Go behold of
what will come to be

« Aah, bon sang, on va être en retard ! »

Le regard rivé sur l'inexorable incrémentation de l'horloge de son téléphone, Lekka se dépêcha d'enfiler le premier pull qui lui passa sous la main, boucla autour de son poignet son éternel bracelet de cuir craquelé par le temps et claqua à peine la porte de son armoire avant de se précipiter vers son bureau, où il avait abandonné ses clés après les cours. Kohaku l'observa s'agiter d'un air imperturbable, sagement assis devant la porte d'entrée. Le Noctali était déjà paré pour leur soirée - cela dit, ce n'était pas difficile lorsqu'on n'avait rien d'autre à emporter que sa propre fourrure. Son regard de braise ne quittait pas son compagnon humain alors que ce dernier dédaignait sa veste - le temps en ce pays se faisait clément même à l'approche de l'hiver -, sautait dans ses baskets non sans pester sur les lacets dénoués avec lesquels il se débattit pendant de précieuses secondes, pour enfin rejoindre le Pokémon qui patientait après lui. Il lui accorda à peine un regard avant de l'inviter à le suivre d'un geste empressé, comme si Kohaku avait été le véritable retardataire dans cette histoire ; la créature ne s'en formalisa pas à haute voix, ce qui ne l'empêcha pas de rouler brièvement les yeux au ciel dès lors que Lekka l'eut devancée pour délaisser son appartement.

Depuis combien de siècles n'avait-il pas été invité à un anniversaire ? En-dehors du cadre de la famille, s'entendait. C'était malheureux à dire, mais difficile à nier : durant sa vie, Lekka n'avait jamais joui d'une remarquable réputation auprès de ses congénères, et les quelques amis sincères qui avaient pu manifester la volonté de partager avec lui ce jalon essentiel de l'existence s'étaient comptés sur les doigts d'une main - et encore, si la main en question avait été au préalable amputée de quelques phalanges. Le plus souvent, l'asocial endurci qu'il était s'était retrouvé mêlé à ces événements par la force des choses plus que par l'envie de le voir surgir au milieu des festivités, parce qu'il appartenait à la classe d'un tel ou d'un tel, que les parents ignoraient tout des réelles affinités de leur rejeton ou avaient racolé à tour de bras afin d'étoffer le nombre des participants. Les anniversaires étaient plus valorisants lorsqu'ils étaient bien achalandés, n'est-ce pas ? En grandissant, la nécessité de cocher des cases pour satisfaire l'appétit grégaire des gamins s'était essoufflé à mesure que les adolescents organisaient leur fête entre eux-mêmes ; ainsi s'étaient également raréfiés les cartons d'invitation dans sa boîte aux lettres, jusqu'à ce qu'on arrêtât tout à fait de lui en distribuer. Lekka ne s'était pas fait un monde de cette ostracisation devenue une norme pour lui ; avec le temps et le dépit, il avait même fini par se convaincre de son manque d'intérêt pour ces joyeuses réunions.  

Mais pourtant, cette soirée-là, il était bien obligé d'admettre l'excitation ravie qui lui électrifiait les veines.       

Car oui, en cette douce fin de journée du douze juin 2022, ce n'était pas en guise de roue de secours, ni par ignorance, qu'on l'avait convié au bar pour célébrer le passage à la majorité des deux plus proches camarades qu'il se fût trouvés depuis ces dernières années ; non, c'était bien lui, Lekka Odeshi, qu'on avait souhaité voir attablé près des heureux élus ce soir, c'était sa voix que l'on voulait entendre accompagner les chœurs de félicitations et les éclats de liesse, c'était lui, dans toute sa maladresse, sa timidité et son inaptitude sociale, qui était considéré comme indispensable au bon déroulement des réjouissances. Oh, comme ça lui changeait ! Et l'allégresse qui en découlait lui picotait agréablement l'échine.

Hors de question, donc, de gâcher cette incroyable providence en se présentant en retard.

Manque de chance, il ne connaissait rien de l'établissement où Inu-chan et Sandā-kun avaient décidé de fêter leur dix-huitième anniversaire. Bien sûr, il avait l'adresse - le RedForce, situé quelque part dans les quartiers nord de la ville, pas très loin des accès aux mines - mais il ne s'était encore jamais enfoncé aussi loin dans les entrailles de Sercena. Le dédale de ruelles sur lequel il tomba, une fois arrivé près du but, le surprit autant qu'il l'inquiéta. Ne s'était-il pas trompé de route ? L'idée de partir en exploration parmi ces galeries creusées de maisons tortueuses ne lui disait rien qui vaille.

Il n'avait pas le choix, pourtant : son GPS lui indiquait bien que sa destination se trouvait quelques tournants plus loin, au-delà du nœud inextricable d'allées envahies par le crépuscule. Sa récente mésaventure dans les coins malfamés de la cité encore en mémoire - et il ne pourrait pas toujours compter sur l'arrivée inopinée d'une journaliste rouquine pour lui sauver la mise en cas de mauvaise rencontre -, Lekka rentra instinctivement la tête dans les épaules comme un Tortipouss se rétractait dans sa coquille, avant de s'engager parmi les ténèbres. La lente avancée de l'ombre vespérale ne gênait nullement Kohaku, cependant le voisinage peu recommandable des toits inégaux et des façades repliées sur elles-mêmes comme des voleuses prises sur le fait lui arrachait d'incessants coups d’œil suspicieux. Plus que jamais soucieux d'assurer la sécurité de son jeune maître, le Noctali ne quittait pas sa proximité, les sens aux aguets.

Une éternité parut s'écouler avant que la devanture tant attendue ne se dessinât au bout d'une impasse. Crispé, Lekka s'attendait à tout instant à ce que l'ombre matérialisa face à lui quelque type louche aux propositions qui l'étaient tout autant, mais ils ne croisèrent aucune âme qui vive avant d'enfin atteindre le salut du bar. Lorsqu'il découvrit l'enseigne artificiellement rouillée qui bringuebalait au bout de son attache avec un grincement peu engageant, le garçon s'immobilisa sur une réflexion circonspecte.      

Euh... C'est vraiment ça, le bon endroit ?

Il jeta un regard de droite et de gauche, mais il ne pouvait s'y tromper : il n'y avait pas d'autres bistrots dans cette impasse exigüe - et le panneau, de toute manière, arborait un RedForce des plus explicites. Le Kantosien prit une profonde inspiration. « Bon, on dirait qu'on y est... » Il glissa un œil vers son portable : bientôt dix-neuf heures trente. Les autres étaient-ils déjà à l'intérieur ? L'horaire plaidait en ce sens, mais il n'en serait pas certain avant d'avoir vérifié par lui-même. À tout hasard, il pouvait leur écrire... mais non, non, il n'y avait rien à craindre. Si Inu et Sandā avaient jugé bon de fêter leur anniversaire dans ce pub aux vitres trop bien teintées pour être honnêtes, c'était qu'il était plus sûr qu'il n'en avait l'air, pas vrai ? Il n'allait pas faire sa chochotte le jour même où ses cadets atteignaient leur majorité ! Il lui suffisait juste de faire trois pas, d'ouvrir la porte et d'aller s'installer - ce n'était pas si compliqué.

Il déglutit, trépigna sur place. Ne pas réfléchir... ne pas réfléchir... ne pas s'inquiéter. Lekka échangea un regard nerveux avec Kohaku. Puis il attrapa la poignée.

Le battant pivota sur ses gonds avec beaucoup plus d'aisance qu'il ne l'aurait cru. L'aspect négligé du bar n'était vraiment qu'une apparence, alors ? Si c'était le cas, l'illusion avait fonctionné à merveille : la vétusté de la façade ne trahissait rien de son intérieur cosy et chaleureux. L'endroit était moderne, propre, bien aménagé ; la lumière jaune des appliques, tamisée par le verre fumé, se répandait dans la salle modérément peuplée comme une vague de miel pour rehausser le lustre des boiseries et le cuir des banquettes rebondies, se coulait contre les visages et s'accumulait sur les plis joyeux de bouches étirées par le rire. Un contraste de plus : Lekka se serait attendu à une clientèle aussi élégante qu'en laissait penser les dehors du bâtiment et à peine plus aimable, or il débarqua au beau milieu de ce qu'il semblait être un échange bon enfant entre le patron et l'une de ses tablées. Tapi dans la pénombre d'une scénette à l'autre bout de la pièce,  un étrange personnage tout de noir vêtu savourait en silence son verre sous la vigilance dissuasive d'un étonnant Pokémon bipède au museau de Linéon. À part ce maraudeur taciturne, tous les autres paraissaient s'amuser de la discussion qui avait cours avant l'irruption de l'étudiant et de son Noctali, jusqu'à ce que la trahison délicate du tintement d'une clochette attirât sur eux une série de regards emplis de curiosité. Loin d'être rassuré par l'affabilité manifeste des clients, Lekka piétina au seuil de l'entrée, embarrassé par l'attention indésirée qui convergeait vers lui. On ne devait pas souvent voir surgir des étrangers, par ici. À moins que ce ne fût son allure qui détonnait parmi la fréquentation habituelle ? Il n'avait pas revêtu ses atours les plus pimpants malgré l'occasion - on ne l'y reprendrait plus de sitôt, après le fiasco de la réception chez Monsieur S. - et avec son sweat à capuche, son jean un peu trop flottant, ses baskets mal lacées et ses mains nerveusement enfournées dans ses poches, il devait davantage ressembler à un lycéen égaré loin de chez lui qu'à un jeune homme maître de ses choix, venu célébrer la soirée avec ses amis.        

Le barman offrit à son malaise un sourire nettement amusé, cependant l'identité des adolescents avec lesquels il plaisantait un peu plus tôt frappa enfin le nouvel arrivé : là, réunis autour d'une table plus isolée que les autres, quoique idéalement située, s'agitaient les principaux intéressés de la fête. À leur vue, le Kantosien sentit une bribe de soulagement chasser son angoisse ; puisant un peu d'assurance dans leur présence, il s'engagea vers eux à pas prudents, Kohaku dans son ombre.

« Heyy... » fit-il en levant une main malaisée de sa poche pour saluer leur petit groupe. Il y avait là Inu-chan et Sandā-kun, bien sûr, ainsi qu'une autre fille moins âgée - Lekka crut se rappeler que les jumeaux avaient évoqué la possibilité de sa participation. C'était leur cousine, ou quelque chose comme ça ? Un peu intimidé par la familiarité qu'il devinait lier les partis devant lui, y compris le propriétaire de l'établissement, il ne savait trop où se mettre, et resta planté debout quelques instants sans réagir.

« Désolé pour le retard, euh... j'étais pas sûr de l'adresse. »

Toujours mieux que d'avouer que leur bar obscur me faisait flipper.

Il leur adressa un haussement d'épaules contrit en guise d'excuse. Sur un signe de leur part, il finit par prendre place ; il esquissa un sourire guère plus détendu que le reste de son corps avant de se laisser choir sur la banquette, bientôt rejoint par Kohaku qui salua l'équipe d'un clignement de paupières. Lui n'osait pas relâcher sa vigilance : outre la méfiance persistance qu'il nourrissait envers les inconnus présents, le souvenir de la réception à la demeure Togekiss restait frais dans son esprit, et il ne comptait pas laisser son Dresseur sombrer dans le même état pitoyable qu'à l'époque.

Ironiquement, Apache, elle, se montrait d'une gaieté inédite, et laissait même Lakota le Flamiaou se défouler sur ses oreilles sans arborer son expression revêche coutumière. Cette constatation fit lever un sourcil surpris à Lekka.

« Hé, on dirait que tout le monde a l'esprit à la fête... D'ailleurs, je crois que j'ai oublié le plus important : bon anniversaire à vous deux ! »

Kohaku accompagna à son tour la congratulation d'un bref jappement amical. Incertain de la suite des événements, Lekka se contenta de rendre aux autres un sourire effacé, suivit la conversation qui continuait sans oser intervenir. C'était que la cousine était au moins aussi énergique que Dana, et les trois compères ne se privaient pas d'échanger des plaisanteries et des coups d’œil complices avec le tenancier du bar. Au milieu de cette connivence de longue date qui régnait entre ses amis et le reste de l'assistance, l'étudiant ne savait quel rôle il était censé jouer.  

« Hé, euh, sinon... on attend encore des gens ? » hasarda-t-il à un moment, la main plongée dans la fourrure de Kohaku, plus pour s'apaiser lui que son Pokémon.

Histoire de pouvoir me préparer mentalement au reste de la soirée...

Lyr'se Aquilae