En tout cas, je sais qu'elle impressionne Oracle. Je le sens. Ce serait... un phénomène difficile à décrire, mais j'en ai l'intime conviction. Si cette admiration que je perçois fait écho à celle que je ressens, elle ne trouve pas sa seule source dans mon imagination. Je sens un tiraillement au fond de mon esprit, comme si quelque chose de plus ancien que moi s'éveillait à l'écoute du bruissement des feuilles, avide de s'envoler le rejoindre.
Je pense que ça vient d'elle.
Peut-être cherche-t-elle à m'aider, à sa manière ? À me faire profiter de sa propre vision du monde ? Peut-être a-t-elle deviné que je me languis de ne pouvoir admirer la mer des feuillages jetée à l'horizon, de ne profiter de sa végétale majesté qu'à travers les mélodies et les effluves portés par les soupirs du vent ? Je voudrais effleurer la rugosité de l'écorce avec mes yeux autant que mes mains ; mais, comme le reste, cette grâce ne me sera jamais accordée. Je n'aurais droit qu'à l'aveugle satiété de mon toucher, de mon odorat et de mon ouïe. Ma vue, elle, restera pour toujours affamée.
Au moins, je peux encore me déplacer par mes propres moyens.
Enfin, on pourrait remettre ça en question aussi, maintenant que j'y pense. Malgré tout ce que j'ai lutté pour qu'elle m'accorde mon indépendance, Maman n'apprécie pas franchement que je me promène seul hors des périmètres de sécurité qu'elle dresse partout autour de moi. Elle n'aime pas me perdre de vue... comment lui en vouloir ? Néanmoins, je n'ai plus six ans, désormais. Me surprotéger ne me préparera pas à la vie d'adulte. Je dois bien lui prouver que je suis en mesure, aveugle ou pas, de me débrouiller par moi-même.
Heureusement qu'Oracle est là pour nous rassurer, l'un comme l'autre, sur cette volonté.
Je suppose que, sans la présence de l'oiselle pour assurer mon chemin en cet instant, alors que ma canne butte à intervalles réguliers contre les longues racines des arbres, balaie les fougères fougueuses et fouit la terre meuble avec aussi peu de certitudes que mes pas, jamais je n'aurais trouvé le courage de poursuivre mon avancée plus avant dans les bois. Je me serais probablement déjà heurté à un tronc ou deux ! Mais, à côté de la Xatu, je n'ai pas peur.
Maman n'approuverait pas du tout la promenade que j'ai choisi d'entreprendre. De fait, j'ai bien senti les réticences d'Oracle dès que je lui ai suggéré la possibilité de partir pour la forêt Ucaya ; mais ma mère nous a donné quartier libre, pendant qu'elle s'occupe de ses questions d'affaire avec les Viridis. Quelque chose en rapport avec des fournisseurs concurrents de pigments de Baies, je crois...? Il faudrait que je me penche plus sur ces choses-là, moi aussi. Ce serait un autre moyen de démontrer à Maman que je suis plus capable qu'elle ne le pense.
Enfin, toujours est-il qu'elle est prise par son devoir, qu'elle nous a laissés, à Clémence et moi, la liberté d'aller et venir à notre guise, mais n'a jamais précisé que nous devions nous cantonner à Borao ; alors, j'ai pris la décision, en toute conscience, de visiter un peu cette splendide jungle où je ne pourrai pas retourner avant que les obligations de mes parents ne les rappellent dans les environs. Oracle sait que je sais que ce que je fais n'est pas explicitement autorisé par ma mère, simplement pas interdit. Que je profite d'un vice de forme, en somme. Mais qu'importe. On ne pourra pas me reprocher d'avoir ignoré des consignes inexistantes.
Et je suis vraiment très curieux de découvrir les mystères de la canopée par moi-même.
Oui, je suis curieux, mais pas imprudent. Comme je l'ai dit, je ne suis pas parti sur un coup de tête. J'ai emporté avec moi tout le nécessaire pour tenir durant une longue expédition.
Mon sac est lourd. Je pense que je vais avoir besoin d'une pause, bientôt.
Oracle pose un œil sur moi. Ça aussi, je peux le sentir, bien que je ne saurais pas expliquer comment non plus. Elle n'approuve pas que je me sois lancé dans une aventure pareille sans en avertir ma mère, quand bien même je lui ai certifié que je ne me mettrai pas en danger, qu'elle sera la seule à décider du chemin que nous emprunterons, et que je ferai tout, bien sûr, pour ne pas déranger les Pokémon de la forêt. En fait, si je me prête trop à écouter les doutes de la Xatu, je sens la crainte revenir ; je ne sais pas ce qui se terre entre les buissons, et ce qui trompe aisément la vigilance des personnes voyantes peut encore plus simplement me prendre au piège, moi...
Mais ça ira. J'ai confiance en Oracle. Nous n'allons pas nous enfoncer trop loin dans la forêt, de toute façon. Je crois.
La main posée sur la tête de l'oiselle, je perçois les mouvements réguliers de ses ailes alors qu'elle soulève les feuilles envahissantes de notre route (je crois qu'elle nous a trouvé un petit sentier, tracé je ne sais comment, ni par qui, ni par quoi, entre les bosquets sauvages, et que nous le remontons désormais depuis une bonne heure). Ma canne remue le sol, mes pas s'enhardissent du plaisir de la liberté retrouvée. Des frissons d'appréhension me secouent encore un peu l'échine ; c'est le picotement désagréable de ma conscience, qui me rappelle que je suis peut-être en train de faire une bêtise. C'est toujours la même sensation, dès que je m'engage sur des chemins interdits - cette fois, c'est au sens propre, d'ailleurs - mais je tente de me ressaisir : rien ne m'a été interdit.
Je suis grand, et je fais attention, comme mon handicap m'a si bien appris à le faire.
« Oracle... Tu penses qu'on pourrait s'arrêter un instant ? Je commence à avoir mal au dos... »
Ça doit être à cause du poids de la bouteille d'eau. Je n'aurais peut-être pas dû emporter tout un litre. Enfin, on n'est jamais trop prudent quand on part à la découverte d'une forêt vierge... Et si je me retrouvais coincé quelque part, que je tombais dans un creux entre les racines, et que je ne parvenais pas à m'en extraire sans devoir attendre les secours des jours durant ? Je serais bien content d'avoir de quoi étancher ma soif, à ce moment-là.
L'oiselle n'émet pas un son en réponse. C'est son habitude : elle est bien moins loquace que moi, ce qui ne l'empêche pas de savoir se faire comprendre, à sa manière bien à elle. Quoique je pense que la façon dont elle me communique ses ressentis est encore très différente de celle avec laquelle elle interagit auprès du reste du monde. Même si tout ce que j'ai déjà pu « voir » d'elle ne va pas au-delà de la délicatesse de son plumage et de la rondeur de sa tête, je sais qu'Oracle ne laisse pas ses émotions égratigner sa façade de statue. Ça ne me dérange pas vraiment, puisqu'à moi, elle me les transmet, plus ou moins contre son gré - comme je dois lui transmettre les miennes. En vérité, ça m'impressionne assez, cette aisance privilégiée qu'on a de deviner où et comment se sent l'autre, à tout instant et en tout lieu.
Et là, par exemple, je sens qu'elle n'a pas encore tout à fait envie de s'arrêter.
Je ne sais pas si elle est contrariée. Peut-être ? Il y a un détail qui la chiffonne, c'est certain, mais je ne saurais mettre le doigt dessus. Est-ce encore à cause de ma « transgression » des règles ? S'inquiète-t-elle de ma sécurité ? Si c'est le cas, je vais essayer de la rassurer.
« Ne t'en fais pas... Je ne crois pas qu'on se soit aventuré dans les parties les plus reculées de la forêt. Sinon... sinon... on le sentirait, tu ne penses pas ? »
Nous aurions perçu le changement d'atmosphère, à tout le moins. Je me dis que la lourdeur de l'air ne doit pas être la même, au cœur de la jungle, tout comme les fourrés doivent résonner des grondements de créatures féroces, des prédateurs prêts à se jeter à notre gorge pour nous ronger jusqu'à l'os... ou bien des plantes carnivores qui patientent, gueule béante, jusqu'à ce que nous glissions à portée de leurs sucs digestifs avides !
J'ai un autre frisson. Je devrais arrêter d'y songer, ça ne va pas aider à calmer Oracle.
« Tu as peur que nous soyons trop vulnérables si nous nous arrêtons ici ? »
Pas de réponse toujours, simplement ce trouble étrange qui persiste. Elle a vu quelque chose. Elle est intriguée. Elle ne s'adresse même plus spécifiquement à moi, désormais ; elle émet dans tous les sens ; je crois qu'elle a discerné une forme qui l'a alertée, au-delà des fougères. D'un coup, je sens mon cœur s'emballer.
Et puis je me rends compte que ce n'est pas à cause de la peur, mais de la curiosité. Oracle a lancé un appel. Le silence se fait attentif...
Je sens la contraction involontaire qui m'a saisi se dissiper peu à peu. « Je ne sais pas ce que tu as vu, mais on dirait bien qu'il est parti... »
L'oiselle continue de scruter les ombres de la forêt. Sa concentration est entière, comme lorsqu'elle fait le vide en elle pour lancer une télékinésie très précise, ou se préparer à une téléportation à longue distance. Je ne les aime vraiment pas, celles-là, d'ailleurs, et j'espère que notre petite escapade ucayenne ne devra pas se conclure sur un épisode de vol transdimentionnel du même acabit...
C'est toujours une solution de dernier recours, si nous nous égarons parmi les méandres de la végétation, mais rien qu'à imaginer les ballotements de l'absence de gravité, de corporalité, je sens la nausée retourner mon estomac.
« Alors, on peut prendre une pause, maintenant ? »
Toujours un refus. Je me sens froncer les sourcils. Qu'est-ce qui lui arrive ? Veut-elle poursuivre notre visiteur inopiné ?
« Je ne comprends pas, Oracle. S'il te plaît, j'ai vraiment les épaules qui crient grâce... »
La Xatu aurait pu s'exaspérer de mes plaintes - dont je réalise, un peu après coup, le caractère très capricieux - mais c'est sans compter sa patience légendaire. Aussi inébranlable qu'un roc, je sens sa volonté se raffermir, puis un frémissement traverse son plumage ; tout à coup, le fardeau qui s'appliquait jusqu'à présent à me labourer les omoplates s'allège de plusieurs kilos. C'est magique, et je sais pourquoi : elle utilise Psyko pour m'ôter un poids, au sens littéral du terme. Le sourire fleurit sur mes lèvres. « Merci ! Ça va être plus confortable pour avancer. »
Avancer, oui. Mais jusqu'où ?
La réponse s'impose d'elle-même, cela dit, une fois que l'oiselle m'a entraîné dans son sillage, vers ce curieux endroit qui a piqué son intérêt. Je sens l'air s'éclaircir autour de moi alors que nous pénétrons ce que je devine être une trouée dans les bois - et je ne peux le voir tout de suite, mais après quelques pas, ma canne cogne contre un obstacle inattendu. Oracle s'immobilise, et je capte sa satisfaction.
Au hasard, je tends la main pour tâter la chose qui nous bloque la route. Je ne palpe que le vide.
Oracle relâche son pouvoir sur mon sac, et le poids pèse derechef sur mes clavicules fatiguées ; alors, je profite de ce que j'ai enfin droit à ma pause bien méritée, et je décroche les bandoulières de mes épaules pour déposer mon fardeau dans l'herbe tendre. Ma canne le rejoint bientôt.
« Où sommes-nous, Oracle ? C'est le sentier qui nous a menés jusqu'ici ? »
En me redressant, le haut de mon crâne frôle une surface dure ; je ne dois qu'à la réactivité de l'oiselle de ne pas m'érafler le cuir chevelu contre de la pierre froide et poisseuse. Elle m'écarte d'une légère poussée psychique qui me fait chanceler.
« A-attention ! » (Elle rétablit mon équilibre de justesse avec une autre impulsion, cette fois dans mon dos, et je me stabilise bon an mal an.) « Il y a... il y a bien quelque chose ici, alors ? Qu'est-ce que c'est ? »
Après avoir retrouvé un bon rapport avec mon centre de gravité, je me penche de nouveau en avant, non sans précaution, et tends mes mains à une altitude moins élevée qu'à la première tentative. Cette fois, ce sont mes doigts qui font la rencontre de la roche - elle est humide, et mousseuse, et granuleuse comme de la vieille ardoise ; j'en suis le pourtour jusqu'à écarter très largement les bras, pour me rendre enfin compte que, par ce mouvement, j'ai dessiné un arc de cercle.
« Ça ne peut pas être naturel... »Ça ne peut pas être, ça ne peut pas, ne peut pas, répète un intriguant écho, à moins que ce soit un octave intrigué, juste en-dessous de mon visage tourné vers la pierre. Je comprends qu'en fait, je me tiens au-dessus d'un vide. Et tout à coup, je bondis en arrière - la lumière s'est fait dans mon esprit. Dans toute sa métaphore, puisque je resterai à jamais incapable de la comprendre.
« Oracle, c'est un puits ! » Mon cœur se met à palpiter ; une impossible idée vient de percuter mes pensées. Mais je ne peux y croire. Nous n'avons pas tant avancé dans la forêt, si ? « Tu crois qu'il s'agit du puits Encantado dont nous avons tant entendu parler ? » C'est le premier site que proposent de visiter tous les guides touristiques dignes de ce nom, à Borao. Et nous l'avons trouvé par nous-mêmes ! Soudain joyeux de cette découverte, je tâtonne de plus belle à la recherche du plumage rassurant d'Oracle, puis me livre à l'une de ces étreintes qu'elle me rend moins par le corps que l'esprit. « C'est incroyable, si c'est le cas ! On a réussi à nous y rendre tous seuls ! J'ai réussi ! »
Notre allégresse partagée - moi face à ma trouvaille, elle face à mon bonheur - éclipse tout l'orchestre du monde, du chant des oiseaux au froissement des feuilles, du tapotement lointain d'un lourd sabot au gémissement tout aussi indistinct d'une présence tapie au sommet des abysses.
Je finis par délivrer Oracle de mes bras, essaie de reprendre contact avec la margelle du puits dévorée par le lichen et les herbes folles.
« Si c'est vraiment... si c'est vraiment le puits Encantado, alors... tu crois que nous devrions faire un vœu ? »
Je sens le regard d'Oracle peser sur moi sans comprendre.
« Mais si, » affirmé-je avec une grande candeur. « Encantado, ça ne veut pas dire "enchanté" ? Il doit bien y avoir une raison pour qu'il porte ce nom. » Enthousiaste, je me mets à palper mes poches, à la recherche d'une pièce de monnaie quelconque qui aurait pu, par le hasard de ma négligence, se loger entre les doublures. « Oh, je crois que je n'ai pas d'argent pour faire un vœu... » gémis-je en secouant le tissu d'un geste navré. « Tu penses qu'Arceus m'en voudrait, si jamais j'en appelle à Sa générosité sans lui offrir une vraie pièce en retour ? »
Oracle me communique une pensée dubitative. Mon visage se plisse sur une moue dépitée, jusqu'à ce que l'un de mes doigts, parti explorer la poche droite de mon pantalon, cogne sur un rond de métal reconnaissable entre mille. La joie revient étirer mes joues alors que je brandis la piécette - je ne prends même pas garde à la forme et aux détails qui auraient pu m'indiquer sa valeur.
« Trouvée ! Ça devrait Le satisfaire ! »
Alors qu'Oracle laisse traîner sur la pièce son expression désabusée, je me détourne - sans oublier de délimiter le périmètre sécurisant du puits de ma main encore libre - puis, tendant approximativement la dextre là où se situe le grand vide, je reste figé en suspend, comme perché entre deux mondes.
Que vais-je souhaiter ?
Je n'y ai pas réfléchi. Et désormais que je suis en passe de lâcher ce peso, je n'ai pas davantage d'idée. Je m'arrête, me creuse la tête.
Oracle me surveille.
La forêt retient son souffle.
Mon vœu s'impose en évidence.
Et lorsque je le prononce au plus profond de mon cœur, mon visage, lui, rayonne du plus fervent des sourires.
Je veux réussir à sauver le monde.
Mes doigts se détendent, la pièce s'ébranle - à la frange d'un bouleversement - bascule sur un précipice, le vide lui présente son appel. Elle y répond.
J'espère qu'Arceus appréciera la valeur de mon offrande.
Alors que je me redresse, frémissant d'exaltation, je sens la curiosité d'Oracle s'insinuer dans mon esprit.
« Voyons, je ne vais pas te dire ce que j'ai souhaité ! Tu sais que ça annulerait la magie. »
Avec un rire pas si éloigné d'un gazouillement d'oiseau, je m'empare des affaires que j'ai abandonnées dans l'herbe un peu plus tôt, désormais prêt à repartir en arrière. Nous avons atteint un but imprévu, un objectif que je ne m'étais pas vraiment lancé mais qui représente déjà un certain défi relevé ; je me sens prêt à rebrousser chemin jusqu'à Borao, maintenant. La journée a plus que comblé mes attentes. Ah, quand Maman va savoir ça !
« Allons, Oracle, dépêchons ! Si je m'en fie au trajet aller, on a de la route qui nous attend ! »
La canne jetée en avant, je vais pour esquisser un pas quand un écho dans mon dos retient mon geste. Surpris, je fronce les sourcils. « Est-ce que... j'ai rêvé ? » La perplexité silencieuse de l'oiselle maintient mon état d'alerte. « Alors, tu l'as entendu aussi ? On aurait dit... Ça ne venait pas du puits ? » Un autre écho - un autre cri ? - s'élève derrière moi, confirme mes soupçons. L'inquiétude me prend tout à coup, et ne fait qu'empirer à mesure que les appels s'amplifient. Cette litanie n'a rien d'un hymne d'allégresse. Pour la dernière fois, je me retourne vers la margelle.
Est-ce que c'est à cause de ce que j'ai souhaité ? Oui, je veux sauver le monde... enfin, aider à le rendre meilleur... mais je ne pensais pas qu'on me confronterait si vite à ma première mission !
Pourtant, je ne peux pas tourner le dos à ces suppliques qui continuent de résonner depuis la gorge du puits. Surtout pas après le vœu que j'ai formulé. Si Arceus l'a entendu, et qu'Il a décidé, en réponse, de placer sur ma route un être dans le besoin, pour éprouver la pureté de mon désir... Alors, je ne peux pas reculer.
Il doit être en train de m'observer, de juger mes actions depuis son tribunal des nuées.
« Oracle, je crois qu'il y a quelque chose coincé au fond du puits ! » Je me suis rapproché du gouffre pour tendre l'oreille ; les échos se répercutent bien contre la pierre de la margelle, mais je n'aurais pas été capable d'assurer que la créature prise au piège se trouve juste en-dessous de l'ouverture béante. « Est-ce que tu peux la distinguer ? » insisté-je d'une voix tiraillée par l'angoisse.
La Xatu rejoint mon côté à petits pas d'oiseau. Je sens une plume élancée frôler mon flanc alors qu'elle plie à son tour son long corps de totem pour jeter un œil vers les abysses. Une vague de désappointement me parcourt à l'aboutissement de son geste : elle n'a rien vu, les ténèbres sont trop épaisses.
Pendant ce temps, les geignements commencent à s'étioler, consumés de fatigue.
Non ! je pense, car j'imagine déjà le Pokémon à l'origine de ces plaintes perdre peu à peu la flamme de sa vigueur. Nous n'avons plus le temps de tergiverser. « Tu ne peux pas nous téléporter en bas ? » Dans le néant de mes jours, je perçois très bien les vibrations soulevées par les oscillations de sa tête, et j'en comprends tout autant la signification : sans une connaissance préalable de la zone, elle ne peut garantir un atterrissage en douceur - voire un atterrissage tout court. Mes pensées fusent à toute allure.
« Les guides ont bien dit que l'intérieur du puits est accessible grâce à un tunnel ? » (Une pensée affirmative.) « Dans ce cas, il faut le trouver ! Il ne doit pas être bien loin. Vite, Oracle ! Cette bête ne va pas tenir très longtemps sans notre aide. »
Et, de fait, les gémissements vont s'affaiblissant, jusqu'à s'éteindre tout à fait. Je déglutis ; mais, tant que je n'ai pas pu constater l'impensable par moi-même, il y a encore un espoir.
Pendant plusieurs minutes, nous cherchons. Enfin, il serait plus juste de dire qu'Oracle cherche ; je tente bien de fouiller de mon côté, mais, sans la vue, comment puis-je explorer les fourrés sans prendre le risque de passer à côté du tunnel que je suis censé trouver ? Pire : et si je tombais dedans ? L'idée d'abandonner la petite créature en détresse me fend le cœur, mais je dois avouer - même si ce n'est pas très glorieux - que j'ai plus peur encore de partager le même sort.
Ma canne retourne la terre, bat des racines et des pierres, tape contre des troncs robustes. Je n'ose pas trop m'éloigner de la clairière. De toute manière, Oracle m'a fait entendre une pensée très claire : elle s'occupe de pénétrer les environs de sa clairvoyance. Elle saura bientôt où se trouve l'entrée des entrailles du puits.
Je patrouille encore un peu aux abords de la trouée, puis me résigne, faute de résultat, à m'en retourner près de la margelle.
J'allais m'y asseoir, les sens à l'affût d'un nouveau signe de vie de la part du Pokémon prisonnier, quand je reçois une apostrophe mentale en provenance de l'oiselle. Elle tient une piste ! Elle a découvert le tunnel !
Je bondis presque sur place avant de me tourner dans sa direction. Elle s'est déjà téléportée près de moi - sa présence, qui s'était faite plus diffuse, réapparaît dans mon esprit avec une aura renforcée par l'urgence, comme un parfum qui gonfle dans l'air à mesure qu'on s'en approche - et me présente désormais sa tête, une invitation à la laisser me guider. Un élan d'espoir retrouvé me tire un sourire.
« Emmène-moi ! Il n'est peut-être pas encore trop tard. »
Elle m'entraîne ; je la suis ; ma canne, saisie de la même tension qui s'est emparée de mon bras, de mon corps, de mon esprit tout entier, balaie à peine le sol devant moi. Elle s'agite plutôt de spasmes fébriles, précurseurs d'une tragédie.
Nous quittons la clairière pour prendre une pente douce entre les buissons. Je sens la pointe des feuilles chatouiller mes jambes à travers le tissu épais de mon pantalon. Il y a de la vie dans cette luxuriance, qui fuit après chacun de mes pas. Au fond de moi, j'espère que ces fougères ne camouflent pas quelque Rattata farouche ou Abo mécontent ; mes chevilles dénudées ne seraient qu'un délicieux casse-croûte pour leurs crocs solides, et je ne veux pas imaginer les poisons ou les ignobles maladies qu'une telle morsure pourrait me transmettre...
Mais Oracle ne s'inquiète pas autant et continue de progresser vivement au travers de la végétation. Elle doit écarter des branches de mon passage avec ses pouvoirs psychiques : les échos assourdis de notre avancée m'indiquent que les arbres se sont resserrés autour de nous, pourtant leurs ramures ne me font pas barrage.
Enfin, il ne nous faut pas plus de cinq minutes pour descendre entièrement la pente et nous arrêter, j'imagine, devant l'entrée du tunnel. Un courant d'air frais glisse sur ma peau lorsque la Xatu nous tourne en direction de la bouche ouverte de la Terre. Au loin, j'entends le doux ruissellement de l'eau fredonner sa chanson pour les habitants timides des dessous du monde.
Mais pas d'autres appels de la seule vie qui m'intéresse.
Je prends une inspiration, pendant qu'Oracle, elle, se crispe de toutes ses plumes. Elle n'aime pas les grottes. Elle les déteste cordialement, même. Les oiseaux et les boyaux ne font pas vraiment bon ménage. Pourtant, parce que je veux sauver ce Pokémon, elle bravera sa phobie. Elle sera courageuse pour moi.
Comme je dois l'être pour elle. Comme je dois l'être pour celui que je veux aider. Comme je devrai l'être, à l'avenir, quand j'aurai grandi et que je me consacrerai enfin à mon plus précieux idéal.
« Nous pouvons le faire, Oracle. Il faut le faire. »
Alors que nous nous laissons engloutir, d'une seule volonté, par l’œsophage de la pierre, nous n'avons pas la moindre idée qu'une silhouette, haute, vaste, puissante, nous scrute depuis le couvert de la canopée. Un œil bleu luit comme le reflet du ciel, un naseau immaculé souffle une haleine déterminée, et, lentement, l'ombre pâle se glisse à découvert, prête à nous poursuivre jusqu'en enfer.