphère en demi-teintes du couchant ; leur alternance successive rebondissait sur la fourrure d’encre de Kohaku au même rythme qu’il sautillait de-ci, de-là parmi les gens, le nez au vent, à savourer la caresse de la brise automnale. Bien qu’il veillait à ne pas trop s’éloigner de son maître, une certaine allégresse s’était saisie de lui par cette belle fin d’après-midi, et il n’hésitait pas à saluer les passants et les Pokémon sur sa route de petites interjections guillerettes.  

« Kohaku, je t’en prie, » s’irrita tout à coup Lekka. « Tu veux bien arrêter de sauter partout devant les gens comme ça ? Tu vas leur tomber dans les pattes. »

Surpris par l’humeur de son ami, le Pokémon ralentit un peu l’allure. « Li ? » questionna-t-il, l’air interloqué.

« Quoi ? Ça te dérange que j’me soucie de ce que tu fiches, parfois ? » grogna l’étudiant sans aménité. Agacé, il avisa un gravillon et lui décocha un violent coup de pied ; le caillou partit se noyer dans les ténèbres d’une ruelle.

Kohaku plissa les yeux. Il ne savait quelle mouche l'avait piqué, mais il reconnaissait les signes. Tant que Lekka serait dans cet état, il n’y avait pas à espérer tirer de lui la moindre réaction mesurée. Néanmoins, fidèle à son compagnon de toujours, le Noctali ne se permit pas de lui tourner le dos sans avoir au moins essayé de saisir l’origine de son mal.

« Nocta, » énonça-t-il d’un ton calme, levant vers le jeune homme ses prunelles rouges redevenues sérieuses. « Nocta, nocta, liii… »

Il voulut se rapprocher de son humain pour quérir son attention d’une pression du museau sur le mollet, cependant Lekka s’écarta aussitôt.

« Non, c’est bon. Laisse-moi tranquille. »

L’animal rejeta les oreilles en arrière de contrariété. Soit ! Puisqu’il voulait la jouer ainsi. Vexé, Kohaku s’élança de nouveau en tête, pressé de rallier l’immeuble qu’il savait être à quelques minutes de marche à peine, désormais.

« Hey, reviens ici tout de suite ! » s’emporta Lekka - mais le Pokémon fit la sourde oreille. « Rah, satanée bestiole ! »

Le Kantosien jura de plus belle et pressa le pas. Derrière les façades anciennes de son quartier, le soleil suspendu au-dessus de l’horizon dardait des rayons surprenamment doux pour la saison. Leur chaleur engageante invitait la population à quitter les entrailles fétides des transports en commun pour les bienfaits d’une promenade en plein air, mais ce cadre agréable, qui fleurait bon les arômes de vacances, ne fit rien pour apaiser l’aigreur croissante dans le cœur de Lekka. C’était à cause de tous ces gens, aussi : avec le beau temps, ils s’étaient donné le mot pour mettre le nez dehors, et le garçon devait maintenant composer avec les courants contraires d’une foule plus épaisse qu’à l’accoutumée. Frustré, il se rembrunissait un peu plus après chaque louvoiement, chaque bousculade involontaire, chaque esquive précipitée.

Et, indifférent à la profonde colère qui amassait en lui ses nuages d’orage, Kohaku gambadait entre les passants avec l’insouciance d’un Vivaldaim, bientôt suivi d’un cortège de regards et de commentaires émerveillés auxquels il répondait par un clignement de paupières affable. Sans un coup d'œil pour son Dresseur.

Ben voyons, songea l’étudiant avec froideur. Comme toujours, il n’y en avait que pour son Pokémon. C’était la conséquence de posséder une espèce populaire, sans doute : tout le monde s’intéressait à lui, tout le monde se prenait d’affection pour lui à la simple vue de sa petite tête ronde. Et bien sûr, y’en a aucun pour capter le Dresseur en arrière-plan, ce p’tit gars oubliable qui se trimballe quand même la corvée de le nourrir, de l’entretenir, de mettre les mains dans sa merde quand il faut et qui a fait en sorte de l’éduquer pour qu’il soit à peu près sortable en public. Lekka shoota dans un second caillou. Foutu Pokémon et sa foutue tronche de peluche. Moi aussi, j’aimerais bien qu'on se soucie de moi comme ça…

En d’autres circonstances, ces pensées l’auraient fait rougir de honte ; mais, alors qu’il assistait à une nouvelle vision du Noctali louangé par un couple de jeunes gens trop aimable pour son propre bien, Lekka sentit sa rancœur se raffermir. « Oooh, mais qu’il est chou, ce petit ! Qu’il est mignon ! » J’t’en foutrais, de la mignonnerie, par Giratina…

Le Kantosien rejoignit bien vite les deux amoureux alors qu’ils se penchaient sur le Noctali pour le gratifier d’une caresse sur la tête - et, docile, Kohaku leur tendait le museau. « Désolé, il a pas le droit de se laisser toucher par des inconnus, » assena-t-il d’un ton sans appel, l’expression renfrognée sous ses cheveux en bataille. « Allez, Kohaku, bouge de là, » jeta-t-il ensuite à l’animal offusqué, ignorant les regards indignés que lui accorda le couple avant de reprendre son chemin.

Une fois certain qu’ils avaient distancé les attentions indésirables, Lekka se tourna vers son compagnon, furieux.

« J’peux savoir ce qui te prend ? »

Kohaku lui rendit son regard d’un air de défi, comme pour dire « Ce serait plutôt à toi qu’il faudrait demander ! »

« T’approche pas des inconnus, bon sang. Tu sais pas ce qu’ils peuvent te vouloir. Encore moins dans ce pays de détraqués. » Sur ces paroles abruptes qui firent se retourner plus d’un promeneur, Lekka claqua des doigts et tendit le bras d’un geste sec pour ordonner à son Pokémon d’avancer. Le Noctali ravala son outrage et s’appliqua à conserver un masque impassible jusqu’à ce que leur duo arrivât enfin au pied de leur immeuble.

La bâtisse, assise au milieu d’une rangée de maisons toutes plus similaires les unes que les autres, n’était pas bien impressionnante. Un peu à l’image de son jeune résident, elle était basse, étroite et particulièrement dénuée de signes distinctifs. Si sa devanture ne pouvait plus vraiment se revendiquer de la dernière mode, l’on voyait au moins le soin que lui portait son propriétaire : malgré sa sénescence évidente, et les inévitables marques d’usure laissées sur sa pierre taillée, la façade conservait la dignité proprette d’une vieille dame ridée mais toujours bien apprêtée. Au vu de son loyer et des autres immeubles qu’il avait croisé dans le coin, Lekka pouvait s’estimer chanceux que son logement fût au moins salubre, à défaut de récent  - et il le savait.

Le garçon laissa échapper une longue expiration par le nez, puis encastra sa lourde clé de fer dans la non moins lourde porte en bois, tourna le verrou et enclencha la poignée.

Le battant massif céda à son impulsion dans un long grincement plaintif - son mélodrame fut tel qu’elle n’aurait pas fait tache parmi une troupe de théâtre. Une odeur caractéristique de renfermé le saisit aux narines, cependant il savait qu’elle n’était due à rien d’autre qu’au grand âge de la demeure. Kohaku à ses côtés, il referma la porte non sans mal - le pan de bois sculpté était au moins aussi pesant que lui. Un tour, deux tours ; la clé claqua, s’immobilisa, quitta son encoche. Enfin, la rue, les passants et leur curiosité déplacée étaient derrière eux pour de bon.  

L’immeuble était la propriété d’un particulier réaménagée pour abriter plusieurs petits studios, étalés sur ses trois étages. En plus de celui de Lekka, il y avait trois autres logements, loués pour la plupart à des étudiants comme lui. Le voisinage était plutôt tranquille, sauf peut-être la bande de colocataires du deuxième, qui organisait à intervalles réguliers des soirées d’un genre ou d’un autre. Le Kantosien avait participé à l’une d’entre elles en début d’année, afin de célébrer son emménagement et de tisser quelques liens, mais avait vite déchanté après avoir noté le nombre astronomique de bouteilles descendues en l’espace de quelques heures et la fumée un peu trop capiteuse qui avait dominé les festivités à peu près toute la nuit. S’il n’avait rien contre un verre de temps en temps, les narcotiques, très peu pour lui ; Lekka avait donc passé son tour sur les propositions suivantes, à peine surpris par ce nouvel échec social.

Le seul locataire qui n’était pas étudiant, lui, habitait au rez-de-chaussée. Surtout, il brillait par son absence. Ou bien il ne quittait presque jamais son lit, ce dont le jeune homme doutait tout de même : il devait bien subvenir à ses besoins vitaux, après tout, non ? Pourtant, Lekka ne l’avait jamais rencontré ; tout au plus avait-il intercepté quelques bruits de pas dans le hall d’entrée, le marmottement pensif d’une voix indéfinissable. Très enclin à s’imaginer des choses, le garçon espérait que les horaires improbables de son voisin tenaient plus de ceux du bourreau de travail que du trafiquant ou du criminel…

En dépit de tous ses mystères, Lekka n’avait jamais eu à se plaindre du résident du rez-de-chaussée. Pas autant, du moins, que des sauteries intempestives de la bande de colocs ; alors il se contentait de ne pas poser de questions, et passait sans ralentir devant sa porte fermement close pour grimper quatre à quatre les marches de l’escalier tortueux qui menait à son appartement.

Il logeait au premier étage. Sa porte faisait face à celle, innocemment décorée d’un joli panneau ornementé proclamant « bienvenue ! » avec force arabesques et petites fleurs décoratives - tant et si bien qu’il était quasiment possible d’entendre l’écriteau s’exclamer d’une voix fluette - de l’autre étudiante qui partageait son palier. Celle-là se montrait bien plus raisonnable que les fêtards du dernier étage. Lekka avait déjà eu l’occasion de la croiser à plusieurs reprises durant ces derniers mois et le courant était plutôt bien passé entre eux, mais son vague espoir de concrétiser quoi que ce fût avec elle avait été réduit à néant par l’arrivée d’un gaillard bien bâti que la jeune fille avait accueilli chez elle à grands renforts de cajoleries. Une déception de plus qui lui avait laissé un goût amer au fond de la bouche. Enfin ! Au moins n’avait-elle pas entretenu ses rêveries impossibles en acceptant ses propositions pour les renier aussi sec ensuite, pas comme une certaine camarade dont il ne voulait plus prononcer le nom…  

Ce souvenir encore douloureux arracha un rictus écœuré au Kantosien alors qu’il gravissait les dernières marches le séparant de son palier, rictus qui ne s’améliora pas quand il aperçut l’amant de sa voisine devant sa porte. Cette journée serait donc placée sous le signe de sa solitude chronique, très bien, il avait compris. Kohaku lui tournait toujours résolument le dos, la queue dressée en signe de défiance, et ce fut lui, bien entendu, que le solide bonhomme remarqua en premier. Le visage de l’homme se détendit à la vue du Pokémon et il lui adressa un salut aimable de la main, auquel le Noctali répondit par un hochement de tête et un petit glapissement poli ; puis Lekka déboula à sa suite, et aussitôt l’autre adopta une attitude plus cordiale. « Bonsoir, » marmonna l’étudiant sans trop dévisager son vis-à-vis, tiraillé entre sa colère et le malaise que lui provoquait l’imposante présence de l’inconnu. Il se coula aussi vite qu’il le put près de sa porte d’entrée, s’empressa de tourner le verrou pour pénétrer son refuge, le premier et dernier coin de terre dans tout Cinza  qui lui était à peu près familier : son chez-lui.

Il claqua le battant derrière lui avec un soulagement à peine dissimulé.

À ses pieds, Kohaku ne s’attarda pas et disparaissait déjà dans la pénombre de la pièce aux volets clos. Excédé par l’effronterie de son Pokémon, Lekka ne se posa pas une seule seconde la question de sa propre implication dans leur conflit : sitôt le seuil de sa demeure franchi, et avant que le Noctali eût le moyen de se soustraire à sa vue, il laissa libre court aux émotions qu’il n’avait pu exposer en public.

« Tu vas arrêter ton foutu caprice ! »

L’injonction éclata entre les murs exigus avec la violence cruelle d’un coup de fouet. Médusé par ce brusque accès de colère qui, malgré toutes ses sautes d’humeur, n’était pas ordinaire chez son Dresseur, Kohaku en oublia quelques instants son ressentiment pour le considérer avec de grands yeux éberlués.

« Ouais, tu peux bien me fixer comme ça, tiens ! » fulminait le garçon. Une hystérie brûlante crépitait dans son regard d’habitude placide, tandis qu’il brandissait un doigt accusateur en direction de son Pokémon. « Ton numéro fonctionne peut-être avec ceux qui te connaissent pas, mais tu m’auras pas comme ça, moi ! Je te connais ! »

Il se mit à minauder, à singer avec grossièreté l’expression grave de son Noctali.

« “Ooh, regardez-moi, je suis si sage et si beau, je suis le brave Kohaku de Kanto !” Et moi, je suis détestable, c'est ça ? Pas un mot gentil pour celui qui t’a choyé depuis toutes ces années, qui t’a dressé et s’est plié en quatre pour toi ! Pour celui qui se tape tes merdes et tes crises ! Qui voudrait de l’humain minable quand il y a un magnifique Noctali juste à côté, hein ? Un amour de Pokémon bien élevé ! Bien sûr, j’ai pas le foutu charme ni les foutus yeux de chien mouillé d’une bestiole comme toi ! Je suis bon qu’à me faire ignorer - et encore, si j’ai de la chance, parce que la plupart du temps, j’me fais juste jeter comme une vieille chaussette ! Comme toujours ! » L’émotion lui fit cracher sa salive autant que ses mots. Essoufflé, Lekka interrompit sa tirade virulente afin de s’essuyer la bouche d’un geste rageur, la main tremblante.

Kohaku ne bronchait pas. Figé, muet, le visage fermé, il fixait sur son ami d’enfance des prunelles aussi rougeoyantes qu’indéchiffrables ; par réflexe, la fourrure de son col s’était hérissée au premier signe d’agressivité. De son côté, Lekka serra les poings jusqu’à s’entailler les paumes. « Allez, vas-y, fais-le encore, » gronda-t-il d’une voix sourde, alourdie par la menace comme l’orage plombait le ciel d’été. « Regarde-moi encore avec ton air condescendant de mes deux. Ose donc. »

Un éclair terrible traversa les pupilles fendues à l’extrême du Noctali. Cette fois-ci, c’était trop : Lekka avait dépassé les bornes. D’un naturel plus posé que le jeune homme, Kohaku ne tenait pas à répondre à cette frénésie par plus de colère, néanmoins il ne pouvait en supporter davantage. Il se referma comme une huître. Sans rien ajouter de plus, il décocha à son humain un ultime regard glacial, puis fit volte-face et se laissa avaler par l’ombre du petit studio.

« C’est ça, fous le camp, toi aussi ! » brailla Lekka alors que son partenaire battait en retraite. Habité par une fureur dont il ne se pensait pas capable, le Kantosien s’engouffra à son tour dans l’étroite pièce de vie ; fou de rage, il alluma la lumière, projeta son sac vers son fauteuil de bureau avec une telle brutalité que le siège se mit à tournoyer, puis se débarrassa de son manteau et de ses chaussures dans la même foulée. Le Noctali n’était nulle part en vue, au grand plaisir de Lekka : pour l’heure, il n’avait vraiment pas envie de croiser son Pokémon.

Tout ce qu’il voulait, c’était profiter d’une solitude qu’il aurait choisie par lui-même.

Une fois déshabillé, le garçon entreprit d’extraire ses affaires de cours, y compris son PC, de son sac malmené. Maugréant dans sa barbe, il essaya de conjurer les souvenirs rappelés par sa traîtresse de mémoire à la surface de son esprit, et qui tourbillonnaient sous son crâne comme un vol de charognards attiré par une proie…

* * *

Je la regarde, plein d’espoir. Elle m’aime, après tout ; elle me l’a dit de nombreuses fois, durant nos escapades buissonnières, après les cours, murmuré à l’oreille, répété après les immanquables disputes que je provoquais par ma maladresse. Oui, elle m’aime et je l’aime aussi. C’est pour cela que je l’ai invitée ici, devant moi, sur ce banc où nous nous sommes rapprochés, où nous nous sommes mis ensemble. Pour la première fois, je me suis senti accepté… pour la première fois, je n'ai pas eu à craindre les représailles. Et, pour la première fois, je vais pouvoir lui partager ce qui me pèse sur le cœur, ces choses secrètes que j’ose encore à peine m’avouer mais qui me hantent malgré moi, et que je veux assumer, désormais. Pour elle.

Alors nous nous asseyons, juste elle, moi et le spectre de mes désirs ; et je lui parle, doucement, difficilement au début, comme toujours. Je suis un chien malhabile et elle la princesse gracieuse qui me fait don de son temps si précieux. Face à une telle bonté, comment le bâtard que je suis ne peut-il pas se sentir honoré ? Redevable ? Amoureux ? Comment oublier les faveurs dont elle me comble par sa simple présence, par sa seule attention envers moi ? Moi, un moins-que-rien, un minable, un clochard. Un miséreux avide de sa propre existence.

Mes paroles se débloquent, et j’en viens à lui proposer ce que je retiens depuis si longtemps. Je souris, mais c’est l’angoisse qui tire mes traits ; j’ai les mains tremblantes, les paumes moites, je frémis comme une feuille morte à peine retenue à sa branche. Le silence s’épaissit, s’éternise. La feuille morte attend, dans l’expectative du vent.

Et il s’en vient, ce vent horrible : je me rappelle encore de son rire dément, de son expression à mi-chemin entre le dégoût, l’incrédulité et l’amusement, alors que sa voix si douce, si charmante, pour laquelle j’ai damné mon âme, ricoche sur mon visage avec toute la dureté d’une bise cinglante, et écorche mon frêle sourire. « T’es vraiment un malade, Lekka ! » s’esclaffe-t-elle en me repoussant autant de ses paroles que de ses gestes. « T’es un gros malade, va te faire interner. » Ma mâchoire se décroche, pourtant aucun son n’en sort. Je subis dans la plus parfaite des tétanies la tempête qui se déchaîne autour de moi, et m’expose, avec ses bourrasques parfaitement ajustées, à toutes mes pires abysses. La feuille morte se fait arracher à son arbre, son ultime accroche en ce monde ; trop fragile pour l’ouragan qui l’emporte loin de tout, elle se déchire en plein vol.

« De toute façon, pour avoir cru si longtemps qu’on était vraiment tes amis, fallait bien que t’aies un problème quelque part. »

Je ne dis rien, je ne pleure pas - les larmes viendront plus tard. Elles inonderont un cœur qui préfèrera s’y noyer plutôt que de les laisser s’écouler au grand jour.


* * *

Lekka secouait la tête avec lenteur, comme malgré lui. Ces souvenirs, cet instant, ces paroles, il pensait les avoir enterrés depuis longtemps ; pourquoi fallait-il qu’il s’en rappelât maintenant ?

Kohaku avait regagné la chambre de son maître, adjacente au salon-salle à manger-cuisine-bureau-pièce à tout faire. Probablement qu’il s’était chargé de voler le lit ; cette idée souleva un nouvel élan de colère dans l’esprit de l’étudiant, cependant son désir de solitude l’emporta sur la perspective d’une seconde confrontation. Les nerfs à vif, Lekka termina de réinstaller son PC sur le bureau, déposa son sac vide par terre et se laissa choir dans son fauteuil.

T’es vraiment un malade, Lekka.

Il dénéga du chef en réponse à sa propre réminiscence. Non, non, c’est faux. Je ne suis pas fou. Je ne suis pas malade… Je n’ai pas choisi d’être comme ça… Camouflée sous la colère, l’angoisse le prit en embuscade de ses griffes familières.

Il n’avait qu’un seul moyen de la faire taire, un seul…

Un, deux, trois, quatre, cinq. À droite d’abord, puis à gauche, puis à droite de nouveau. Un, deux, trois. Droite, gauche, droite. Un, deux, trois. Gauche, droite, gauche. Un, deux trois ; gauche, droite…

La vacuité qui avait envahi son cœur l’empêchait de verser la moindre larme, malgré les sanglots terrés au fond de sa gorge. Coincé devant son ordinateur allumé, le Kantosien serra douloureusement les paupières. S’il vous plaît, à l’aide…

Mais bien sûr, personne n’était là pour le secourir, pas même Kohaku. Ses prières restèrent inexaucées. Et surtout silencieuses.

L’heure tournait, inexorable, et avec elle le mouvement des astres. Le soleil se rabattit derrière les toitures inégales de l’antique cité de Sercena, ses rayons embrasant une dernière fois le ciel avant de se replier sur eux-mêmes telle la corolle d’une fleur incandescente, gigantesque. Dans le ventre creux de Lekka, la faim se fraya un chemin assez consciencieux pour le pousser à accorder quelque intérêt à l’horloge, et il comprit tout à coup la complainte de son estomac.

Il partit explorer sa cuisine sans entrain, à la recherche des nutriments en mesure de combler les exigences de son corps. Sa quête lui permit de réaliser que ses réserves s’amenuisaient dangereusement ; par chance, il parvint à remonter un plat instantané des tréfonds de son frigo, qu’il se dépêcha de placer au micro-ondes sans plus de cérémonie.

Alors qu’il enclenchait la minuterie du four, une vibration soudaine en provenance de son téléphone le tira de ses sombres pensées. Lekka fronça les sourcils : qui pouvait bien lui écrire à cette heure ? Il n’y avait pas d’événement particulier prévu avec la guilde, dans ses souvenirs, si ? Intrigué, il s’empara de son portable.

Mixcoatl   Aujourd'hui à 19h37
Bonsoir. Es-tu bien celui qui doit m’entraîner sur le jeu ce soir ? Il me semble que le chef avait mentionné ton nom, mais je préfère demander pour m’en assurer.

L’étudiant faillit se frapper le front pour sa négligence. C’était aujourd’hui qu’il devait prendre en charge la nouvelle recrue de la guilde. Il avait complètement oublié !

Mixcoatl était un joueur vraiment surprenant. De ses propres dires, il ne pratiquait pas le MMO depuis très longtemps, pourtant son niveau fulgurait déjà loin de celui de n’importe quel débutant, voire égalait celui d’un joueur casu confirmé. Son intuition et son appréhension très naturelle du gameplay étaient tout bonnement hors du commun ; en fait, il s’était montré assez doué pour piquer la curiosité du chef en dépit de son inexpérience, et même s’il lui restait quelques subtilités à appréhender, il promettait d’être un ajout de taille pour leur équipe.

Et pourtant, malgré ses compétences indéniables, il se pensait toujours trop ignorant pour intégrer la guilde en l’état, au point qu’il avait même insisté pour que l’un des membres lui enseignât tous les fondamentaux qu’il jugerait nécessaires à son poste - de « l’entraîner », selon ses propres termes. Par un jeu de circonstances, la tâche avait incombé  à Lekka, et la première session avait été convenue pour le 25 mars. Ce soir.

Sa dispute avec Kohaku et sa mauvaise humeur globale lui avaient sorti ce détail de la tête. Un peu agacé par ce rebondissement indésiré, Lekka grommela pour lui-même, tenté, l’espace d’un instant peu glorieux, d’annuler l’arrangement à la dernière minute. Mais un semblant de bon sens, ou peut-être de scrupule, le retint de poster son message : fort probable que Mixcoalt n’appréciât pas cet abandon et décidât de quitter la guilde avant même d’y avoir fait officiellement son entrée, sans compter que si sa désertion revenait aux oreilles du meneur, Lekka passerait très sûrement un sale quart d’heure. Il se résigna donc à honorer son engagement en dépit de son état, et effaça son aveu de désistement au profit d’un discours un peu plus volontaire.

SacredM00nlight   Aujourd'hui à 19h38
Salut ! Oui, c’est bien moi qui vais te tuyauter. (Pas de mal pour ça, je suis pas le dernier à douter non plus x))
Tu penses être dispo quand ?

L’alerte du micro-ondes le tira de sa rédaction. Lekka délaissa son téléphone le temps de récupérer son plat - il s’y brûla les doigts - puis se vautra, fourchette en main, dans son siège de bureau. La conversation serait quand même plus confortable à suivre depuis l’ordinateur.

Mixcoatl   Aujourd'hui à 19h38
Écoute, je suis là dès à présent si tu veux. On m’a donné un horaire, je m’y tiens.
Mais est-ce que je dois en déduire que tu n’es pas encore prêt ?

Lekka eut une petite grimace déplaisante à la lecture de ces mots. Ah, donc, ça va être ce genre de personne… Super. Il inspira un grand coup, s’efforça de ne pas laisser transparaître son irritation.

SacredM00nlight   Aujourd'hui à 19h39
On avait pas dit 20h pour le début ? De ce que je vois, on y est pas encore tout à fait… T’es en avance ^^
Mais si tu veux commencer plus tôt, pas de problème. J’dois juste finir de manger avant, si ça te dérange pas
Mais après, je serai à toi ! ^^

Mixcoatl   Aujourd'hui à 19h39
Ah, c’est vrai, j’ai peut-être pris un peu trop d’avance.
Ne tarde pas trop quand même. J’ai des horaires à respecter, et c’est difficile pour moi d’y dégager de l’espace pour jouer. Pense à m’avertir si jamais tu as un contretemps, c'est important.  

SacredM00nlight   Aujourd'hui à 19h39
J’y penserai ! Mais là t’en fais pas, je vais juste finir mon plat, faire la vaisselle et puis on pourra s’y mettre

Satisfait (et soulagé d’avoir su camoufler son manque de ponctualité pathologique à Mixcoatl), Lekka joignit le geste à la parole pour engloutir le reste de ses pâtes - sans oublier son cachet journalier, bien sûr. À un moment, un mouvement furtif à la périphérie de sa vision lui indiqua que Kohaku s’était faufilé dans la pièce principale pour se sustenter lui aussi, mais dès qu’il s’en aperçut, le garçon détourna la tête. Il ne se retourna pas avant d’avoir entendu le pas léger du Pokémon s’en retourner à la chambre.

Une fois son frugal repas achevé, l’étudiant se chargea de sa « vaisselle », ce qui, au vu de ce qu’il avait ingurgité, signifiait surtout nourrir la poubelle. Lekka se traîna jusqu’au réceptacle requis, appuya sur la pédale pour en ouvrir la gueule fétide… et eut aussitôt une grimace révulsée. Le réservoir était plein à craquer.

Bon ! Une visite au local poubelle s’impose, on dirait. Non sans soupirer à l’idée de descendre les escaliers chargé comme un Tiboudet, Lekka pianota très vite un bref message à Mixcoatl pour prévenir de son « contretemps » puis il ôta le sac poubelle de son contenant, le scella avec soin et entama son périlleux voyage.

Le local des poubelles se trouvait dans une remise à l’extérieur de la demeure. Pour l’atteindre, il fallait passer par l’arrière-porte au rez-de-chaussée et traverser une petite cour pavée qui aurait pu être pittoresque si elle n’avait pas donné sur le bâtiment dédié aux ordures…

Lekka vacillait sous le poids de son fardeau, néanmoins il parvint à descendre les marches sans trébucher, et claudiqua jusqu’à la cour dans un grand froissement de plastique, passant devant la porte du fameux voisin qui, comme de coutume, ne manifestait aucun signe de vie. Quelques efforts plus tard et le garçon se retrouvait dans la petite bâtisse bancale, étroite et pour le moins décrépite où flottait en permanence une vivifiante odeur de moisi.

Loin de se diriger vers les grandes bennes entreposées contre les murs poisseux, Lekka s’immobilisa juste après le seuil de la porte, s’assura d’un rapide coup d’oeil qu’aucune oreille indiscrète ne rôdait dans les parages, puis, sans raison apparente, il se pencha vers les ombres. « Hé, c’est moi, Lekka, » s’annonça-t-il à voix basse. « Tu peux sortir, y’a personne d’autre. »

Il y eut comme un frémissement dans l’obscurité. Une silhouette informe parut se détacher du couvercle de l’une des bennes ; indéfinissable, la chose se laissa glisser du rebord pour atterrir sur le sol avec un bruit spongieux peu ragoûtant. L’arrivée de cet agglomérat de glaires ambulant ne fit pas reculer le Kantosien, bien au contraire : il afficha un sourire sincère lorsque la chose rampa vers lui dans une émulsion sordide. Elle pénétra finalement la flaque de lumière projetée par les lampadaires à travers l’unique fenêtre de l’endroit, et dévoila ainsi ses traits jusque-là dissimulés par les ténèbres.

La créature avait l’aspect répugnant d’un amas de fluides verdâtres, aussi gluants que putrides ; ses couches successives de mucus roulaient les unes sur les autres durant sa progression, lente mais inexorable, cependant le plus perturbant demeurait sans doute le visage aplati en son centre, avec ses grands yeux ahuris et sa large gueule ouverte sur deux quenottes improbables. La chose arriva enfin à la hauteur de Lekka après sa fastidieuse traînée, et condensa autour d’elle sa putrescence afin de se redresser pour adopter davantage l’allure d’un monticule de gelée que d’une tache de vomissure. « Salut, Slime. Content de voir qu’ils t’ont toujours pas trouvé, » le salua Lekka tout en s’accroupissant à son niveau.

Slime émit un gargouillis enjoué. Sa substance visqueuse s’accumula sur ses flancs ; deux protubérances en jaillirent et explorèrent bientôt en deux bras flasques, terminés par trois doigts grassouillets. À la vue du Pokémon à la mine béate, l’étudiant sentit sa peine se dissiper un peu pour la première fois depuis le début de son exécrable soirée. « J’t’ai apporté de quoi dîner, » lui expliqua-t-il en secouant le sac poubelle dans sa main.

Le Tadmorv poussa un autre borborygme réjoui et se précipita - si tant est qu’on pouvait lui associer ce terme - vers la nourriture providentielle. Lekka eut un léger mouvement de recul quand le Pokémon tendit ses mains avides vers lui. « Hey, hey, du calme ! » s’amusa-t-il. « Tu sais bien qu’il vaut mieux pas pour moi que j’te touche sans protection. Je vais te le donner, t’en fais pas, » s’empressa-t-il de le rassurer devant sa mine déconfite.

Le Kantosien arracha l’attache du sac d’un mouvement vif, puis le déposa juste à côté de la créature. « Vas-y, fais-toi plaisir ! »

Slime ne se fit pas prier : avec une série de barbotements ravis, il attrapa la fine membrane de plastique et entreprit de la déchiqueter sans autre forme de procès pour accéder à son précieux contenu. « Si j’avais su, je l’aurais pas ouvert, en fait, » commenta l’étudiant d’un ton blasé.

Pendant que le Tadmorv enfournait sa pitance au fond de sa gueule à un rythme soutenu, Lekka balaya un peu le sol crasseux sous lui et se laissa tomber par terre. Il observa Slime s’empiffrer, bienheureux, presque attendri par l’insouciance de son appétit dévorant. Il avait trouvé le Pokémon par hasard, un soir comme celui-ci où il était parti descendre ses poubelles. La créature avait élu domicile dans la remise et commencé l’absorption minutieuse du contenu de toutes les bennes ; au moment où le Kantosien avait poussé la porte, Slime s’était affolé et avait cherché à s’abriter sous l’une des poubelles, cependant le mal était déjà fait. Heureusement, il avait eu de la chance dans son malheur : de tous les résidents, c’était Lekka qui avait découvert son existence, et le garçon n’était pas aussi tatillon, ni aussi à cheval sur les règles que la plupart de ses voisins. Si la présence d’un Pokémon nauséabond comme Tadmorv au sein de l’immeuble en aurait horrifié plus d’un, lui s’était contenté de rouler des yeux étonnés. Les Tadmorv, il connaissait : c’était une espèce réputée à Kanto, en voie de disparition à cause des mesures d’hygiène publique imposées depuis quelques décennies. Ils étaient notamment célèbres pour leur fumet… intéressant, pourtant Slime ne partageait pas cette caractéristique typique de la race avec ses congénères, tout comme ses fluides étaient verts au lieu de mauves - Lekka avait même cru à un chromatique l’espace d’un moment plein d’espoir. Il possédait aussi en contradiction avec les Tadmorv de Kanto des lèvres jaunes replètes et deux grandes dents de devant branlantes, plantées dans sa mâchoire supérieure comme une paire de stalactites jumelles. Il avait fallu un petit temps au cerveau de l’étudiant pour se rappeler de la sous-espèce originaire d’Alola et faire le lien entre toutes ces dissemblances. Comment ce Pokémon tropical avait-il bien pu arriver ici, par contre, restait un total mystère… Était-il sauvage, ou abandonné ? Lekka avait bien sa petite idée sur la question, mais il ne pourrait jamais avoir de certitude.

Touché par l’évidente panique du Pokémon, le Kantosien s’était accroupi, sans esquisser de gestes brusques, pour lui offrir le sac poubelle qu’il avait destiné aux bennes. Craintif, Slime ne s’était pas tout de suite extirpé de son refuge, mais les efforts conjugués de sa faim et de l’expression encourageante de l’humain au seuil de la porte avaient fini par avoir raison de sa réticence. Depuis lors, les deux complices avaient conclu un arrangement tacite : Lekka gardait secrète la présence du Tadmorv et, en contrepartie, la créature se repaîssait de tous ses détritus. Enfin, c’était un accord qui profitait surtout au Pokémon, en réalité, mais l’étudiant n’attendait pas vraiment de récompense pour sa générosité : la satisfaction de s’occuper d’un être dans le besoin, tout en crachant à sa manière sur les lois stupides de ce pays liberticide, lui suffisait amplement. Il ne savait rien du passé de Slime, cependant l’insistance avec laquelle ce dernier persistait à se terrer dans le local et à fuir toute autre présence humaine en disait long ; et malgré cela, Lekka aurait mis sa main à couper que les autres locataires auraient dénoncé son existence à la Guarda, laquelle se serait empressée de l’arracher à la sécurité de la ville pour le balancer dans la nature où il serait mort de faim, de terreur… ou pire.

« Vraiment un pays de tarés, » marmonna le garçon pour lui-même. À ses côtés, Slime mangeait de bon cœur. Les déchets qu’il portait au trou noir lui tenant lieu de bouche se déversaient parfois par terre, mais Lekka ne craignait pas trop la possibilité de laisser derrière eux des preuves compromettantes : le Tadmorv ne gaspillait jamais sa nourriture. Sa capacité à nettoyer de fond en comble toutes les salissures d’une pièce était phénoménale.

« Au moins, on se comprend, toi et moi, » lui confia-t-il, bien que le Pokémon, tout à son festin, ne lui prêtait pas vraiment attention. « On est tous les deux des rebuts de la société… Condamnés à la décharge… »

Slime ne répondit pas, ne lui accorda pas un regard. Dans la simple essence de son esprit, ces questions-là n’avaient pas de sens : seuls comptaient pour lui ses appétits fondamentaux, et les moyens efficaces de les satisfaire.

L’amertume revint à la charge dans le cœur de Lekka, cependant elle n’obtint plus gain de cause. Sa fureur s’était essoufflée sous la vision du Tadmorv et de son innocence radieuse, si pure, si franche ; faute de combustible pour l’entretenir, le brasier de sa colère s’était éteint, et ne laissait plus derrière lui que les cendres des regrets. L’étudiant repensa à Kohaku malgré lui, à son expression éternellement sérieuse qui cachait, il le savait, une affection à son égard impossible à décrire par les mots. Peu importait ses raisons, peu importait ses crises de nerf, ses états d’âme et ses malheurs, le Noctali avait toujours répondu présent pour son maître, il s’était toujours inquiété de son bien-être quand tous les autres lui tournaient le dos, il avait toujours posé sur lui ses grands yeux rouges, chatoyants, sereins, réconfortants…

Et lui, Lekka, avait toujours rendu à son Noctali sa loyauté. Il ne s’était jamais défilé, même dans les pires moments, après les plus rudes combats ou lors des plus terribles descentes aux enfers. Il avait bravé tous les écueils pour son ami, et il le ferait encore. C’était une promesse, c’était un serment, c’était la plus parfaite expression de l’amour entre un Dresseur et son Pokémon, de leur lien indissociable, cette chose précieuse que le gouvernement de Cinza s’acharnait à vouloir désacraliser…

Une chose pour laquelle il aurait voulu se battre, et qu’il avait à la place injustement malmenée.

Lekka serra contre lui ses genoux repliés. Par Giratina, qu’avait-il fait à son meilleur ami, le seul en ce monde à ne jamais avoir ne serait-ce que songé à l’abandonner ?

« En fait, non… » murmura-t-il sans quitter du regard le Tadmorv désormais occupé à se curer les crocs. « On est pas pareil… Tu es bien trop gentil, bien trop affectueux pour que ce soit le cas… »

Ses yeux le piquaient. Non ! Hors de question de se mettre à pleurer ici. Lekka se remit sur pied avec précipitation, s’ébroua pour exorciser son émoi. « Sois sage. Je reviendrai te voir dès que possible. Avec plus de nourriture si je peux, » promit-il à Slime d’une voix un peu trop près de se briser.

Soudain très pressé, il quitta le local poubelle, réintégra la maison et escalada les escaliers à toute allure ; il ouvrit sa porte en grand, le cœur battant, pour retrouver son appartement toujours aussi silencieux. Et vide.

« Kohaku ? » appela Lekka après avoir refermé derrière lui, en vain. « Kohaku, je suis tellement désolé… Je voulais pas dire tout ça. Je le pensais pas vraiment, j’étais pas moi-même… »

Pas de réponse. Si le Noctali écoutait, là, quelque part, il se gardait bien de le montrer. Le Kantosien continua pourtant, la voix tremblante d’émotion contenue :

« J’suis un crétin… Un véritable abruti. Je comprendrais que tu ne veuilles pas me pardonner, mais, s’il te plaît… Je… » (Il se frappa le front, le visage plissé par la peine.) « …T’es mon meilleur ami, presque un frère pour moi. Depuis toujours. T’as toujours été là quand j’étais seul… quand j’étais malade… Je t’en prie, Kohaku. T’as toujours été le plus sage et le plus réfléchi de nous deux. Je sais pas ce que j’aurais fait sans toi… Je sais pas ce que je ferais sans toi. »

Ses paroles désespérées résonnèrent dans un silence qui s’éternisa. Peut-être le Noctali dormait-il déjà…

Lekka réprima à grand-peine le tremblement incontrôlable de ses lèvres. Par chance, une nouvelle vibration de son téléphone vint le distraire de son chagrin. Mixcoalt réclamait sa présence, et il ne pouvait plus vraiment repousser l’échéance. Il se rendit jusqu’à son PC d’un pas flageolant.

Mixcoalt Aujourd'hui à 20h11
On a dépassé l’heure… Tu es là ?

SacredM00nlight Aujourd'hui à 20h13
Ouais, c’est bon, j’ai juste eu… un petit imprévu. Mais je suis dispo maintenant ^^

Mixcoalt Aujourd'hui à 20h13
D'accord. On lance le jeu ?

SacredM00nlight Aujourd'hui à 20h13
Allez ! Mais il va aussi falloir s’appeler, je pense

Mixcoalt Aujourd'hui à 20h13
S’appeler ? Pour quoi faire ?

Lekka haussa un sourcil perplexe. Comment ça, “pour quoi faire ?” Ce n’était pas évident ?

SacredM00nlight Aujourd'hui à 20h13
Ben, c’est plus pratique pour communiquer… T’as jamais joué en multi avant ?

Mixcoalt Aujourd'hui à 20h14
Si, mais seulement avec mon frère. J’ai jamais appelé d’inconnus en jeu. Mais si c’est nécessaire, je m’y ferai.

SacredM00nlight Aujourd'hui à 20h14
T’en fais pas, je suis pas un dangereux psychopathe x)

Mixcoalt Aujourd'hui à 20h14
Je ne m’en fais pas pour ça.

La froideur apparente de l’échange lui arracha un froncement de nez. Eh bien, si toute la soirée se passait dans cette ambiance, elle s'annonçait fort joyeuse…

SacredM00nlight Aujourd'hui à 20h15
Bon, tant mieux alors ^^ Je t’appelle sur Discord du coup, je branche juste mon casque

Sitôt écrit, sitôt fait : il ajusta les oreillettes, le micro, cliqua sur l’icône appropriée…

…et manqua s’étrangler au son de la voix qui l’accueillit.

Mixcoalt était une fille !

Enfin, ça n’avait rien de si inhabituel. Il y en avait déjà quelques-unes au sein de la guilde, sans compter la sœur de Sandā-kun qui intervenait parfois, bien sûr. Mais cette constatation inattendue réussit à priver Lekka de la parole pendant quelques secondes.

« Euh, oui oui, j’suis bien là, » balbutia-t-il une fois remis de sa surprise. « Bon, euh, t’as ouvert le jeu ? Super, alors, on peut s’y mettre… »

La soirée s’écoula. Ses craintes concernant Mixcoalt et son amabilité s’estompèrent petit à petit alors qu’il admirait, mob après mob, donjon après donjon, son aisance indéniable et son sens de la coopération ; elle prit très vite le coup de main sur les quelques éléments qu’il avait encore à lui enseigner, et s’il en conçut de la jalousie sur le moment, l’humilité dont elle faisait preuve - et surtout son esprit d’équipe - l’amena à reconsidérer son jugement envers elle. Malgré ses facilités qui lui permettaient largement de venir à bout de toutes les difficultés à elle seule, elle ne le laissa pas un seul moment sur la touche ; elle buvait ses conseils avec une attention sans faille, les appliquait tous et mettait chacune de ses réussites sur le compte de son mentorat à lui, et non de ses capacités à elle. Et, à chaque fois qu’il se retournait, elle était à son côté, prête à le soutenir.

Cette reconnaissance à laquelle il n’était pas du tout habitué fut comme un baume salutaire sur l’ego meurtri de Lekka. Cette partie, cette soirée furent l’une des meilleures qu’il eût passé depuis fort longtemps - et il eut comme la sensation que ce sentiment était partagé par sa coéquipière. Alors qu’ils achevaient une ultime mission et s’apprêtaient à clore le jeu, au milieu de la nuit désormais bien avancée, le garçon se sentait incroyablement apaisé.

« C’était vachement cool ! » se réjouissait-il dans son micro. « Franchement, tu devrais pas te montrer si modeste. T’es super douée. J’ai pas fait grand-chose d’autre que te donner des p’tits tuyaux, tu sais. »

Il s’interrompit pour écouter la réponse, et sourit tout à coup, partagé entre la gratitude et l’embarras.

« Ah, je sais pas quoi dire… Merci… »

Une autre pause ; il hocha la tête.

« Ouais, t’as raison, il est plus que temps d’aller dormir… On débriefera de tout ça demain avec la guilde. Allez, salut ! Et… on remet ça quand tu veux ? »

Après le départ de sa nouvelle amie, il reposa son casque et éteignit son ordinateur, une expression rêveuse plaquée sur le visage. Il en avait presque oublié sa querelle avec Kohaku ; ce ne fut qu’en se préparant à rallier son lit qu’il nota la silhouette arrondie blottie dans son panier, ses prunelles grandes ouvertes comme deux tisons ardents dans la pénombre. Lekka voûta les épaules, lui adressa un signe contrit de la main ; le Noctali ne réagit pas. Sa gaieté envolée, l’étudiant se dépêcha de se glisser sous ses draps. Il se roula en boule et rabattit sa couverture jusque sur sa tête, désireux d’y disparaître.

Bien plus tard, alors qu’il avait à peine fermé l'œil, un mouvement subtil fit ondoyer les ténèbres de la chambre. La forme à son origine sauta sur le lit sans un bruit, sans un mot, pour se coller contre le ventre emmitouflé de son Dresseur. En percevant le poids subit du Pokémon aplanir le matelas avant de s’affaisser près de lui, Lekka émergea tout à fait, hésita, déposa doucement une main bienveillante sur son flanc soyeux. Le souffle de Kohaku se fit bientôt régulier sous sa paume, et pour lui, il n’y avait pas plus belle preuve de pardon.

L’étudiant adressa un faible sourire à l’obscurité, sans prêter garde à la caresse humide des larmes qui glissaient le long de ses joues.  


Lyr'se Aquilae

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