Face to face in the wilderness

Il n'y avait pas à dire : le Dressage, ça ne s'inventait pas.

C'était une affirmation d'autant plus évidente que ses dernières réelles tentatives d'apprivoiser un Pokémon sauvage remontaient à une solide dizaine d'années. Franchement, qu'avait-il espéré ? Que toutes ses vieilles connaissances ressurgiraient comme ça, avec obligeance - de préférence pendant une séquence flashback en noir et blanc comme ses animes affectionnaient tant ? Ou que la bonne méthode s'imposerait à lui comme la lumière du jour à l'instant où il prendrait en charge l'entraînement de Slime ? Son optimisme insouciant lui arracha un soupir désabusé alors que le Tadmorv ignorait encore une fois ses directives, plus intéressé par la perspective de dévorer l'écorce de l'arbuste contre lequel il était censé éprouver ses techniques de combat.

« Non, Slime, je t'ai dit d'utiliser Ecras'Face, pas Morsure ! Raah, par Giratina, » se consterna Lekka en se massant les sourcils. « Pourquoi ils peuvent pas tous être aussi obéissants que Kohaku, hein ? »

À la mention de son nom, le Noctali - qui surveillait leur petit manège depuis le perchoir confortable d'une pierre chauffée par le soleil - remua doucement les oreilles. Il ne trahit rien de ses pensées, bien sûr ; mais s'il l'avait pu, sans doute aurait-il expliqué à son Dresseur qu'à la différence des starters comme lui, les Pokémon sauvages n'étaient pas élevés dès la naissance avec l'idée de devoir un jour obéir aux ordres d'un maître humain tout-puissant.

A fortiori d'un jeune freluquet qui, lui, n'avait rien de tout ni de puissant.

Par dépit, le garçon libéra un second soupir devant l'insistance de Slime à grignoter l'arbre plutôt que de l'attaquer ; son mucus toxique, en contact avec la fragile carapace du bois, la faisait très vite noircir et pourrir en une pâte repoussante, purulente, qui dégoulina jusqu'au sol dans un bouillonnement de matière innommable. Intrigué par le petit effet qu'il produisait sur la plante innocente, le Pokémon fixa du fond de ses prunelles ahuries le trou acide qui se propageait sur le tronc à vue d’œil, puis mastiqua pensivement la bouchée de cellulose qu'il venait de prélever.

Lekka rejoignit Kohaku près de son rocher et s'y laissa choir avec toutes ses espérances. Le Noctali lui glissa un regard compatissant. « C'est tellement plus difficile que dans mes souvenirs, » marmonna le Kantosien dans un souffle las. Devant eux, Slime persistait à explorer des doigts la cavité lentement creusée par son fluide chimique. « Qu'est-ce que je dois faire pour me faire comprendre de ça, Kohaku ? » gémit Lekka en pointant de la main le petit tas de vomi émerveillé. « Hein ? Dis-moi ? »

Le Noctali battit de la queue en signe d'impuissance. Son maître soupira derechef.

« J'aurais dû me douter que c'était une mauvaise idée. »

Il entendait par là d'avoir adopté le Tadmorv : il n'était pas prêt à s'occuper d'une créature supplémentaire, ça crevait les yeux. Sans compter les risques si la Guarda l'attrapait à abriter en toute illégalité un Pokémon clandestin ! Non, vraiment, se la rejouer Dresseur en herbe avec dix ans de rebours dans un pays qui avait déclaré la guerre aux « braconniers esclavagistes », ce n'était pas l'idée la plus ingénieuse qu'il eût eue au cours de son existence.

Il passa un laps de temps indéterminé à observer le poison de Slime décimer progressivement le feuillage luxuriant de l'arbuste, Kohaku étendu à ses côtés, puis, sans crier gare, il se remit d'un bond sur ses pieds.

« C'est bon, j'en ai assez de ce pays de décérébrés et de leurs lois débiles ! »

Une lueur féroce venait de s'allumer dans ses iris bruns. Derrière lui, Kohaku s'était redressé lui aussi, intrigué.

« Marre de ces délires pacifistes de mes deux. On va faire ça à l'ancienne, Kohaku. Comme à la maison. »

Le sourire de nouveau aux lèvres, Lekka s'avança à grandes enjambées vers un Slime très occupé à récurer ses canines des résidus de son infructueux repas.

« Alors, p'tit gars, » fit-il affectueusement en s'accroupissant à sa hauteur. Le Tadmorv lui rendit un regard vide. « Hmm, ouais... Bon. Les plantes, je crois que c'est pas trop ton truc, » constata le garçon alors que l'arbre intoxiqué, juste à côté, se flétrissait un peu plus chaque seconde. «Paaas boooon, hein ? » singea-t-il à la créature démunie, après avoir attrapé un paquet de brindilles pour l'agiter sous son nez et secoué exagérément la tête en signe de dénégation. Slime eut un sourire bête et ses bourrelets tressautèrent de haut en bas - Lekka en déduisit qu'il marquait une approbation. « Rien de bon pour toi à manger, et pas très stimulant... Mais, hé, écoute : et si on essayait une friandise plus intéressante ? Non, non, pas mes chaussures ! C'est là-bas que ça se passe. »

Il désigna à l'horizon ce qu'il avait repéré un peu plus tôt : la silhouette fugace d'un Pokémon sauvage fourrageait dans les fourrés à quelque distance de là. Lekka envoya à Slime un clin d’œil complice. « Alors ? Qu'est-ce que t'en dis ? »

Le Tadmorv ne paraissait pas très emballé. Ses mains flasques balayaient le sol pour y absorber débris de feuilles, brindilles et cailloux ; il considéra ensuite l'amalgame absurde qui résulta de sa manœuvre, puis engloutit le tout d'une bouchée vorace afin d'en tester le goût. Sa grimace révulsée fut tout à fait évocatrice.

Lekka repoussa le découragement qui menaçait de l'envahir et reporta à la place son attention vers le Pokémon sauvage. Sur une folle impulsion, il ramassa une petite pierre, se remit debout et balança son projectile de toutes ses forces en direction de la créature. Aussitôt, elle redressa la tête.

« Allez, Slime, vas-y ! Attaque Ecras'Face ! » beugla le Dresseur du dimanche en tendant devant lui un doigt impérieux.

Slime n'eut aucune réaction, au contraire du Pokémon sauvage qui, sans doute agacé par l'assaut impromptu, se précipitait désormais droit vers eux. Lekka eut un mouvement de recul tandis que Kohaku, après s'être désespéré du comportement de son ami, se mettait en position, prêt à intervenir...

Hé, minute ! Était-ce bien une silhouette humaine qu'il distinguait, juste là, derrière la bête ?

Lekka sentit son sang se figer dans ses veines. Il n'eut pas le temps de réfléchir, pas le temps de se demander si le nouvel arrivant l'avait vu, l'avait entendu, pas le temps même d'ordonner à Slime de faire machine arrière : le Pokémon sauvage, loin de leur sauter à la gorge, fuyait comme il pouvait l'apparition bipède, et percuta le Tadmorv dans sa course éperdue. Outré par cet affront, le monticule gélatineux poussa une plainte dangereuse très similaire au gargouillement caverneux d'une bonde siphonnant un fond d'eau de vaisselle, avant de coller une gifle remarquable à son assaillant dans un grand mouvement vengeur.

Oh, Lekka aurait été très fier de son Pokémon, en toute autre circonstance. Cet Ecras'Face avait été distribué d'une main de maître, et son destinataire avait d'ailleurs tracé plusieurs roulés-boulés dans la poussière. Mais était-ce vraiment une bonne idée de s'en réjouir alors que les deux contrevenants étaient désormais foudroyés par le feu soutenu du regard d'une parfaite inconnue ?

Tendu comme un gamin qui aurait été attrapé la main dans la bonbonnière, le Kantosien décrocha la bouche sur un son informulé alors que ses joues adoptaient une intéressante composition de rouge. Vite, il fallait trouver quelque chose, une explication, une excuse, vite !

« Euuuh... Je... ah... j-je me... il est... pas fait exprès ? »

Ça y est, je suis cuit. Retour à la case départ, les amis ! Les aventures de Lekka Odeshi à Cinza, c'est fini.

Lyr'se Aquilae