« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Deux mois ou presque s’étaient écoulés depuis l’anniversaire de mort de Camila Terren, qui avait vu se rapprocher en bien des manières les pourtant très opposés et bien connus rivaux de Cinza, et ce qui avait été préjugé pour n’être que passager s’était révélé plus coutumier qu’on avait pu l’imaginer. D’abord timides dans leurs régularités, leurs rendez-vous s’étaient fait de plus en plus assidus, pour finalement devenir habituels à mesure que les semaines passaient. Bien au-delà des plaisirs de la chair auxquels ils s’adonnaient, Luciano et Isidora semblaient trouver dans ces moments une complaisance partagée qui, sans forcément se l’avouer l’un à l’autre, leur apportait une sorte de bienfait qui, malgré les difficultés, offrait au quotidien de leur vie tourmentée une douce et inespérée accalmie.
Inéluctablement, leur relation changeait, évoluait. S’ils restaient bien évidemment fidèles à eux-mêmes – à savoir fiers et orgueilleux – s’établissait pourtant entre eux un rapprochement indéniable, qu’aucun d’eux n’étaient vraiment en mesure de contester. D’un accord commun, leurs discussions ne venaient jamais à s’approcher de près ou de loin du sujet, satisfaisant par ce fait leur égo et amour-propre … savourer l’instant sans trop se poser de questions était l’une des raisons qui leur faisait tant aimer ces moments, et l’un comme l’autre se gardaient bien de rompre le charme. Malgré tout, considérer leurs ébats comme étant leur seule motivation pour se voir était bien succinct – pour ne pas dire faux – car loin de s’en contenter, il leur arrivait souvent d’étirer leurs soirées jusqu’au lendemain matin, et parfois même de se côtoyer sans s’adonner à ce pourquoi ils se retrouvaient. Une dizaine de jours s’étaient écoulés depuis cette fois-ci, qui marquait à ce jour leur dernière entrevue, les évènements de l’Île aux Monstres étant par la suite venues chambouler leurs habitudes.
En proie aux révélations de Milano, auxquelles s’était ajoutée l’affaire du petit Tiago et du Galopa disparu, Luciano avait eu fort à faire et à penser, si bien qu’un peu malgré lui, ses petites aventures avec Isidora Terren étaient passées en second plan. En cela, Terren ne lui avait pas été non plus d’une grande aide, puisque la jeune femme n’avait pas manqué de le rembarrer lorsque l’intendant s’était enquit de son état après avoir découvert sur les réseaux sociaux sa brusque hospitalisation, dont la raison lui était encore tout à fait inconnue. Econduit ou peu s’en fallait, trop occupé pour passer du temps à jouer les entremetteurs, Luciano avait fait le choix de la laisser revenir jusqu’à lui lorsqu’elle s’en sentirait d’humeur, non sans malgré tout – et bien malgré lui – s’inquiéter des circonstances qui avaient mené à cette si grave issue.
Pour la première fois depuis le commencement, le duo s’était finalement accordé sur l’idée de se retrouver cette fois au sein du domaine du puîné, où Isidora n’avait encore jamais mis les pieds, sans doute dans l’espoir un peu vain de préserver la discrétion dont ils tentaient de faire preuve ; une discrétion qui se faisait de moins en moins rigoureuse, la faute à bien des facteurs, parmi eux le manque de convictions de l’intendant à l’idée de faire durer cette mascarade à laquelle il n’avait jamais vraiment adhéré, mais qu’il avait accepté malgré tout par égard. Bien différente de Pavlica, Borao promettait à Isidora un certain dépaysement et sans vraiment l’avouer, une part de lui se trouvait curieux de découvrir l’avis de la jeune femme qui, influencée par sa relation avec l’intendant, porterait sur la ville, peut-être – peut-être ! – un regard nouveau, différent d’avant. Dans le flou à bien des aspects, Luciano ressentait vis-à-vis de ces retrouvailles une sorte de flottement, d’incertitudes, qui trouvaient leur source dans le manque de nouvelles, dont Terren avait eu l’indécence de le priver. L’intendant, cependant, s’était bien gardé de tenter de prévoir ce qui l’attendait, conscient que rien, avec Isidora, ne se passait comme prévu … et aujourd’hui, bien sûr, n’allait pas faire exception à la règle.
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Le rez-de-chaussée de la Tour Viridis avait cette caractéristique-là : les allers et retours y étaient nombreux, et les passages constants ou presque. S’il avait bien évidemment ses heures de pointe et ses heures plus creuses, le quartier général des Viridis brillait par son occupation continuelle, parfois même jusqu’à tard dans la nuit. N’importe qui ne s’y trouvait pas pourtant : étaient rassemblés là tous ceux qui, de près ou de loin, travaillaient pour l’empire des têtes blondes, qui n’était plus dirigé de manière personnelle par lesdites têtes depuis longtemps mais qui, pourtant, continuait de leur profiter en digne actionnaires majoritaires qu’ils étaient. Au fil du temps, l’empire des Viridis avait grandi et avec lui le nombre d’emplois qu’il nécessitait … ceux qui s’imaginaient naïvement que les Viridis n'employaient que des paysans se mettaient le doigt dans l’œil et la multitude d’étages qui composaient la tour en était la preuve concrète.
Le rez-de-chaussée faisait office d’accueil ou peu s’en fallait. Immense zone dégagée où, de manière solitaire, se tenait accolé à l’un des murs un comptoir long de plusieurs mètres, l’endroit suintait l’argent et le marbre brun qui recouvrait le sol n’y était pas pour rien. Derrière la longue console, à la disposition des visiteurs égarés se trouvaient plusieurs secrétaires et autres standardistes, qui le plus souvent se contentaient de répondre au téléphone et de regarder les gens passer, faute d’avoir quelqu’un à conseiller … car la Tour Viridis était rarement visitée par des inhabitués et au cœur du plus éminent bâtiment de la ville, tout le monde connaissait son rôle, tout le monde connaissait sa place.
Partout, la décoration et son esthétisme venaient rappeler aux visiteurs qu’ils étaient à Borao et pas ailleurs : deux des murs principaux – dont celui qui se trouvait derrière la réception – étaient couverts d’une végétation dense et luxuriante, aux couleurs chatoyantes. A l’image de la ville, l’ambiance du lieux se voulait moderne, épurée, presque minimaliste … et étrangement discrète quant à son affiliation : seul le comptoir de la réception était marqué du discret logo de la société, un Haydaim minimalisé marqué d’une baie et d’un V, gravé et couvert d’une dorure qui, immanquablement, attirait l’œil des curieux.
A l’autre bout des portes coulissantes par lesquelles entraient les visiteurs se tenaient deux portes qui, vraisemblablement, correspondaient à deux d’ascenseurs et, sur la gauche, le début d’un escalier pour les plus audacieux. Calme avant la tempête, le grand hall jouissait encore d’une tranquillité dont les chargés d’accueil prenaient soin de profiter et parmi eux se tenait Kerack, qui n’était pas sans connaître son monde ici. Comment aurait-il pu en être autrement ? Le majordome de Luciano Viridis n’était pas un étranger dans ce bâtiment et le jeune homme connaissait évidemment les gens qui y travaillaient tous les jours et en particulier celles et ceux qui les passaient dans cette partie de la tour. L’après-midi était bien entamée lorsque, presque soudainement, l’attention d’un des standardistes se fit happer par une présence inattendue en ces lieux, ou tout du moins inédite.
« — Est-ce que c’est Isidora Terren ? » demanda le standardiste en fixant une silhouette qui ne laissait évidemment aucun doute. Kerack fit un bond sur lui-même en percevant l’information … de quoi ? Isidora ? Ici ? Déjà ? « Qu’est-ce qu’elle fait là ? » questionna-t-il, sans tellement prendre en considération la réaction du majordome.
Au sein du petit groupe, une femme pouffa.
« — A ton avis ? » répondit-elle.
A ses yeux, rien n’était plus évident. Malgré l’aspect non officiel de la chose et le presque tabou qui tournait autour, les récentes activités auxquelles s’adonnaient Luciano Viridis et Isidora Terren n’étaient un secret pour personne et encore moins pour ces concierges de réceptionnistes, qui savaient toujours tout avant les autres.
« — Luciano est rentré ? » s’étonna son collègue, un peu perplexe. Luciano Viridis n’était pourtant pas un homme capable de passer inaperçu.
« — Oh non, on ne l’a pas vu passer ! Ne me dites pas qu’on l’a loupé ! » rétorqua la seconde secrétaire, visiblement déçue. Avait-elle attendu le passage de l’intendant toute la journée ? Il fallait le croire.
« — Non, il n’est pas rentré » assura Kerack. Le jeune homme jeta un regard à sa montre « Il est encore avec les élus à l’heure qu’il est » déclara-t-il.
Soudainement nerveux, Kerack s’était mis à fixer de loin la jeune femme, l’anonymat relatif lui étant encore profitable. Kerack n’avait encore jamais eu à faire à Isidora Terren de manière personnelle et si le jeune homme ne lui avait jamais vraiment porté un quelconque intérêt, le lien qu’elle entretenait désormais avec son patron le mettait dans une situation malaisante, à laquelle il aurait aimé se soustraire. De loin, malgré tout le professionnalisme dont il pouvait faire preuve, Kerack préférait voir Luciano s’occuper d’elle – dans tous les sens du terme – plutôt que de voir cette tâche lui incomber. Est-ce qu’il avait peur d’elle ? Peut-être un peu, juste un peu … fier malgré tout, Kerack préférait considérer qu’elle l’impressionnait.
« — Elle va être déçue de savoir qu’il n’est pas là » fit remarquer la secrétaire.
« — Je ne suis pas certain qu’Isidora Terren soit le genre de personne à accepter les déceptions » déclara le majordome, qui peinait à détacher son regard de la pavlicaine. De panique, dans sa poitrine le jeune homme pouvait sentir son cœur battre plus fort « Mais qu’est-ce que je vais faire d’elle ? » demanda-t-il à ses collègues, en proie au désemparement.
« — Invite-la à boire un café avec nous ! Elle a peut-être des détails croustillants à nous rac… » proposa la seconde secrétaire, mais Kerack l’interrompit bien avant qu’elle ne termine.
« — Non mais ça va pas ou quoi ? » rétorqua le majordome, affolé par ce projet. S’il l’avait pu, Kerack se serait sans doute caché derrière le comptoir jusqu’à ce que la jeune femme disparaisse, mais sa loyauté envers Luciano le faisait tenir bon, à croire que la perspective de le décevoir était plus forte que son appréhension à l’idée de gérer Terren « Ils doivent se voir ce soir mais … elle est en avance » expliqua-t-il « Occupez-vous d’elle, je vais l’appeler pour savoir ce qu’il veut que je fasse » déclara le jeune homme en sortant son téléphone … mais il fut coupé dans son entreprise par l’une des deux secrétaire.
« — Ne te débine pas, Kerack Assano ! C’est toi le majordome, c’est toi qui t’occupes d’elle » répliqua-t-elle, loin de lui offrir le soutient qu’il aurait aimé obtenir.
« — Vas-y, Kerack. On te regarde » assura le standardiste, un sourire sur le coin des lèvres.
Un instant, le majordome les fusilla du regard, avant de finalement quitter le couvert de la réception pour aller à la rencontre d’Isidora Terren. Vêtu au même titre que ses collègues d’un costume cravate qui aurait permis à n’importe qui de manger pendant une semaine, malgré l’appréhension qu’il tentait de dissimuler Kerack laissa ses pas le conduire jusqu’à l’amante de l’homme qu’il servait.
« — Mademoiselle Terren … Isidora » l’interpella-t-il d’une voix qu’il aurait aimé voir plus assurée. Plutôt grand, fin et élancé, sa veste sombre laissait deviner une carrure plutôt frêle, bien loin des musculeuses silhouettes des bodybuilders. Ses traits trahissaient sa jeunesse et la situation n’aidait pas son teint naturellement pâle « Je suis Kerack, le majordome de Luc… monsieur Viridis » poursuivit-il. En sa présence, comment devait-il l’appeler ? Kerack n’en avait pas la moindre idée.
Terren se souvenait-elle de lui ? Peut-être l’avait-elle déjà aperçu, ou peut-être pas, Kerack n’en était pas certain. Le stress – qu’il tentait bien en vain de cacher – lui faisait perdre une partie de sa mémoire et, évidemment, de son sang-froid.
« — Vous … vous êtes en avance » fit-il remarquer « Je suis navré mais … Luciano n’est pas encore là. Il est encore à la mairie » expliqua le majordome.
Singulièrement, Kerack n’en déclara pas davantage, laissant un peu maladroitement sous-entendre qu’il valait mieux pour elle revenir plus tard. Le majordome espérait bien la voir rebrousser chemin, car le jeune homme n’avait absolument aucune idée de quoi faire d’elle. Devait-il lui proposer de rejoindre l’intendant à la mairie ? Non, mauvaise idée. La faire entrer dans l’appartement ? Le jeune homme ignorait quel genre de confiance Luciano Viridis lui accordait … si Kerack savait qu’Isidora ne serait pas en mesure d’y trouver quoi que ce soit de compromettant, le majordome ignorait si l’intendant goûtait à ce genre d’intrusion, ce maudit Luciano ayant été plutôt vague quant à la nature exacte du lien qu’il entretenait avec la fille de Pavlica.
Ce n’est guère sous les drapeaux en berne que la jeune femme s’attendait à rejoindre l’immense tour qui surplombe la cité végétale. Elle avait prévu, non sans une certaine suffisance, la grande fanfare, le défilé et les trompettes. Au cœur de l’usine désaffectée elle devait trouver la victoire, la première d’une longue série. Son retour sur ses pieds. Semble-t-il qu’elle n’était pas prête, dans tous les sens du terme. C’est avec humilité qu’elle considère la chose, et il faut le dire avec une certaine amertume aussi. Perdre fait partie de la vie, celle qu’elle aspire vivre pleinement désormais. Ce faux-départ pourtant la rend perplexe quant à ses intentions, quant à ce projet. A-t-elle bien fait ? Affligée par le doute, toujours en douleur suite à l’attaque imprévue de Genesect, elle contemple sérieusement l’idée de retourner à Pavlica la queue entre les jambes, à son père qui, elle l’espère saura lui pardonner. Il vaut mieux ainsi, non ? Ce Badge devait lui prouver qu’elle sait se débrouiller, qu’elle est plus fort qu’elle ne le laisse croire et maintenant… Elle devra rentrer les mains vides et l’esprit plus confus que jamais. Isidora n’a jamais vécu de résistance dans son existence dorée et privilégiée. Personne pour la confronter et l’obliger à changer son fusil d’épaule. Retrouver ses habitudes lâches serait si facile, si facile. Elle se répète, encore une fois, qu’elle n’est qu’une ratée.
Puis elle revoit l’expression admirative de son adversaire. Celle qui malgré sa cuisante défaite l’a tenue en estime. Celle qui a cru en elle malgré l’échec, qui lui a en quelque sorte adressé une promesse fondamentale. Elles se reverront. Sur ce terrain même. Dora se sent humiliée et confuse, mais au moins elle sait. Revanche il y aura, plus tôt que tard. Même si elle a perdu aujourd’hui, rien ne la promet à une vie de défaites. Elle soupire. Son orgueil en a pris un coup, mais rien ne lui sert de céder à la panique. Ce qui est fait est fait désormais. Pour ce qui est de retourner à Pavlica, cela devra attendre. Elle a rendez-vous avec un certain habitant de la ville après tout.
Revoir Luciano Viridis après une dizaine de jours sans lui l’emballe plus qu’elle n’aimerait l’admettre. Si et tant qu’elle a promptement quitté sa chambre d’hôtel pour rejoindre cette tour, animée d’un désir de précipiter leur rencontre. Pourtant, la native de Pavlica s’est montrée particulièrement expéditive ces derniers temps quand son amant a cherché à s’enquérir de son état de santé à son passage à l’hôpital. Trop orgueilleuse, elle a refusé tout simplement de mêler Luciano à cette affaire et surtout de paraître faible devant lui. Ses questions aussi, l’ont empli de désarroi : que doit-elle lui mentionner sur l’origine de sa blessure ? Dora doute que son rival ne prenne bien cette intrusion sur l’île aux monstres malgré l’interdit. Elle préfère éviter un événement diplomatique entre eux. Malgré elle, elle cherche à protéger ce qu’ils sont. Puis il y a ce qu’elle a découvert là-bas aussi qui continue de la hanter… L’intendant de Borao se trouve-t-il du côté de Caldwell ? Sert-il les intérêts de la Team Plasma ? Pour l’instant, la Championne n’en a pas la moindre idée, alors ainsi préfère-t-elle garder sa position pour elle-même. Malgré tout, elle se doute que le Viridis ne manquera pas de la questionner à nouveau, cherchant à obtenir les réponses qu’Isidora lui a refusé avec un brin d’humour et de désinvolture frustrants.
À présent, le grand édifice se dresse devant elle, la forçant à redresser le menton. Combien elle a toujours détesté cette tour ! Parmi le clan Terren, on voue un mépris toujours grandissant envers cette bâtisse ostentatoire qui incarne l’empire Viridis. Trop voyant, trop excentrique pour leurs homologues de Pavlica. Isidora n’est pas en reste, néanmoins elle a d’autres raisons de frissonner en s’approchant. Le simple fait d’observer sa grandeur pointée vers le ciel lui donne un vertige considérable qui la force à se ratatiner contre elle-même. Sentant ce brusque changement dans l’attitude de sa nouvelle maîtresse, Cornaline, la nouvelle addition à l’équipe, se met à japper vers elle. Sursautant, la jeune femme peste contre ce chien qui, bien malgré elle, refuse de la quitter.
À vrai dire, l’étrange Caninos, depuis cette attaque du Genesect, se tient constamment à ses côtés. Se tenant même près d’elle nuit et jour pendant ses traitements à l’hôpital, la chienne a témoigné d’une loyauté que Dora n’est pas certaine de mériter. Cornaline, dans toute sa naïve bonne humeur, lui adresse un sourire d’où pendouille sa langue avant de laisser sa tête retomber sur le côté en observant sa dresseuse. Curieuse et sensible, elle espère ainsi obtenir une meilleure idée sur ce qui tracasse la violette. Peut-être qu’elle peut l’aider ? Certainement qu’elle peut l’aider ! Déjà, la chienne de feu se laisse envahir de mille et unes idées originales pour remonter le moral de son amie, sans se douter que cette dernière a juste envie que le canidé la laisse en paix. D’ailleurs cette dernière soupire à nouveau avant de jeter un regard nerveux vers l’entrée.
« Je ne crois pas que je peux y aller, Cornaline. J’ai envie de gerber. Regarde-moi tous ces étages… C-c’est moi où elle se balance au vent, cette tour ? Stupides Viridis qui ne savent pas faire au sol comme tout le monde… »
Jouant nerveusement avec ses doigts, elle envisage rebrousser chemin. Pendant ces deux mois de fréquentation secrète, elle a toujours trouvé une excuse pour éviter l’appartement de Borao du puîné Viridis, toutes parfaitement valables. Mais aucune d’entre elles n’équivalaient celle qui la retient aujourd’hui devant les portes de la Tour : elle est terrifiée à l’idée d’y monter. Les hauteurs lui font peur, et voilà un euphémisme. En s’imaginant prendre l’ascenseur vers les étages supérieurs, sont estomac se tort et un vertige lui prend. Son cœur s’est emballé de manière désagréable dans sa poitrine; petit animal encagé, il déverse tout son courroux contre sa cage thoracique. Elle s’est mise à trembler et à gémir, à marmonner pour elle-même sous l’œil intelligent de Cornaline qui a bien compris ce qui anime sa dresseuse. D’un œil déterminé, elle jappe à nouveau à l’adresse de Dora, cette fois en lui faisant signe de la suivre. Isidora, à sa suite, gémit de plus belle.
« N-n-non… Je veux pas… »
Les larmes aux yeux, elle panique à l’idée qu’elle pourrait ici être reconnue. La petite scène et les jappements de la Caninos attirent déjà des regards vers elle. Sans se départir de sa volonté, la petite bête contourne sa dresseuse pour la pousser doucement, le tout en lui jetant des regards encourageants. La Terren, terrifiée, bouge finalement, un pas à la fois, jusqu’au hall d’entrée. Ici, elle se sent un peu mieux déjà. Elle entend les réceptionnistes jacasser, bien qu’elle soit incapable de saisir le sens de leurs paroles. Elle peut observer le luxe qui émane de ce hall, le dessin prétentieux de l’Haydaim contre le mur. Elle peut oublier, ou presque, ce qu’elle s’apprête à faire. Fermant les yeux, elle se met à inspirer doucement. Comme pour la préserver d’elle-même, Cornaline s’est assise sur le bout de ses orteils chaussés d’impressionnants souliers à talons. La chaleur de son amie contre elle l’apaise un peu. Jusqu’à l’arrivée un peu soudaine d’un jeune homme à ses côtés qui fait s’exclamer d’une voix suraiguë à travers le hall. Un peu nerveuse, elle ? Si peu…
Furieuse contre elle-même d’avoir réagi de manière aussi flamboyante, Isidora jette un coup d’œil à celui qui l’a interrompue dans son entreprise de se calmer. Ses mains tremblent toujours et que dire du galop qui anime encore son cœur ! Pour ne rien arranger, le cri de la jeune femme a alerté Cornaline qui, pensant sa protégée en danger, s’empresse de grogner après le pauvre majordome.
« Ça va pas ?! J’ai failli faire une crise cardiaque ! Cornaline, doucement. » fait-elle en tentant de les calmer toutes les deux. Une main sur l’encolure de la chienne et l’autre contre l’arête de son nez, elle soupire. « Je veux juste voir Luciano, menez-moi à lui. »
Un projet semble-t-il impossible pour le moment, puisque dans son empressement de le voir, la Championne a peut-être oublié que ce dernier a aussi ses obligations et occupations. La mention qu’il est indisponible à la voir la tend et crée en elle une amère déception : vraiment cette journée ne pourrait être pire. Se redressant pour considérer le majordome, la jeune femme laisse un instant tomber le masque qu’elle retient depuis qu’elle a quitté les bas-fonds de la ville. Ses épaules s’affaissent et son visage se tord de désespoir.
« Ouais je… j’aurais dû m’en douter. Quelle bécasse. »
Soudain, elle se sent rougir d’embarras. De quoi doit-elle avoir l’air ? C’est elle où les employés derrière le comptoir la regardent ? Pestant contre elle-même, elle pince des lèvres avant d’inspirer un bon coup. Que faire maintenant ?
« Le souci est que si je sors de la Tour Viridis, je ne suis pas certaine d’y rentrer à nouveau ce soir. J’ai euh… » doit-elle lui dire ? Elle scrute son visage attentivement. Il s’agit d’un employé de Luciano, ainsi il ne manquera pas de lui raconter. Non, il vaut mieux changer d’approche. Posant une main contre l’épaule du garçon, elle lui fait un regard de biche. « Écoutez, je suis vraiment désolée du fardeau que je vous impose. Je n’avais pas prévu ce retournement de situation. Toutefois, maintenant que je suis là, je suis certaine que monsieur Viridis préférerait que je prenne mes aises dans le confort de son appartement plutôt que de me faire déplacer à nouveau dans quelques heures, qu’en dites-vous ? Promis, je ne serai pas trop dérangeante... »
Son ton séducteur et l’étincelle aguicheuse de son regard accompagne magnifiquement le jeu de ses doigts contre le col du majordome, qu’elle fait mine de replacer.
« Au pire, vous me surveillez. Je ne suis pas trop une mauvaise fille, promis. »
Voilà qui est mieux, se dit-elle. Elle ne va quand même pas confier sa phobie à cet étranger qui ne manquerait pas de le rapporter aux oreilles du Viridis ! À leurs pieds, Cornaline observe le jeune homme d’un air circonspect, qui lui donne presque l’air farouche. Presque.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Surpris par l’excessive réaction de la jeune femme à son approche, Kerack fit un bond, se figea jusqu’à ce que son cri aigu s’éteigne enfin dans le grand hall. Derrière eux, le majordome devinait aisément les sourires de ses soi-disant collègues qui, au loin, devaient se délecter de cette scène, se moquant non pas de Terren elle-même, mais bien de la situation. Voir le très réservé et très discret Kerack Assano en proie à une telle scène les amusait un peu trop et leur offrait une distraction dont ils peinaient à se détacher.
La surprise passée, le regard du majordome se posa un instant sur le canidé qui accompagnait la jeune femme et qui, de toute évidence, goûtait peu à l’état dans lequel son apparition avait mis sa maîtresse. Scrutant les traits du grand chien, Kerack se trouva un instant perplexe … était-ce un Caninos ? Le jeune homme n’en était pas certain. Loin de s’effrayer des grognements de la créature – Kerack n’était pas à l’aise avec les chiens mais n’en avait, heureusement pour lui, pas peur pour autant – le jeune homme observa Terren calmer son pokémon, non sans lui expliquer pendant ce temps que son projet de voir le maître des lieux n’était pour l’heure, hélas, pas envisageable. Ecoutant par la suite sa réponse, loin de comprendre le problème qui retenait la pavlicaine de revenir – pourquoi ne serait-elle pas en mesure de rentrer de nouveau ici ce soir ? – le jeune homme considéra sa proposition, non sans jeter un regard un peu paniqué à la main qu’elle posa sur son épaule. Le contact des femmes le gênait vraiment très beaucoup, mais professionnel Kerack tâcha de prendre sur lui, sans cependant être en mesure d’empêcher son corps de se crisper en réponse à l’instant.
La faire monter dans l’appartement, la laisser y prendre ses aises ? Kerack l’avait envisagé et maintenant que la jeune femme le réclamait ou peu s’en fallait, cette solution lui semblait être la meilleure option, ou du moins la plus adéquate.
« — Je, euh … je suppose que c’est envisageable » balbutia-t-il, un peu hésitant.
Résidait malgré tout en lui une méfiance à l’égard de la jeune femme, une méfiance qui n’avait, cependant, rien de personnelle. A l’instar du reste du clan Viridis, Kerack vouait aux étrangers à leur famille une défiance que le temps et les évènements lui avaient appris à avoir. Pouvait-il vraiment laisser entrer cette étrangère au cœur du bois, dans l’antre du loup ? Si le majordome tentait de se convaincre en se rappelant que Luciano avait la bonne intelligence de ne rien laisser à portée de vue, demeurait cependant dans cet appartement des secrets qui, entre les mains des mauvaises personnes, pouvaient avoir un impact considérable. Isidora Terren le savait-elle ? Était-ce pour cette raison qu’elle se présentait aujourd’hui en avance, dans l’espoir de se voir autoriser quelques heures de solitude dans ce vaste lieu? A la merci de sa méconnaissance, Kerack ne pouvait écarter aucune possibilité et tiraillé, le jeune homme entrapercevait le choix cornélien qui, déjà, s’imposait à lui.
A une vitesse folle, le majordome tentait de peser le pour et le contre.
Une fois là-haut, Terren ne serait pas en mesure de redescendre seule, pas sans être vu du moins. Loin d’imaginer la peur qu’elle avait des hauteurs, le majordome savait que sans les badges et clés pour ouvrir les portes, l’appartement du dernier étage se trouvait sans issues. Isidora pouvait bien fouiner et voler ce qu’elle voulait, sortir de l’appartement lui serait impossible … a moins qu’elle ne disposait, dans son équipe, d’un pokémon en mesure de la téléporter ? Malgré son impassibilité apparente, Kerack avait envie de s’arracher les cheveux. La surveiller ? La perspective ne l’enchantait pas plus que ça, pourtant c’était là la meilleure alternative. Combien de temps les séparait du retour de l’intendant déjà ? De nouveau, Kerack avisa sa montre … beaucoup, beaucoup trop.
Jetant un énième regard à Isidora et sa Caninos, le majordome se décida enfin à choisir, à bouger. Kerack tenta de se raccrocher à ce dont il était certain : Luciano était un homme intelligent et prudent, avisé, prévoyant … Isidora Terren pourrait bien fouiller et chercher ce qu’elle voudrait, l’appartement n’aurait rien à lui offrir, pas sans qu’ils ne le sachent. Une fois en haut, Kerack comptait bien, de toute manière, appeler l’intendant pour s’enquérir de son avis … prendre des décisions n’avait jamais été le rôle du majordome.
« — Suivez-moi » déclara-t-il en s’avançant en direction des ascenseurs. Sortant de sa poche un trousseau de clés, le jeune homme présenta un badge qui, instantanément, fit s’ouvrir les portes. Plus large que les dimensions habituelles, la cage d’ascenseur présentait un grand miroir qui venait agrandir l’espace malgré tout étriqué « Après vous, mademoiselle Terren » l’invita le majordome loin, bien loin d’imaginer sa potentielle réserve.
Entièrement tactile, l’ascenseur présentait un clavier numérique auquel Kerack n’avait même pas touché. Le badge à lui-seul semblait avoir annoncer leur destination et patient, le majordome attendit que la jeune femme se décide à pénétrer dans l’habitacle. Si Isidora Terren s’était révélée moins venimeuse qu’il ne l’avait imaginé, la perspective de se retrouver seul avec elle dans ce qui était pour lui un si petit espace le rendait un peu nerveux, mal à l’aise, et la perspective de passer l’ascension en tête à tête faisait déjà battre son cœur un peu trop fort. Faire la discussion n’avait jamais été son fort – Luciano était beaucoup plus doué que lui pour ça ! – et déjà, Kerack devinait que la montée promettait d’être longue, très longue. Malgré son imposante stature, le jeune homme était presque heureux de savoir qu’avec eux se tiendrait Cornaline la Caninos qui, peut-être, leur offrirait une distraction suffisamment importante pour éclipser le malaise qui promettait d’être au rendez-vous.
Une part d’Isidora se délecte du malaise qu’elle cause au majordome; jeune et encore innocent, il n’est qu’une autre proie facile entre ses mains. Sans le contexte actuel, elle n’aurait pas manqué d’agir de la sorte. Il est de ces genres de gens un peu coincés qu’elle aime bien taquiner, à l’instar de son maître… À vrai dire à les regarder ils se sont bien trouvés ces deux-là. Sauf que bien entendu Luciano dispose d’une expérience et d’un calme que le jeune homme lui faisant face n’aura jamais. Un instant, la native de Pavlica l’observe. Il lui paraît bien jeune pour occuper une telle position auprès d’un des hommes les plus influents de Cinza. Qu’est-ce qui a motivé le Viridis à l’engager ? Aussi professionnel soit-il, ses hésitations trahissent un manque d’expérience qui la fait sourciller. À moins que ce ne soit elle qui l’impressionne ? Oui, tout de même elle a l’impression et cette idée l’amuse presque au rire. Néanmoins elle se doit de conserver son ton mielleux et son jeu de séduction ne serait-ce que pour éviter qu’il ne pose trop de questions. C’est avec soulagement que Dora constate qu’il accepte sa proposition. Elle s’épargne ainsi au moins une épreuve pour aujourd’hui.
La Championne emboîte donc le pas à celui s’étant présenté comme étant « Kerack ». Maintenant qu’elle y pense, il lui semble avoir entendu parler de lui, peut-être même l’a-t-elle déjà vu dans l’ombre du maître des lieux à quelques reprises. Oui, n’est-ce pas lui que Luciano appelle lorsqu’il a besoin de quelque chose ? C’est donc un homme important dans sa vie, nécessairement, quelqu’un en qui le puîné a définitivement confiance. C’est donc avec une certaine curiosité qu’Isidora l’observe en traversant le hall pour rejoindre l’ascenseur. Une fois devant ce dernier, la jeune femme se trouve toutefois grandement distraite dans sa contemplation par la perspective de tous ces étages… Elle jette un regard prudent à l’intérieur de la cabine. Elle constate avec soulagement que celle-ci ne comporte pas de murs vitrés qui n’aurait en rien arrangé son problème. C’est malgré tout saisie de tremblements qu’elle s’avance dans la cage de l’ascenseur, se plaçant dans un coin, tenant la rambarde comme si ça vie en dépendait.
D’aussi longtemps qu’elle se souvienne, Isidora a toujours été terrifiée à l’idée de se suspendre entre terre et ciel. Les hauteurs l’ont toujours terrifiée, à l’instar d’ailleurs de son père. Malgré la nature téméraire de l’enfant qu’elle était, celle-ci a toujours préféré chahuter sur le sol que de grimper un peu partout. Le visage livide, elle tâche de respirer en observant les portes se refermer et l’ascenseur se mettre en mouvement. Elle peut sentir contre son corps les forces de leur ascension qui, au fil de celle-ci, la ratatinent d’autant plus contre elle-même. À mi-chemin, la Terren s’est mise à chantonner pour elle-même une mélodie enfantine que lui chantait son père quand elle avait peur :
« Vai, Azulão, Azulão, companheiro, vai! Vai ver minha ingrata, Diz que sem ela O sertão não é mais sertão! »
Du trajet, elle n’adresse pas la parole à aucun instant au majordome, fermant même les yeux pour se convaincre qu’elle se trouve toujours sur le plancher des Écrémeuh… Pourtant le temps qui s’écoule confirme sa plus grande crainte : il semblerait que l’ascenseur les mène jusqu’aux étages supérieurs de la tour. Lorsqu’enfin l’ascenseur s’arrête et que les portes s’ouvrent, tout le courage de la jeune femme s’est envolé, ne laissant plus qu’un petit animal apeuré, terré au fond de l’habitacle. Il est temps pour elle de sortir.
« I-il y a beaucoup de fenêtres ? » fait-elle d’une petite voix. « Stupides Viridis et leurs idées de grandeur, stupide ascenseur, stupide Luciano… Je veux descendre…»
Cornaline, ne s’étant pas détachée d’elle du trajet, s’aventure aussitôt hors de la cage, pressée d’explorer ce nouveau milieu. Avec horreur, Isidora la voit disparaître hors de sa vue, à l’intérieur de l’appartement elle suppose. Pestant à mi-voix contre le chien, Isidora se détache finalement du fond de l’ascenseur, toute tremblante et aussi pâle qu’un drap.
« Je vous donne ce que vous voulez si vous ne lui dites rien de cet… incident… »
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Kerack s’était-il attendu à la vision qu’Isidora Terren lui donnait aujourd’hui ? Pas vraiment. L’imagination sans doute un peu trop zélée, le jeune homme s’était fait de la pavlicaine une image bien différente de celle qui s’offrait à lui. Lui qui l’avait cru venimeuse et prétentieuse et trouvait hébété par la disparité qui séparait la réalité et ce que son esprit avait construit, visiblement à tort. Ou bien cette-fois ci était-elle une exception ? Kerack n’aurait su le dire. Si toute cette histoire ne le concernait pas, le majordome n’avait pourtant pas manqué de se demander ce que Luciano Viridis pouvait bien trouver à la jeune femme, et ce depuis qu’il savait que l’intendant la visitait plus souvent que la normalité ne l’aurait voulu. Comprenait-il mieux désormais ? Pas beaucoup plus, mais au moins la chose lui paraissait-elle moins aberrante maintenant qu’il avait vu qu’Isidora Terren n’était pas tout à fait une brute sans cœur.
Immobile, Kerack se garda bien de dévisager la jeune femme pendant l’ascension. Si son malaise ne lui échappa pas, affable le majordome feignit de ne rien voir, non sans pourtant la surveiller du coin de l’œil. Loin d’être indifférent à la peur qui la tenaillait, l’inaction du jeune homme révélait davantage d’une incertitude quant à ce qu’il devait faire … la rassurer ? Comment ? Avait-il vraiment ce pouvoir ? Kerack n’était pas non plus sans connaître la fierté qui gonflait le cœur des gens de sa trempe – et dont Luciano faisait partie – et parfois avisé, le majordome avait fait le choix de ne rien faire, se contentant d’écouter la comptine que Terren chanta dans l’espoir un peu vain d’apaiser sa terreur.
Lorsque l’ascenseur s’arrêta enfin, Isidora se trouvait recroquevillée dans un coin de l’habitacle, pestant à l’encontre des Viridis et de Luciano. Presque malgré lui, ses mots lui arrachèrent un sourire … pouvait-il vraiment lui donner tort ? Oui, les Viridis voyaient les choses en grand, un peu trop parfois, et si aucun des frères n’était responsable de la création de la tour, leur vision des choses était immanquablement venue apporter sa pierre à l’édifice … après tout, s’était bien de la tête de Luciano Viridis que l’idée de l’appartement était sortie. Observant la pavlicaine se relever enfin, Kerack donna réponse à sa requête impliquant son silence.
« — Je ne dirai rien, vous avez ma parole » assura le majordome « Mais il faudra le cacher mieux que ça si vous ne voulez pas qu’il s’en rende compte » fit-il remarquer.
Observateur, Luciano risquait de ne pas s’y tromper et croire le contraire relevait d’une méconnaissance de l’homme, qui n’allait pas de pair avec l’évidente relation que la jeune femme entretenait avec lui.
Loin d’être naïf concernant l’issue de leur soirée, Kerack se garda cependant bien de la mettre en garde concernant la chambre de l’intendant, au demeurant particulière, et qu’elle risquait de ne pas trouver tout à fait à son goût au vu de ses prédispositions. Aurait-il dû ? Sans doute, mais ce que l’information aurait révélé de ce qu’il savait et devinait le mettait mal à l’aise ; trop intrusif, Kerack se savait incapable d’assumer son sous-entendu, aussi garda-t-il tout ça pour lui. Terren aurait bien l’occasion de s’en rendre compte par elle-même, non ?
Eclaireuse de leur petit groupe, Cornaline fut la première à s’aventurer dans l’appartement et son arrivée fut accueilli par un Elecsprint qui, ayant perçu qu’il ne s’agissait pas de Luciano et Gara, s’était rapprocher de l’entrée, où sa route avait rencontré tout d’abord celle de la Caninos. Dans un premier temps immobile, la fourrure de son dos dressée le grand chien s’était mis à aviser la nouvelle venue d’un air méfiant.
« — Soit gentil, Protecteur » lui intima bien en vain le majordome.
Plus grand qu’elle, le chien électrique la dominait de sa hauteur, pourtant l’Elecsprint se trouvait à son égard prudent, à l’affut, et sous le regard attentif de Kerack les deux chien se reniflèrent un moment, qui dura aux yeux du majordome une éternité. Protecteur allait-il attaquer Cornaline ? Kerack n’était pas sans connaître le caractère de l’Elecsprint … finalement pourtant, à son grand soulagement, acceptant la présence de sa comparse canidé, l’animal se mit à battre doucement de la queue en signe de paix.
Laissant la Caninos vaquer à ses occupations, Protecteur s’approcha par la suite des deux humains, et plus spécifiquement d’Isidora, qu’il n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer. Massif, l’Elecsprint pouvait paraître impressionnant et par reflexe, Kerack attira la pavlicaine en arrière, la poussant de son bras sans quitter le canidé des yeux. L’espace d’un instant, le jeune homme laissa le grand chien flairer celle qui était pour lui une étrangère, avant de le repousser du bout du pied, l’invitant à aller voir ailleurs non sans une autoritaire douceur. Voir les deux chiens se battre lui paraissait acceptable, mais prendre le risque de voir la fille se faire mordre ? Non non non, Luciano ne le lui pardonnerait jamais.
« — Va te coucher, allez » déclara le majordome.
Luciano était bien plus doué que lui pour se faire obéir de ses chiens. La demande avait d’avantage l’air d’une supplique que d’un ordre mais docile à ses heures, Protecteur s’exécuta, quitta le groupe d’une démarche boitillante qu’il devait à son séjour sur l’Île aux Monstres, et dont il gardait sur le corps un souvenir tant amer que profond, vestige de son combat avec le Genesect.
L’inspection de l’Elecsprint avait laissé le petit groupe à l’entrée de l’appartement et désormais libérés de sa présence, Kerack s’affaira à faire entrer la pavlicaine comme il se devait. Habitué depuis longtemps à l’envergure de l’endroit, le majordome y pénétra sans s’y attarder, s’avança jusqu’à la table ronde.
« — L’Elecsprint ne devrait plus revenir, mais faites quand même attention : il n’est pas très commode, surtout depuis son retour de l’Île » raconta Kerack. Venait-il vraiment de mentionner l’Île ? En disait-il trop ? Le majordome s’empressa de poursuivre, dans l’espoir de voir l’information passer à la trappe « Essayez de ne pas réveiller le Brindibou. C'est un pénible, il risquerait de vous importuner » déclara le jeune homme en désignant un endroit en particulier.
Bien après la cuisine, collé contre un mur entre la fin d’un meuble et le début d’une fenêtre se tenait un arbre à chat, qui dénotait particulièrement avec l’idée que l’on pouvait se faire de Luciano Viridis. Ceux qui connaissait la famille Viridis, cependant, n’auraient pas trouver cela étrange : Milano disposait d’un Léopardus qui un jour avait été Chacripan, et Elsa-Mina d’une Mentali qui avait fait de cette partie de l’appartement son domaine. Loin de se satisfaire de son perchoir pourtant installé un peu plus loin, une petite chouette s’était nichée dans l’une des cases étriquées de l’arbre et profondément endormie, l’arrivée des visiteurs lui avait complètement échappé.
Abandonnant un instant la pavlicaine, Kerack se hasarda à appeler son patron et le cœur emplis d’un candide espoir, le majordome laissa le téléphone sonner longtemps, très longtemps, avant de finalement accepter le fait que Luciano ne répondrait pas. Tant pis … au moins avait-il essayé. Reportant son attention sur la jeune femme, Kerack avisa l’environnement, jeta un œil aux larges fenêtres omniprésentes. Pendant un instant, par sécurité plus que par sadisme, Kerack fut tenté de la laisser là, en proie à son vertiges et aux immenses baies vitrées qui donnaient sur l’extérieur, sur un long balcon qui lui-même donnait sur le vide … ainsi, la jeune femme serait peut-être moins encline à arpenter l’appartement ? Malheureusement, Kerack était trop avenant pour se laisser aller à une telle cruauté.
« — Je vous tire les rideaux ? » lui proposa-t-il en désignant les fenêtres.
Luciano risquait de trouver ça louche, mais après tout Luciano n’était pas encore là.
Loin de vouloir rester à la surveiller, malgré son manque cruciale de certitudes quant à cette idée, le majordome se décida finalement à la quitter, optant pour la laisser seule dans l’appartement. Ce qu’elle y ferait avait peu d’importance finalement … du moins Kerack tentait-il encore de s’en persuader.
Par habitude plus que par réelle volonté, Kerack lui offrit une sobre révérence, avant de disparaître dans l’ascenseur. Isidora Terren aurait-elle la curiosité de visiter les lieux par elle-même ? Là encore, Kerack n’en avait pas la moindre idée.
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Dans la cage de l’ascenseur, Gare à Toi s’attardait à renifler une odeur avec une insistance que Luciano ne lui connaissait pas en de telles circonstances. L’observant dans son investigation, l’intendant se demandait bien ce qui valait tant d’attention. Loin d’ignorer qui était passé là un peu plus tôt – Kerack avait finalement réussi à lui faire parvenir l’information – Luciano demeurait cependant perplexe … Gara avait l’habitude de prendre cet ascenseur aux odeurs innombrables et jamais encore la louve n’avait porté tant d’intérêt pour le passage de quelqu’un … ou de quelque chose ? Un pokémon qu’elle ne connaissait pas était-il passé par là ?
Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent enfin, quittant brusquement son entreprise Gara s’empressa de s’engouffrer dans l’appartement, précédant son maître dans la redécouverte du lieu qui, cette fois et contre tout attente – mais pour elle seulement – présentait quelques surprises que Luciano s’était bien gardé de lui annoncer ... et dont il ignorait, en vérité, lui-même une partie.
Le plancher solide sous ses pieds lui inspire plus confiance que celui mouvant de l’ascenseur, ce rappel ô combien cruel des étages qui défilent sous elle. Ce hall, se rassure-t-elle, a tout de celui qu’elle vient de quitter après tout. Prenant une grande inspiration, elle tente de faire taire sa peur, usant de ce fait d’une alliée de taille. Sa curiosité effectivement la dévore, la force à mettre un pas devant l’autre de manière à quitter la cage de l’ascenseur et de faire face au majordome. Ce dernier adhère à sa requête, une qu’Isidora n’aurait pas laissé sur une note négative : malgré le ton presque suppliant qu’elle a utilisé, elle n’avait aucune intention d’accepter un refus de sa part. Les Terren, à l’instar de ses maîtres, ne demandent pas. Ils exigent. En hochant la tête, la jeune femme vient s’assurer que cette hiérarchie entre eux sera respectée.
« Je retiens le conseil, tant qu’à vous j’espère que votre parole tient la route… Ceux qui ne respectent pas leurs promesses faites aux Terren ont tenance à le regretter. »
Lui adressant un sourire d’une chaleur flamboyante qui tranche violemment avec les propos tenus, elle se met à marcher prudemment à la suite de son chien qui s’est vu barrer la route d’un Élecsprint qu’elle est certaine de croiser pour la toute première fois. Se crispant quelque peu face à cet accueil méfiant, la Championne le scrute avec d’une prudence égale, tandis que Cornaline elle salue son vis-à-vis avec un enthousiasme caractéristique. De sa vie, Isidora a côtoyé de nombreux chiens puisque son père fut une époque en avait toute une meute : Grahyèna pour la plupart, mais d’autres aussi. Ces créatures protégeaient la maisonnée, cependant ils n’y mettaient jamais les pieds. Ces bêtes obéissaient au doigt et à l’œil à leur maître mais ne quémandaient jamais affection ou quoi que ce soit du genre. À moitié sauvages, ils réduisaient en pièces quiconque foulait le domaine Terren sans y avoir été invité. Dora en garde à ce jour des souvenirs mitigés, toujours un peu sur ses gardes auprès d’un canidé. Cornaline, évidemment, fait office d’exception. La Caninos lui a sauvé la vie après tout. En ce sens, la brunette lui fait à peu près confiance. Avec soulagement, elle voit le mâle accepter la présence de la chienne de feu. L’attention de l’Élecsprint se tourne finalement vers elle, toutefois l’intervention de Kerack le chasse finalement, non sans un examen méticuleux de la part de Protecteur.
Qui est ce Pokémon et qu’aurait-il fait d’elle si elle s’était présentée ici sans l’accompagnement du majordome ? Isidora n’a guère l’occasion de se questionner à ce sujet car en levant les yeux, elle s’imprègne enfin de l’appartement. Ou plutôt devrait-elle dire de l’étage. Car l’endroit est immense; bien plus grand que son petit chez-elle étriqué au cœur du Casino. Non, vraiment rien à voir. L’endroit respire le luxe. Il se dégage de la décoration épurée et moderne un raffinement teinté de masculinité. Le bois naturel ici se marie parfaitement à l’élégante pierre. Les couleurs y sont sombres mais baignées de lumière de l’extérieur, entrant sans filtre au-travers les immenses fenêtres qui donnent… sur le ciel. Sentant un nœud se former dans son estomac, Isidora fait fi de la peur qui l’étreint : après tout elle est loin des fenêtres d’où elle se trouve et il y a encore fort à regarder. Il ne s’agit pas du tout du premier condominium de luxe qu’elle voit et pourtant… Pourtant celui-ci est particulier. Chaque détail lui fait penser à son amant; elle se retrouve subjuguée des mêmes émotions contradictoires que celles ressenties en présence du maître des lieux. Impressionnée malgré elle et étrangement réceptive. Un léger sourire vient animer ses traits; elle en a presque oublié la présence du majordome ainsi que celle de la Caninos à ses pieds.
« Hum? Il y a un Brindibou aussi ? Combien de Pokémon a-t-il ? » fait-elle sans espérer obtenir de réponses. Il semblerait qu’il y a bien des choses qu’elle ignorait à son propos, non pas qu’il soit vraiment du genre à s’ouvrir au départ. Une étrange frustration la saisit sans qu’elle ne s’explique pourquoi.
Puis est-ce elle où a-t-il mentionné une île ? Le majordome ne fait-il pas référence à l'Ilha Monstruosa ? Qu'est-ce qui a pu le rendre pas commode ? Luciano est-il allé là-bas ? Qu'a-t-il découvert ? Une multitude de questions affluent sous son crâne, la mettant quelque peu sous ses gardes. Évidemment, l'homme de Borao ne manquera pas de la questionner à nouveau sur sa blessure... Maintenant qu'elle pense savoir qu'il a posé les pieds là-bas de manière légale (parce que sinon, il lui semble que Kerack aurait tenu sa langue non?), elle s'imagine sans mal que Luciano y allait pour défendre les intérêts de la Team Plasma. Ce qu'il connaît des projets qui s'y dessinaient et quelle était son implication dans ceux-ci, elle l'ignore. Toutefois cette mention suffit à la mettre sur ses gardes.
Délaissant le domestique, la Terren se met à errer de petits pas prudents au cœur de l’appartement. Son regard, inexorablement, revient vers les fenêtres. D’ici, elle peut apercevoir l’horizon lointain de la ville, la forêt d’Ucaya qui la borde. Seulement si elle s’approche qu’elle verra la distance la séparant du sol, Borao depuis les hauteurs. Ainsi préfère-t-elle les éviter. Comme lisant dans ses pensées, le majordome lui propose de fermer les rideaux. Un instant, Dora le considère sévèrement : est-il en train de se moquer d’elle ? Incertaine de la réponse, elle répond :
« Ce ne sera pas nécessaire. Cela ne manquerait pas de questionner le maître des lieux, je suppose, puis ce n’est qu’en s’exposant qu’on arrive à vaincre ses peurs. »
Si elle fait la fière, la jeune femme calcule déjà où elle pourrait prendre place à son départ pour éviter de devoir observer dehors. Elle le laisse partir avant de se retrouver seule dans cet appartement immense, en compagnie des Pokémon de Luciano, de ses affaires, et d’une certaine manière de sa présence. Intimidée, Dora vient prendre place dans le fauteuil blanc du salon avant d’entourer sa poitrine de ses bras. Maintenant qu’elle se trouve ici, seule, il lui manque d’autant plus. Combien d’heures encore à tuer avant son retour ? Si seulement elle se laissait emporter par la curiosité, alors elle ne manquerait pas de fouiner dans les affaires de son amant, satisfaisant une part d’elle un peu voyeuse. Cependant elle se sent étrangement humble et réservée, se garde donc de troubler le calme qui règne sur l’endroit. Puis elle doute que le Protecteur des lieux n’apprécie que l’étrangère ne vienne fouiller dans les affaires de son maître. Il vaut mieux donc pour elle de rester tranquille.
À l’occasion de leur rencontre, Isidora n’a rien laissé au hasard. Elle a préparé une toilette qui ne manquerait pas de lui plaire, elle en est certaine. Une blouse blanche crop-top laisse peu de place à l’imagination grâce à son décolleté plongeant. Le vêtement aux manches longues jusqu’aux coudes et démesurément larges se termine tout juste sous sa cage thoracique. Une jupe de la même teinte au tissu léger vient compléter le look. La voir en blanc est aussi particulier que saisissant; formant un contraste harmonieux avec sa peau de miel. Elle a redressé ses cheveux qui ont un peu poussé depuis leur première nuit tous les deux. Maintenant seules de folles mèches retombent en cascades contre son visage. Bien entendu, la fashionista qu’elle est a agrémenté le tout d’un bon nombre de colliers et de bracelets qui teintent lorsqu’elle fait des mouvements brusques. Après la troisième retouche nerveuse sur son maquillage, la jeune femme soupire : comment va-t-elle occuper son temps dans l’attente du retour du propriétaire de l’appartement ?
Aussi certainement que l’ennui l’emporte, le sommeil vient la consumer et endormie assise, la Caninos sur les cuisses, elle a laissé la fatigue des derniers jours et l’effet des anti-douleurs la gagner. C’est Cornaline qui, soudain, la tire de cette sieste imprévue, d’un jappement. Sursautant, la jeune femme vient porter une main à sa poitrine tandis que son amie ne cesse de japper. Enfin, elle voit Gara et puis Luciano. Restant depuis le petit salon, effrayée bien malgré elle par la Lougaroc, elle préfère garder ses distances.
« CORNALINE ! Tais-toi ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu n’es même pas chez toi ! » pas qu’elle ait vu son chez-soi jusqu’à présent. « Pardon, je n’ai pas encore de Poké Ball pour elle, je… Cornaline ! »
Trop tard, la Caninos surexcitée s’est mise à approcher la véritable maîtresse des lieux, la langue dehors, la queue ballante. Espérant ainsi se faire une amie de cette grande louve qui vient d’entrer. Blêmissant, Isidora s’attend au pire…
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Le retour de Luciano Viridis au sein de sa demeure fut accueilli par l’arrivée d’un pokémon parfaitement étranger, qui pourtant semblait se sentir là comme chez lui. Insouciante malgré les odeurs perçues plus tôt, Gara se hâta de sortir de l’ascenseur … avant de se figer brutalement à l’entente d’un aboiement tant inconnu qu’inédit. L’intendant lui-même leva un regard brusque en direction du bruit, et la suite s’enchaîna avec une rapidité qui le laissa un instant immobile. Couplé à la voix criarde d’Isidora apparu un gros chien, qui n’avait rien en terme de taille à envier à Gare à Toi ; vaguement, l’homme de Borao entendit la jeune femme mentionner l’absence de pokéball et non sans perplexité, Luciano observa la chienne s’approcher. Si son allure lui était bien évidemment familière, demeurait dans la couleur de son pelage et l’aspect de son poil une particularité jusqu’alors jamais rencontrée, et qui le fit l’étudier plus longtemps qu’à l’accoutumé. Moutonneuse à souhait, la crinière qui arborait sa tête lui cachait les yeux, et parmi tout ce blanc ne se distinguait finalement qu’une large truffe, qui sans doute en faisait fondre plus d’un.
L’approche trop peu mesurée de ce qui était vraisemblablement une Caninos ne plut pas à Gara qui, bien avant que le contact ne se fasse, lui fit cesser tout mouvement d’un jappement furieux, coléreux. Dévoilant ses crocs d’un soulèvement de babines, la réaction de la louve avait été aussi intense que brève, et avait laissé les spectateur à la merci d’un suspens intenable, auquel Luciano lui-même était suspendu … la Caninos allait-elle répliquer, ou bien aurait-elle l’intelligence de comprendre l’enseignement de son aînée ? A son grand soulagement, l’intendant vit finalement la Caninos s’aplatir et battre de la queue en signe d’apaisement, et alors Gare à Toi s’approcha à son tour, flaira d’un air un peu méfiant cet étrange pokémon qu’elle n’avait jusqu’alors jamais rencontré. Bien qu’impressionnante, la réaction de la Lougaroc n’avait pas trouvé sa source dans une quelconque agressivité, non … un brin à cheval sur les bonnes manières, Gara venait simplement d’enseigner à sa comparse la politesse, celle qui ne manquerait pas de lui sauver la vie en d’autres circonstances. A l’instar de son maître – bien qu’infiniment moins patiente – la louve crépusculaire n’était pas sans réserve ; empreinte de convenances, elle goûtait peu à se faire bousculer sans l’avoir demandé. La leçon sans doute retenue, Gare à Toi se mit à son tour à balancer sa queue, fouettant l’air de ses poils souples et longs.
Les pendules mises à l’heure, les deux chiennes se reniflèrent un long moment, s’imprégnant de leurs odeurs mutuelles, et Luciano profita de cette relation naissante pour aviser plus longtemps la Caninos, qui ne manquait pas de singularité. Plus massive que les Caninos qu’il avait jusqu’alors croisé, la dénommée Cornaline suscitait chez l’intendant de Borao un indéniable intérêt, et lorsque la chienne s’approcha finalement de lui pour venir à sa rencontre, pris de curiosité Luciano ne put s’empêcher de plier les genoux pour venir glisser ses doigts dans cette toison à l’épaisseur sans pareil.
« — Ne t’inquiète pas. Elle est bourrue, mais tu verras que dans le fond, elle n’est pas si rabat-joie » déclara-t-il à l’intention de la Caninos.
C’était peu de le dire, mais Cornaline pouvait lui faire confiance : Gara était bien moins rude qu’elle n’y paraissait. Quittant la Caninos après son examen, tandis que l’attention de son maître se portait vers sa comparse canidé, Gara se décida à s’approcher de la seconde étrangère à ce lieu. Abordant avec prudence la native de Pavlica, la louve flaira les chevilles de Terren, s’attarda à analyser les odeurs qui s’y trouvaient. Du plus loin que l’on pouvait s’en souvenir, la proximité de Gare à Toi vis-à-vis de la jeune femme était une grande première, et tout comme elle l’avait fait quelques instants plus tôt avec Cornaline, la louve s’imprégna de l’odeur de cette femme qu’elle avait déjà eu l’occasion de déceler sur les vêtements de son maître. C’était donc elle ? Gara leva un regard vers elle, esquissa un battement de queue … avant de brusquement faire volte-face en percevant son maître flatter la Caninos. Dans un empressement qui trahissait le sentiment qui l’avait gagné, Gara abandonna la jeune femme pour rejoindre l’intendant … et glisser l’air de rien son corps entre Luciano et Cornaline, de manière à s’octroyer les caresses initialement destinées la chienne. Jalouse, la Lougaroc ? Si peu. Si peu …
S’affairant à obtenir toute l’attention de son maître, l’attitude de Gara arracha un sourire à Luciano et se relevant finalement, l’intendant accorda un dernier regard aux chiennes … avant de lever les yeux en direction d’Isidora, lui accordant par ce fait pour la première fois son intérêt. Tout s’était finalement passé très vite et l’action désormais passée, le puîné l’observa un long instant, la détailla sans s’en cacher. Avec une lenteur indécente, l’homme laissa son regard la parcourir de haut en bas, de bas en haut … généreuse dans ce qu’elle laissait voir, Isidora Terren avait toujours pris soin de son apparence et cette-fois ci n’avait pas fait exception à la règle. Lui qui se distinguait à aimer le blanc attribuait à son choix de couleur, de manière un peu égocentrique, une attention qui lui était destinée … à tort, peut-être ? Se contentant de l’harmonieux contraste qui s’offrait à lui, Luciano se garda bien de vouloir vérifier l’idée, laissa à la place s’esquisser sur ses lèvres un sourire, léger mais bien visible.
Malgré la fatigue qui marquait immanquablement ses traits – tout le maquillage du monde n’aurait su les faire complètement disparaître – Isidora semblait bien se porter, et aucune marque apparente n’était là pour attester de son séjour à l’hôpital, dont il ne savait pour l’heure toujours rien. Devait-il d’ailleurs, pour cela, lui accorder un soupçon de rancune ? Ç’aurait été mérité, mais Luciano n’était pas tout à fait certain d’avoir fait son choix concernant cette éventualité. Le sage qui sommeillait en lui ne voulait pas perdre son temps dans ce genre d’enfantillage, pourtant, l’arrogant qu’il était se satisfaisait à l’idée de lui faire comprendre qu’elle n’était pas la seule à pouvoir se montrer avare. Pour l’heure cependant, encore vêtu de son costume-cravate, Luciano se contenta de l’accueillir sans hostilité – bien au contraire – et s’approcha d’elle d’un pas lent, mesuré.
« — Tu es bien accompagnée à ce que je vois » fit-il remarquer, faisant assurément référence à sa nouvelle compagne.
D’autres n’auraient pas manqué de la saluer d’un compliment, mais c’était là bien mal connaître Luciano Viridis et plus encore la relation qu’ils entretenaient. Et puis, la complimenter, alors qu’elle avait quelques jours plus tôt rembarrer ou peu s’en fallait son désir de se trouver inquiet pour elle ? Non, jamais de la vie. Curieux quant à la manière dont elle comptait l’aborder, l’intendant se contenta de la fixer de son regard d’acier, loin de se rendre compte que, quelques mètres plus loin, le vacarme de son arrivée avait réveillé le Brindibou.
Depuis toujours, Isidora éprouve de profondes réserves envers celle que son maître appelle Gare à Toi. Elle a connu la créature en tant que petite Rocabot, alors bien plus calme qu’aujourd’hui. La jeune femme ne se souvient pas exactement du moment où la chienne a changé de forme; dès lors néanmoins sa méfiance s’est changée en une forme de frayeur qu’elle n’a jamais été prête à assumer devant Luciano. La Lougaroc incarne toutes ces qualités qui distinguent son maître; elle personnifie ce qui en son dresseur rend la Championne aussi incertaine. Droite et brutale à sa manière. Dora éprouve à son égard un respect teinté de crainte et s’assure de conserver avec elle une distance respectueuse. Pourtant, n’est-elle pas celle qui, quelques mois plus tôt, a participé à la retrouver et la rendre à son compagnon humain ? Au-delà de ce qu’elle ressent pour elle, Isidora sait reconnaître le lien qui unit le Viridis à Gara. Jamais au monde elle n’accepterait qu’on lui prenne Tanzanite ainsi elle ne souhaite pas ce sort, pas même à son ennemi. Son ennemi qui n’en est plus un d’ailleurs. Maintenant qu’il est présent, Isidora se sent plus légère malgré la scène qui se déroule sous ses yeux.
Cornaline, elle, n’a aucune réticence particulière envers la Lougaroc, bien à l’inverse. Les circonstances de sa naissance particulière et sa courte mais enrichissante vie dans la broussaille de l’île aux monstres l’ont dénué de réserves. Son existence s’est teinté de solitude, ainsi de voir une créature semblable à elle – un type Roche en plus ! – attise un enthousiasme qu’elle peine à tenir, malgré la réaction brutale de sa semblable. Se couchant sur le sol, un peu calmée mais les oreilles dressées d’intérêt, elle attendit l’aval de son aînée. Sous l’œil livide de Dora, les deux chiennes finissent de faire connaissance. La native de Pavlica doit s’avouer quelque peu démunie pour interpréter les signaux des canidés, ainsi c’est tout à fait perplexe qu’elle assiste à la scène. Que va-t-il se produire ? Elle s’imagine déjà le pire. À ses yeux, il s’existe qu’une seule issue à cette rencontre. Un peu défaitiste, elle s’imagine déjà Gara sauter à la gorge de la petite Caninos sans lui laisser la chance de riposter. Pourtant ce n’est pas ce qui arrive, et acceptée de l’alpha Cornaline s’approche finalement de Luciano, la langue pendue et la queue remuante. Isidora assiste à la scène, interdite, avant de reporter toute son attention sur la louve qui finalement s’approche d’elle-même.
A-t-elle déjà approché Gara d’aussi près ? Il lui semble bien que non. Son regard parcoure l’animal, admirative malgré elle mais aussi crispée d’une certaine méfiance. L’attitude de la Lougaroc vis-à-vis la Caninos l’a quelque peu rassurée néanmoins maintenant qu’elle se trouve face à elle, Dora a l’impression d’être une intruse dans son domaine. Finalement, Gara arrête de la renifler, bat la queue une fois avant de s’éloigner pour séparer son maître sous le coup d’une jalousie qui ne manque pas de faire sourire la jeune femme. Ou est-elle simplement soulagée de voir la louve prendre ses distances ?
Voyant l’homme se redresser et lui offrir un regard scrutateur, la Championne des poisons soutient son examen, non sans sentir tout son corps frémir sous cet examen immatériel. Déjà, son pouls s’accélère de manière désordonnée, tambourinement audacieux contre sa cage thoracique. L’améthyste soutient l’argent. D’un petit sourire à regret, elle semble presque (presque…) s’excuser de l’avoir tenu à distance pendant cette dizaine de jours, non sans l’avoir regretté il faut le dire. De le revoir la détend et l’allume tout à la fois, l’apaise et la consume. Elle retrouve le sentiment de paix de leur dernière soirée tous les deux, celle où abandonnant leurs désirs ils ont simplement profité de la compagnie de l’autre. Tandis que Luciano s’approche à pas lents, elle sent son souffle se surprendre. Un sourire franc traverse ses traits, lui donnant l’air plus jeune, moins narquoise, plus naturelle et accessible.
« Oui c’est vrai. » se contente-t-elle de répondre sans se détacher de son regard, laissant planer le sous-entendu.
Combien elle a envie qu’il pose les mains sur elle ! Néanmoins la présence des deux chiens l’empêche de se montrer aussi affectueuse qu’elle n’aurait désiré l’être.
« Je ne t’ai pas trop manqué j’espère… J’ai été quelque peu prise, notamment par celle-là. Je te présente Cornaline, c’est une Caninos. Enfin je crois. »
Vu sa forme particulière, elle serait prête à en douter. Sentant qu’on cause d’elle, Cornaline émet un petit grondement adorable qui ne manquerait pas de faire fondre un cœur de pierre. Isidora soupire en détachant finalement les yeux de son amant pour observer la Caninos, qui l’observe naïvement depuis le sol.
« J’ai tout fait pour qu’elle reste à la vie sauvage mais… elle ne veut rien entendre. Elle veut rester avec moi. » fait-elle en haussant les épaules. « Enfin, tu vas bien ? »
Son regard parcoure l’appartement, malgré elle un peu nerveuse de se retrouver chez son rival. Une tension que le maître des lieux ne manquera pas de remarquer et dont elle ne se cache pas tout à fait. Il a ce don d’abaisser les masques, si bien qu’elle n’essaie plus la majorité du temps de les remettre en place.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Isidora Terren lui avait-elle manqué ? S’attendait-elle vraiment à une réponse honnête, directe de la part de l’intendant ? Quand bien même était-ce vrai, en tout état de cause Luciano Viridis ne pouvait le reconnaître ; cette vérité, dont il avait pourtant conscience, impliquait de nouvelles variables qu’il ne comptait pas divulguer de sitôt, sa dernière tentative l’ayant quelque peu refroidis. Prenant soin d’éviter la question, à la place Luciano reporta son attention sur Cornaline, qui demeurait fièrement aux côtés de celle qu’elle avait choisi pour être sa maîtresse. Malgré son aspect particulier, il y avait peu de chance que la chienne qui partageait désormais la vie d’Isidora soit autre chose d’une Caninos. Luciano se souvenait de s’en être fait la remarque lorsque sa route avait croisé cet étrange Voltorbe lors de son séjour sur l’Île aux Monstres : certains pokémons possédaient des formes régionales, résultat d’une adaptation à leur milieu. Cornaline faisait-elle partie de ceux-là ? Sans doute. Luciano n’avait pas l’audace de croire que les pokémons n’avaient aucun secret pour lui, et tous ne lui étaient pas connu. La singularité de Cornaline, cependant, l’intriguait.
« — On dirait bien oui » répondit Luciano lorsqu’Isidora supposa qu’il s’agissait d’une Caninos « Je n’avais jamais vu cette forme jusqu’à présent » fit-il cependant remarquer, peinant encore à détacher son regard de la canidé « Tu l’as trouvé à Pavlica ? » demanda l’intendant, curieux ; trop, sans qu’il le sache.
Il y avait, dans cette idée, une logique qui se tenait, et difficilement réfutable. Pavlica était la région la plus chaude de Cinza, mais aussi la plus sèche, la plus aride ; rocailleuse, à la merci de son climat, voir un type feu gagner un type roche n’était pas impossible … si certains pokémons avaient su s’adapter ailleurs, pourquoi pas ici, à Cinza ? Peut-être contemplaient-ils le premier spécimen d’une toute nouvelle forme, endémique du nord du pays ?
Tandis que Cornaline semblait pour l’heure rester avec eux, Gara, elle, s’éloigna du groupe pour terminer son tour du propriétaire et vaquer à ses occupations, passant à l’occasion devant l’Elecsprint, auquel elle n’accorda qu’à peine un regard. Ecoutant le récit de la jeune femme, Luciano s’étonna de la justification d’Isidora, se surprenant à se rappeler que la détention et la capture des pokémons étaient interdites. L’avait-il oublié ? Oui et non. Cette problématique ne touchait tellement pas leur sphère qu’il était aisé de l’omettre. Bien au-delà de cela, Luciano accordait à ce sujet une conscience commune, s’imaginant un peu naïvement que ceux de sa strate ne jouissaient plus de la détention des pokémons pour leur simple et unique plaisir, mais bien par nécessité. Lui-même n’avait-il pas gardé Gara pour sa protection, et n’avait-il pas adopté l’Elecsprint pour lui éviter une vie de misère ? Quant au Brindibou, l’oiseau n’était là que de manière temporaire : Luciano espérait bien retrouver son ou sa propriétaire. Chacune de ses détentions avaient une raison et l’homme n’avait pas imaginé une seule seconde qu’Isidora n’avait pas les siennes.
« — C’est dans les gènes de certains pokémons de vouloir rester à nos côtés. Les chiens font partis de ceux-là » raconta le puîné, cherchant malgré tout à justifier l’issue de leur rencontre.
En cela, bien qu’indirectement, Luciano trahissait une part de son avis concernant la libération des pokémons. Oui, certains pokémons existaient pour vivre à leurs côtés … au fils des siècles, sans toujours s’en rendre compte, l’homme avait façonné certaines espèces, avait rendu plus dociles certaines races naturellement obéissantes. Ces évolutions étaient de leurs faits, et depuis des millénaires ces pokémons évoluaient dans le monde des hommes, s’étaient imprégnés de leurs habitudes, de son confort. Malgré son statut, malgré le rôle qu’il avait joué dans la création du nouveau monde qui était désormais le leur, et malgré tout ce qu’il pouvait prétendre au grand jour pour affirmer sa loyauté envers le système et ses lois, Luciano le savait : imposer la vie sauvage à ces pokémons-là était contre-nature, injuste, cruel. Conscient de l’involontaire sous-entendu qu’il venait d’offrir à la jeune femme, Luciano s’empressa de poursuivre.
« — Veille bien à ce qu’elle soit avec toi lorsque tu repartiras » déclara-t-il, un sourire sur le coin des lèvres « Une part de moi pourrait vouloir te la voler » lui confia l’intendant, amusé par l’idée. Oui, cette Cornaline lui plaisait bien …
Contre toute attente, Isidora s’enquit par la suite de son état et des nouvelles le concernant, cherchant indéniablement à combler tout potentiel silence. Immanquablement, son projet attira le regard de l’intendant, le laissa un instant perplexe … faire la discussion ne lui ressemblait pas vraiment, et rapidement l’homme s’autorisa à deviner ce qui la tracassait : accueillir l’intendant de Borao chez soi était une chose, en être l’hôte en était une autre. Dénouant sa cravate, Luciano fit quelques pas en direction de la table ronde, y déposa ses clés et son portable préalablement sortis de ses poches.
« — J’ai été occupé, et pas de la manière dont je l’aurai souhaité » répondit l’intendant « Des problèmes se profilent au loin, du genre à agiter mes nuits plus qu’à l’accoutumé. Je suis fatigué » résuma-t-il finalement.
Les récents évènements et les informations qui en avaient découlé étaient venus troubler la conscience et les pensées de l’intendant de Borao. Pourquoi lui disait-il ça ? Ses états d’âme n’avaient pas tellement d’importance, au sens où Luciano ne chercherait pas une épaule sur laquelle pleurer, ni une pitié pour le plaindre, mais le puîné n’était pas sans savoir qu’accepter et faire part de ses moments de faiblesse le rendait plus abordable, plus humain, moins différents des autres. S’il se gardait bien de laisser tomber son masque en public, l’abaisser un peu – juste un peu ! – en présence d’Isidora faisait partie de ces volontés qu’il ne voulait pas cacher. S’extirpant de sa veste, Luciano la déposa sur le dossier d’une des chaises, tournant à l’occasion le dos à la jeune femme.
« — J’apprécie que tu sois là » avoua-t-il, s’assurant machinalement de la bonne mise en place du vêtement. La mesure des mots choisis ne rendait pas hommage au véritable sentiment que sa présence suscitait en lui : Luciano était heureux de la voir et trouvait en sa compagnie un réconfort dont il n’était pas certain de pouvoir lui faire part « Ton arrivée prématurée a quelque peu chambouler certains de mes plans, mais je saurai m’en arranger » assura-t-il en lui offrant un regard, dévoilant par ce fait le sourire naissant sur le coin de ses lèvres.
Quittant la table, à pas presque feutrés l’homme glissa derrière la jeune femme, la gratifia d’une audacieuse proximité. Jusqu’alors plutôt distant, l’intendant laissa l’une de ses mains s’aventurer sur le coin de sa hanche, et la chaleur de sa peau contre ses doigts rappela à sa mémoire combien il s’était languis d’elle. Avec lenteur, il se pencha sur elle pour déposer à la base de son cou un baiser presque chaste, presque.
« — Laisse-moi mettre des vêtements frais, et je suis à toi » assura-t-il, sa peau encore à portée de souffle.
Malgré ses paroles, le puîné s’attarda un instant. Luciano aurait aimé être en mesure de se montrer plus réservé, de manière à lui rendre une partie de ce qu’elle lui avait fait vivre ces dix derniers jours. Les circonstances bien plus que les faits eux-mêmes l’avaient fait mariner dans une soupe d’émotions étranges, qu’il avait eu du mal à avaler. Si Luciano n’avait jamais attendu d’elle un rapport sur ses faits et gestes, l’intendant avait naïvement espérer quelques nouvelles après son bien mystérieux séjour à l’hôpital ; un rien aurait pu lui suffire … au lieu de cela, Isidora s’était illustrée à rester silencieuse, le laissant dans le noir dans tous les sens du terme. Le regard non sans regrets qu’elle lui avait porté, cependant, ne lui avait pas échappé, et avait à lui seul réduit à néant tous ses projets de vendetta. Cette mise à distance n’avait peut-être pas trouvé sa source dans un quelconque désir malsain … peut-être n’avait-elle été qu’une réponse primitive face à une situation étrangère, inconnue, inédite. Peut-être.
Au sujet de Cornaline, Isidora demeure profondément perplexe. La chienne de feu a déprogrammé bien des idées préconçues qu’entretenait la Championne de type poison, tant au sujet des canidés que des Pokémon. Loin d’avoir connu des alliés particulièrement affectueux, la jeune femme se trouve toujours mitigée et incertaine face à l’évidente dévotion que lui réserve la nouvelle venue de son équipe. La brunette a l’habitude des relations-transactions qui se caractérisent par une forme d’échange ou de mutualité. Ici, Dora a la certitude de n’avoir rien à offrir de particulier à la petite Caninos et ainsi tout l’amour qu’elle lui dédie la trouble dans une certaine mesure. Certes, Isidora a toujours voué une admiration et un respect pour ses compagnons d’équipe mais… Cornaline déjà diffère grandement de ses prédécesseurs, mettant sa dresseuse dans un état de déséquilibre. Une part d’elle se sent profondément redevable envers Cornaline depuis que cette dernière lui a sauvé la vie, et c’est bien ce qui la rend si mal à l’aise : comment lui rendre la monnaie de sa pièce alors que la petite continue d’accumuler de bonnes actions à son endroit ? Comment s’acquitter de sa dette alors que celle-ci continue de grossir à mesure que les jours en sa compagnie s’écoulent ? Isidora n’avait pas prévu du tout la conserver à ses côtés, mais elle doit se rendre à l’évidence. La Caninos n’a aucune intention de partir. Et sa maîtresse imprévue ne sait pas pourquoi.
Dora se doutait aussi que la femelle attirerait son lot de questionnements et de théories quant à son origine. Son expérience sur l’ilha l’a convaincue : cette Caninos n’est pas du tout comme tous ceux qu’elle a pu rencontrer par le passé, probablement y est-elle unique. Cornaline ne manquera pas de trahir les actions de sa dresseuse; la traîner à sa suite est en quelque sorte une forme d’aveu de ce qu’elle a fait. Devant son père, Isidora sait qu’elle n’aura d’autre choix que de se montrer honnête, c’est bien le nœud du problème. Pourtant elle a le désir d’honorer les souhaits de la chienne de feu, surtout après que cette dernière l’aille sorti d’un faux-pas dangereux. Tôt ou tard, il lui faudra faire face à Eduardo, peut-être même celui-ci est-il déjà au courant de la trahison de sa fille. Maintenant que son amant la questionne à son tour, doit-elle lui dire la vérité ? Plus que jamais, Dora se sent seule avec le fardeau de ce qu’elle a découvert, de ce qu’elle s’apprête à faire et à vivre.
Si tu veux quelque chose, n’attend pas qu’il te le donne, prend-le.
La native de Pavlica n’a pas oublié ce que Luciano a dit ce matin-là au Casino; chaque mot qu’il a prononcé cette nuit-là est restée profondément gravée dans sa mémoire. Sauf que le souci est qu’Isidora ne sait plus ce qu’elle veut. Le poids de sa défaite pèse toujours lourdement sur ses épaules et elle se sent s’affaisser un peu sur elle-même, sachant qu’il n’insistera probablement pas, mais désireuse qu’il le fasse. Elle-même n’a pas le courage de tout lui dévoiler car il subsiste, toujours, cette méfiance qui étreint son cœur. Pour l’instant, elle jouera la carte de l’innocence, même si elle brûle de lui raconter la vérité. C’était si facile d’éviter de parler de l’île et de ce qu’elle y a réellement vécu par texto; l’avoir devant elle est une toute autre histoire.
« Hum non, pas à Pavlica. » se contente-t-elle donc de répondre, se sentant lourde et lâche alors que pourtant son visage ne se départit pas de son habituel sourire en coin.
Son regard suit Gara tandis qu’elle quitte la compagnie du trio. Soulagée de voir la Lougaroc s’éloigner, elle reporte finalement son attention sur Luciano, qui explique certains principes au sujet des chiens. Son intervention fait sourciller la demoiselle qui ne fatigue pas à sourire malgré l’interrogation de son regard. A-t-il vraiment prononcé des paroles qui, par extension, viennent contredire les lois qu’il s’échine à défendre ? Voilà que la jeune femme le découvre plus ouvert qu’elle ne l’aurait cru. Elle pose les yeux sur Cornaline, qui l’observe avec un amour inconditionnel, toujours aussi perplexe.
« Ne t’avise pas à toucher à Cornaline, nous les Terren nous n’aimons pas partager. » fait-elle, un peu plus légère. Luciano a toujours eu ce don, celui de la mettre à l’aise, bien malgré elle d’ailleurs ! « Peut-être as-tu raison, pour les chiens. Tu t’y connais bien plus que moi après tout. N’empêche, ça me fait un peu étrange. Non pas que je m’en plains. »
D’un geste accompagné d’un sourire, elle vient caresser la tête de l’intéressée qui bat de la queue avec enthousiasme. Pendant ce temps, le maître des lieux s’empresse de se mettre plus à l’aise, déposant ses effets sur la table ronde dans un geste qui ne va pas sans lui rappeler celui qu’il a eu chez elle, sur l’îlot de la cuisine. Elle retrouve en ce sens une familiarité rassurante, comme si elle cherchait les preuves qu’entre eux rien n’a changé malgré la distance qu’elle a placé entre eux ces derniers jours. Ses paroles lui tirent à nouveau une expression perplexe, malgré son sourire ses prunelles parlent d’une certaine peine de le savoir si troublé. Surtout, elle se sent comme prise d’un vertige qu’il ose lui dire, même se montrer vulnérable… Elle qui a cru que Luciano en était incapable et qu’elle était condamnée à paraître faible devant lui ! Pourtant elle ne le juge pas faible à cet instant. À l’inverse, sa fatigue et son inquiétude font écho en elle.
Un instant, elle lui en veut. Cette nuit de mai, Luciano lui a dit qu’il n’était pas en mesure de protéger les siens mieux qu’elle. Combien il a menti ! À son endroit, il s’est montré exemplaire, à un point frustrant pour elle… et voilà que maintenant qu’elle a l’occasion de l’aider elle se sent désemparée et incapable d’articuler un mot. Peut-être aurait-elle dû le laisser tranquille ce soir, tout simplement ? Comme faisant écho à ses pensées, il avoue apprécier qu’elle soit présente, ce qui un instant accentue le vertige qu’elle ressent. Presque timidement, elle lève les yeux vers lui, cherchant la pique pour répliquer, les mots pour se moquer de lui, mais rien ne lui vient. D’une certaine manière, il lui a cloué le bec à ce geais moqueur. Son sourire finit de lui couper le souffle. Et voilà qu’une émotion rare vient germer en elle : la culpabilité.
Ne sachant jongler avec celle-ci, Isidora se contente de la contempler. Elle sait non responsable de l’état dans lequel son amant se trouve, mais certainement que si elle avait été plus accueillante… Non, ressasser le passé n’est pas dans son style, ainsi se met-elle plutôt pression de mieux faire ce soir, ce qui en soi représente une grande victoire pour Luciano. Il l’aura amené à désirer s’améliorer. Là où beaucoup d’autres auront échoué.
Perdue dans ses pensées, la jeune femme sursaute au contact des doigts de son amant contre sa hanche, ferme les yeux devant cette caresse qui l’anime de sentiments contradictoires. Les lèvres du blond laissent contre sa peau une marque teintée de regret; celui de le voir s’éloigner pour se changer. Pourtant, le puîné reste un instant de plus contre elle à faire durer l’instant, ce qui enfin lui tire à nouveau un sourire. L’envie de chambouler ses plans et de le conserver auprès d’elle la saisit, même qu’elle pivote sur elle-même pour se retrouver contre son torse, brandissant les bras pour entourer son cou audacieusement.
« Vas-y, je t’attends sagement. »
Le sourire malicieux qu’elle lui offre ne devrait pas le rassurer sur ses dernières paroles, pourtant c’est bien ce qu’elle entend faire. Lui laissant son instant pour se rafraîchir convenablement, elle fait signe à Cornaline de la suivre de nouveau au salon, non sans suivre le maître des lieux longuement tandis qu’il s’éloigne. Les joues rosies de toutes les idées qui lui traversent la tête, elle doit se ressaisir pour mesurer de nouveau le poids de sa culpabilité. Que faire pour se racheter ? Isidora a quelques idées, néanmoins elle sait que ce n’est pas les meilleures. Caressant la Caninos qui s’est hissée près d’elle sur le sofa, elle se demande ce qu’elle doit faire maintenant.
L’instant passe beaucoup trop vite à son goût, et au retour du Viridis la Terren n’a toujours pas trouvé réponse à ses questions. Du regard elle l’invite à la rejoindre, impatiente de se retrouver de nouveau contre lui. La distance lui aura presque fait oublier à quel point il l’attire. Pour bien appuyer son intention, elle vient taper sur la place libre à côté d’elle.
« Qu’est-ce qui te tracasse ? » fait-elle d’une voix un peu incertaine, mais qui trahit son désir de faire des efforts.
Quels sont les problèmes qu’il sent se profiler dans son horizon ? Isidora se sent particulièrement insignifiante à poser la question, convaincue qu’elle ne pourra rien y changer… mais elle essaie. Elle essaie.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
De toute évidence, l’origine de la Caninos promettait de lui échapper encore un moment et bien évidemment, l’idée décupla en lui cette curiosité qu’il avait à son encontre, et qui risquait de ce fait de ne pas disparaître si facilement. Loin d’insister pour l’heure, Luciano n’avait cependant pas dit son dernier mot, son attrait pour la connaissance attisant son innocent intérêt, incapable de deviner l’importance de l’information. Au moindre geste de la part de la jeune femme, le puîné pouvait voir la chienne lever un regard vers elle, à l’affut de ses agissements … malgré la jeunesse de leur relation –qui sans doute ne devait pas dater de plus de dix jours – le lien qui unissait déjà Cornaline à sa maîtresse était évident, indéniable … un lien, qui se trouvait loin d’être unilatérale : telle une louve protégeant son petit, Isidora ne manqua pas de s’insurger non sans légèreté face au projet esquissé de l’intendant. Sous les traits d’une menace qui lui arracha un sourire – et qui en soit lui ressemblait bien – la pavlicaine tenta de dissuader l’homme de mettre son plan à exécution. Les Terren, pas partageurs ?
« — Hum … ça dépend pour quoi » rétorqua Luciano, un sourire un peu trop large sur le coin des lèvres, et comme pour écarter tous doutes concernant son sous-entendu, le regard de l’intendant se porta un instant sur le corps largement dévoilé de sa partenaire.
Les yeux brillants, l’homme laissa sa remarque faire effet un moment, avant de poursuivre. Voir Isidora accompagné d’un chien n’était effectivement pas sans étrangeté, pourtant Luciano avait le sentiment que ce nouveau compagnon viendrait apporter une part de nouveauté à la jeune femme, et chambouler de manière bénéfique bon nombre de ses principes et croyances. Les chiens plus que les autres créatures avaient cette caractéristique-là : dévoués et loyaux, ils offraient à leur maître un amour irrationnel, aussi excessif que sincère, dénué de jugement, vierge de préjugés, pour la plupart du moins. Ils étaient la preuve même qu’en ce monde existait encore la gratuité, celle dont tout le monde doutait tant désormais … à commencer par la jeune femme, qui avait grandis bercée par l’idée que rien ne venait sans rien.
« — C’est une des meilleures choses qui pouvaient t’arriver » fit remarquer l’intendant, se permettant à l’occasion un avis. Un sourire sincère arborait désormais son visage « Tu verras : leur loyauté n’a aucune faille » assura-t-il.
N’était-ce pas, d’ailleurs, également leur plus grand défaut ? Sans doute, c’était celui de Gare à Toi en tout cas : la louve était prête à mourir pour lui et Luciano le savait. L’intendant avait également fini par le comprendre : la réserve de l’Elecsprint à son égard trouvait la même origine. Distant à son encontre, le puîné n’avait jamais su supplanter la loyauté du chien électrique, et ignorait aujourd’hui encore à qui – ou quoi – l’animal était autant fidèle.
Peinant par la suite à garder le cap de ses projets – les bras de la jeune femme autour de son cou et son regard malicieux ne l’y aidant pas – l’intendant différa un instant son départ, offrant à sa partenaire un examen couplé d’un sourire sans équivoque quant au programme plus ou moins lointain qui les attendait. S’arrachant à leur proximité, plus sombre que le reste de l’appartement Luciano disparut dans le couloir qui donnait sur les chambres, talonné de près par sa Lougaroc qui, sans un regard en arrière, abandonna Cornaline et sa maîtresse.
Bien avant l’apparition du puîné, le retour de Gara annonça celui de son maître. Traversant de son pas souple la pièce principale, la louve rejoignit leurs invitées qui avaient trouvé refuge sur le large canapé, les flaira un instant sans réserve, comme pour s’assurer que rien ne leur était arrivé en son absence. La crainte d’Isidora à son égard ne lui échappait pas et intelligente, la Lougaroc ne s’attarda pas trop sur son cas et son inspection terminée, la louve crépusculaire les quitta aussi vite qu’elle était venue, laissant place à l’intendant qui s’était revêtu d’une nouvelle chemise en coton aux couleurs plus vives qu’à l’accoutumée, d’un rouge quadrillée de noir. Répondant à l’invitation de la jeune femme, le puîné s’installa à son tour sur le sofa, non sans avoir contemplé pendant un instant la vision qui s’offrait à lui … Isidora et Cornaline formaient d’ores et déjà une paire qui, sans qu’il ne se l’explique clairement, contentait son cœur d’une chaleur doucereuse. Enfin posé, le poids des évènements et de sa journée lui pesèrent plus que jamais, et Luciano s’accorda un temps pour accuser l’instant, ainsi que la question que lui posa Dora.
Qu’est-ce qui le qui le tracassait ? Pouvait-il vraiment le lui dire ?
Bien sûr que non. Malgré la solitude que lui faisait vivre le secret – et qui en cet instant précis le rongeait plus que jamais – il était des choses que Luciano Viridis ne pouvait partager et les révélations de Milano en faisaient partie. Si Luciano avait été le premier à dire qu’il leur fallait désormais des alliés, l’intendant de Borao n’était pas encore prêt à tenter sa chance avec Isidora Terren … et n’oubliait pas les avertissements de son aînée la concernant. Luciano ne devait pas l’oublier : Isidora était la fille d’Eduardo Terren, le chef de la Guarda et certainement l’un des hommes les plus fidèles à la Chancelière. Bien que son cœur aspirait à cela, ces semaines à la côtoyer intimement ne pouvait lui suffire à lui faire confiance de cette manière, ni lui permettre de croire qu’il la connaissait vraiment. Et si, comme l’avait supposé Milano, Isidora Terren comptait se servir de lui ? Tu as tes faiblesses … ne la laisse pas les trouver lui avait-il dit. Si Luciano ne comptait pas laisser les paroles de son frères lui dicter ses choix et agissements, la sagesse de ses mots ne lui échappait pas.
Résidait pourtant en lui un désir étrange, celui de la tester, de jauger sa loyauté, son appartenance. La concernant, l’intendant peinait à donner crédit à la théorie de la mascarade énoncée par Milano. Luciano ne parvenait pas à croire que tout ce qu’elle lui avait offert – parfois bien malgré elle ! – n’était qu’illusions, que jeu d’acteur, que faux semblant. La scène dans le cimetière lui avait paru bien réelle, tout comme ses soupirs, ses peurs. Pouvait-on feindre à ce point ? Luciano ne le croyait pas ; de manière absolument imprudente – et un peu par orgueil aussi – le puîné refusait d’admettre l’éventualité. Malgré tout partagé entre les deux options qui s’offraient à lui, son long silence ne manqua pas de trahir l’hésitation qui l’avait à juste titre gagné. S’agitant dans l’espoir de trouver une position moins inconfortable – ne savait-il pas que le sofa n’y était pour rien ? – l’intendant prit finalement la parole, esquissa un pas.
« — Tu as dû avoir entendu parler de l’île et des rumeurs qui circulent à son sujet » déclara-t-il. Qui n’en avait pas entendu parlé ? « Je m’y suis rendu, Milano voulait me voir là-bas » dévoila l’intendant. Il fit une courte pause, mesura l’importance des mots qu’il choisissait et plus encore leurs sous-entendus « Parfois, les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être … et parfois, elles sont exactement telles qu’on le dit » affirma le puîné « Certaines bannières deviennent difficiles à soutenir et à défendre, et de deux maux il faut parfois choisir le moindre. Cela n’en reste pas moins des maux »
Tout dire, sans rien dire : Luciano Viridis était un maître en la matière et aujourd’hui ne faisait pas exception à la règle. Isidora comprendrait-elle ? Rien n’était moins sûr et dans l’obscurité total quant à ce qu’elle savait, l’intendant ne pouvait se permettre d’être plus précis, ou même d’en dire davantage. Divulguer le fait qu’il s’avait quelque chose était déjà un danger en soit, une prise de risque que Milano n’aurait jamais approuvé mais que Luciano tentait malgré tout, de manière prudente.
Un moment, l’homme avisa la réaction de la jeune femme, chercha dans ses traits le moindre indice susceptible de la trahir. Le duo qu’ils formaient ne s’était jamais aventuré à parler de politique et de tout ce qu’ils avaient jusqu’à présent fait, en cela résidait leur plus sage décision. Aujourd’hui pourtant, les deux s’éloignaient des sentiers battus, se hasardaient dans ce champ aux ronces épaisses et robustes, et en revenir sans épine promettait de relever du miracle. Pendant longtemps encore, silencieux, le regard de l’intendant la parcourut.
« — Qu’en est-il de toi ? » demanda-t-il finalement « Est-ce que tu vas me dire ce qui t’es arrivé ? » la questionna-t-il.
La douceur de sa voix, sans doute, risquait de la troubler. La braquer était la dernière chose qu’il souhaitait faire … mais ne venait-il pas lui-même de faire un effort ? Si Luciano ne l’avait pas fait dans l’optique d’obtenir une autre information en retour, l’intendant n’en démordait pas moins à savoir quels genres d’évènements avaient pu ainsi accaparer l’attention de la jeune femme et, plus important encore, ce qui lui avait valu son séjour à l’hôpital. L’inquiétude plus que la volonté de tout savoir animait son désir, lui qui pensait toutes ces histoires sans rapport, loin, bien loin de s’imaginer combien tout cela était finalement lié.
Les mots de Luciano restent longuement avec elle tandis qu’elle attend son retour, blottie contre la chienne de feu sur le canapé. La meilleure chose qui pouvait lui arriver ? Loin d’en saisir le sens, la jeune femme tente maladroitement de s’expliquer les paroles du puîné qui semble placer en sa rencontre avec Cornaline une sorte de signification particulière. S’il lui avait exprimé le fond de sa pensée, elle aurait protesté vigoureusement, incapable de se figurer l’impact que pourrait (qu’a déjà !) la Caninos dans sa vie. Malgré elle, Isidora a toujours considéré les Pokémon comme des compagnons agréables mais avant tout des outils pour parvenir à ses fins. Elle les choisit et non l’inverse… mais pas cette fois. D’un geste empreint d’affection, la brunette vient caresser la tête et les oreilles de la petite femelle à ses côtés qui, d’un grondement satisfait, vient signifier son appréciation pour ce geste. Le Viridis a évoqué une loyauté; la Terren ne connaît la loyauté que par la peur. Pourtant elle sait que ce n’est pas ce qui motive la Caninos. Dubitative, elle ne peut que reconnaître le bien-fondé de ses paroles, le sachant incontestablement plus renseigné qu’elle au sujet des mœurs des canidés.
Le retour précoce que la louve des lieux fait sursauter et se raidir l’invitée qui la suit des yeux tandis qu’elle lui réserve à nouveau quelques reniflements. S’imaginant déjà se faire mordre (après tout, Gara n’a-t-elle pas la réputation de s’y risquer à l’occasion), elle recule les jambes avec une moue désapprobatrice. Heureusement pour elle, la Lougaroc Crépuscule la laisse bientôt tranquille, cédant place à son maître à ses côtés. Luciano paraît donc, plus décontracté qu’à l’habitude. Isidora s’étonne de le voir revêtir des teintes aussi vives et un motif aussi prenant, cependant elle ne s’en déplaît pas du tout bien à l’inverse. Cette nouvelle chemise lui donne un air plus accessible et moins sévère. Heureuse de le retrouver, la jeune femme peine à réfréner l’envie de le toucher et se contente plutôt d’appuyer son bras sur le dossier, la main dans la paume, pour mieux l’observer. Ses prunelles luisent d’une étincelle intéressée, curieuse et dénuée d’intérêts. Maintenant que la question a franchi ses lèvres, elle s’impatiente de savoir ce qui tracasse son amant et s’imagine bien naïvement pouvoir y changer quelque chose; puisqu’elle l’a décidé !
Rien ne la préparait toutefois au long silence qui s’en suit, ni à l’agitation qui a saisi son interlocuteur. Un peu tardivement, Dora comprend que ses interrogations ont touché un nerf sensible dans leur relation, que les tracas du puîné concernent la politique. Peut-il en être autrement au vu de sa réserve ? Non pas que la Championne des poisons l’aille connu d’une autre manière que avare de ses secrets. Cette fois elle a toutefois la certitude d’avoir raison et les mots prudents de Luciano viennent confirmer ses doutes alors qu’il évoque l’île. Son sang se fige dans ses veines : Isidora ne peut s’empêcher de se sentir testée. Sa visite clandestine sur l’île est-il parvenu à ses oreilles, d’une manière ou d’une autre ? Compte-t-il la confronter ? Se trahissant probablement, la cadette du duo s’est raidi sur place, attirant l’attention sur elle de la Caninos à ses côtés qui a redressé les oreilles.
Milano. Le nom suffit à la faire blêmir, son dégoût pour cet homme n’échappant à personne. Parfois, oui parfois, Isidora parvient à oublier l’affiliation de son amant avec lui. En le nommant, Luciano ne vient-il pas de se ranger du côté de son aîné ? La jeune femme serre les dents. Sa blessure au dos l’élance, comme un rappel douloureux de ce qu’elle a vécu là-bas. Ce qu’elle meurt d’envie de lui raconter. Sauf qu’elle ne le peut pas, si ? Plus maintenant que… Que quoi ? Qu’a réellement affirmé Luciano dans son discours nébuleux ? Tout et rien à la fois, c’est bien le souci. Quels sont ces maux auxquels il fait référence ? Le Viridis défend le système, est-ce à quoi il fait allusion ? A-t-il vu là-bas lui aussi les folies de la Chancelière ? Se rangerait-il à ses côtés pour mettre fin à son règne ?
Isidora s’enfonce dans les eaux de la confusion plus rapidement qu’une pierre. Son regard s’est fait méfiant, presque bestial; tout à coup elle n’est plus l’amante qui aime reposer dans les bras mais l’ennemie qui ne sait plus à quoi s’en tenir. Son cœur bat à tout rompre dans sa poitrine, à ses tempes. Elle a peur, mais peur de quoi ? La déception plane au-dessus de sa tête telle une épée de Damoclès, d’un instant à l’autre elle s’abattra sur elle. Elle sait, elle sait qu’il n’y aurait qu’à demander. Sauf que les questions qui lui brûlent les lèvres refusent de la quitter.
Alors elle se terre dans un silence qui en dit long sur l’effet que lui cause cette mystérieuse réponse. La question, qui finalement lui revient, la fait écarquiller des yeux un instant. L’audace de son amant ne l’a jamais autant percutée qu’en ce jour.
« Tu es un drôle de numéro, Luciano Viridis. » fait-elle non sans le dévisager.
Un certain agacement perce à travers ses mots. Isidora ne joue pas ainsi; elle ne se formalise pas de l’opinion d’autrui et se contente d’émettre son avis comme bon lui semble. Le jeu de politicien du Viridis ainsi l’agace, manque de sincérité malgré le bien-fondé de son mystère, qu’elle-même peut reconnaître. Elle mentirait si elle ne se disait pas un peu (et de manière parfaitement hypocrite, ajoutons-le) froissée du manque de confiance que son interlocuteur lui octroie. De mauvaise foi, elle se décide à répondre dans la même veine.
« À ce sujet, je te répondrai avec le même mystère que celui dont tu t’armes. J’ai été blessée alors que mes maux m’ont rattrapée et qu’il est devenu impossible pour moi de rester fidèle à ce que je croyais immuable. Pour la première fois de ma vie, j’ai agi selon mes propres principes et j’en ai payé le prix. Je le paie encore. Et je le paierai certainement bien cher à mon retour à Pavlica. »
Elle pince les lèvres, visiblement mécontente et probablement un peu plus blessée qu’elle aimerait le prétendre. Mais à quoi s’attendait-elle ? Elle l’ignore. Elle avait besoin d’un ami ce soir, c’est tout. Là, elle se sent plus seule que jamais. Son regard quitte finalement les traits de Luciano.
« Je vais survivre. » ajoute-t-elle d’une voix amère. « Tu n’as pas besoin de t’inquiéter pour moi, je vais bien. »
La perspective que Luciano se soit inquiété pour elle participe à son agacement. Elle ne lui doit rien après tout, non ? Alors pourquoi s’obstine-t-il à vouloir savoir ? S’étant détournée de son amant, Dora fait désormais de l’évitement en caressant le poil si doux de Cornaline qui observe le maître des lieux sans rien y comprendre. Ce geste l’apaise assez pour un instant de lucidité et de vulnérabilité.
« J’ai vraiment passé une mauvaise journée. » lâche-t-elle finalement d’une voix rauque.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
De toutes les choses qui caractérisaient l’intendant de Borao, la prudence était certainement la plus connue de toute ; précautionneux, l’homme ne se risquait jamais – presque jamais – à agir de manière inconsidérée et malgré le lien qui l’unissait au puîné, Isidora Terren n’était pas encore en mesure de lui faire perdre cette habitude de façon récurrente. Loin d’imaginer quel genre de pas il avait déjà fait, sa réponse trop évasive avait fait se dresser un rempart qui n’avait, évidemment, pas échappé au Viridis. Isidora avait-elle vraiment espéré une réponse claire de la part de l’intendant ? Ç’aurait été là bien mal le connaître et désormais, Luciano regrettait d’avoir tenté ce qui était pour lui un juste milieu, là où la sagesse lui avait pourtant hurlé de choisir la rétention. Son échec à lui faire passer un message avait apporté dans son cœur une ombre … avait-il surestimé la jeune femme, ou bien était-ce lui qui, trop circonspect, s’était montrer trop vague, trop sibyllin ? Le résultat revenait au même et désormais, malgré la proximité qui liait leur deux corps, Luciano percevait la solitude s’emparer de lui, le gagner un instant.
Saisissait-elle, au moins, les raisons de sa réserve ? L’intendant n’en était pas certain, et voyait davantage en la réaction de la jeune femme une dimension orgueilleuse, presque … paradoxale. Pouvait-elle vraiment attendre de lui des confidences là où, quelques jours plus tôt, la pavlicaine les lui avait elle-même refusé ? C’était là présomptueux. Le politicien qu’il était avait besoin de preuves, d’un premier pas, d’un signe … que lui avait vraiment offert Terren ? Pas grand-chose – pas assez du moins – et jamais de son réel plein grés : Luciano ne l’avait jamais eu aussi ouverte que ce soir-là à Pavlica, lorsque l’alcool avait supplanté son sang dans ses veines. Depuis longtemps maintenant, Luciano Viridis et son frère Milano s’adonnaient à un jeu dangereux, dans lequel l’intendant n’était pas encore prêt à inclure la fille d’Eduardo Terren. Etaient-ils trop restrictifs ? Sans doute, mais cela leur avait réussi jusqu’à présent : preuve en était, les frères Viridis étaient encore en vie et libres, ce qui n’était pas négligeable au vu du monde dans lequel ils évoluaient désormais.
Evidemment, en guise de représailles, Isidora lui offrit à son tour une réponse du même acabit. Flous, obscurs, ses mots enflammèrent en lui l’inquiétude qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver et que Dora lui refusait pourtant, pour des raisons qu’il entrapercevait sans en avoir la certitude. Parmi toutes ces mystérieuses paroles, cependant, demeurait un point commun que l’intendant de Borao avait su déceler : tous deux avaient découvert quelque chose, quelque chose de suffisamment grand pour ébranler leurs convictions, leurs habitudes. Qu’est-ce qu’Isidora avait-elle donc fait, pour prétendre aussi ouvertement avoir agi selon ses propres principes ? La mention de Pavlica et des conséquences qui l’attendaient là-bas le portait à croire que tout cela n’avait rien à voir avec son père, bien au contraire … s’était-elle enfin dressée contre le patriarche du clan ? Comment ? Pourquoi ? Là s’arrêtait tout ce qu’il était parvenu à tirer des quelques mots énoncés par la pavlicaine, qui laissait son cœur meurtri d’une angoisse qu’il peinait à apaiser.
Incapable de s’en empêcher, la réponse d’Isidora fit naître sur le visage de Luciano un sourire emplis d’un faux amusement teinté d’une certaine tristesse ; loin de se moquer d’elle, l’ironie de leur situation ne lui échappait pas. Incapables à juste titre de se faire confiance, les pieds sur le rivage, réticent, le duo tanguait, hésitait. Devant eux s’étendait une eau froide et profonde, et chacun aspirait à voir l’autre y entrer … sans cependant s’hasarder à faire le premier pas. Quoi faire alors ? Pour l’heure condamnés à l’immobilité, renoncer était pour eux le choix le plus avisé ; les dernières paroles de Dora, de toute manière, laissaient peu de place pour d’autres options.
Désormais départi de son sourire, Luciano accusa les derniers mots de la jeune femme, déclamés sans un regard à son encontre. Dora s’en remettrait, oui, l’intendant en était certain … mais à quel prix ? Plus claire que jamais, Terren le dissuada de nouveau de s’inquiéter pour elle et malgré l’incompatibilité de sa demande et de ses propres sentiments, l’intendant acquiesça d’un signe de tête.
« — D’accord, j’ai compris » déclara-t-il, accédant à sa requête. Le message était passé et c’était peu de le dire « Je ne m’inquiéterai plus » assura-t-il.
Et pour la première fois, Luciano lui mentit.
Quand bien même l’aurait-il voulu, l’intendant s’en trouvait désormais incapable … Isidora Terren était devenue pour lui quelqu’un et en cela, l’homme ne pouvait plus ignorer ce qui la concernait. Comptait-il le lui dire ? Bien sûr que non. Conscient qu’en cette vérité résidait finalement le nœud de leur problème, Luciano était prêt à faire cet effort-là. Faire semblant ne lui était pas étranger et s’il parvenait par ce fait à apaiser une part de ce malaise qui la rendait si hostile, Luciano voulait bien essayer … pour un temps.
Laissant le silence s’installer et l’instant passer, le puîné soupira doucement lorsque la jeune femme reprit finalement la parole. La fatigue semblait les unir et loin de vouloir rester sur le faux départ qu’ils venaient de commettre, Luciano tâcha de faire le vide dans son esprit et de chasser la contrariété qui s’était emparée de lui. Avec douceur, l’intendant tourna un regard dans sa direction, l’avisa un moment sans un mot … oui, l’un comme l’autre semblaient avoir passé une mauvaise journée, mais l’optimiste qu’il décidait d’être en ce début de soirée voulait croire qu’elle n’était pas terminée, et que tout n’était pas perdu.
« — Tâchons de remédier à cela » proposa-t-il enfin, cherchant à faire la paix.
Lui en vouloir pour ce qui venait de se passer n’était pas dans ses projets et l’intendant espérait bien qu’il en serait de même pour elle. Le puîné laissa son regard se poser un instant sur Cornaline qui, fidèle à elle-même, n’avait pas quitté sa place.
« — Je te sers quelque chose ? » suggéra-t-il à la jeune femme, reportant son attention sur elle « Un thé ? Un café ? » Il fit une courte pause « Quelque chose de plus fort ? »
Le concernant, quelque chose de plus fort ne manquerait pas de lui aller.
Telle un Kokiyas, Isidora s’est sentie se refermer. Ce soir plus qu’un autre, ce vieux réflexe lui revient avec aisance. La fatigue entre en compte, l’amertume de sa journée aussi. Là où habituellement elle se serait sentie fière d’avoir déjoué les plans de son rival, elle ne sent que ressentiment et déception, sentiments qu’elle ne sait plus à qui adresser. À elle-même ou à Luciano ? Confuse, plus que jamais, la jeune femme tire sur un élastique qui d’un moment à l’autre risque de lui claquer à la figure. Agir ainsi ne sert pas ses intérêts hormis de rassurer les parts d’elle-même qui ont toujours peur d’être blessée. C’est presque à regret qu’elle voit le sourire du blond disparaître, une réaction dont la portée ne lui échappe pas. Dora a cassé l’ambiance et c’est peu de le dire. Elle se sent plus coupable que jamais, insécure et mal. Pourquoi doit-il lui faire ressentir tout ça ?
Du côté du Viridis, elle constate les efforts déployés alors qu’il lui tend un rameau d’olivier. Se rafraîchir avec une boisson lui paraît bien alléchant, pourtant ce n’est pas du tout la réaction qui lui échappe.
« Non, ne t’en vas pas ! »
Sa réaction, spontanée, vient exprimer tout ce qu’elle ressent, ce qu’elle refuse de montrer, ce qui tôt ou tard finit toujours par la rattraper. Dans sa panique, Dora a empoigné le bras de son amant, sans force ou violence, mais avec une volonté qui trahit largement l’étendue de ses émotions : la dernière chose qu’elle souhaite est de le voir s’éloigner. Se mordant la lèvre, elle mesure un instant ce qu’elle vient de dévoiler sans le nommer. Ce soir, Isidora est fatiguée, fatiguée de mener des batailles contre elle-même et contre lui. Égoïstement, elle a désiré le beurre et l’argent du beurre; réalise un peu amèrement que sans y mettre réellement du sien qu’elle ne pourra accéder à ses désirs. Ainsi ses doigts glissent presque timidement jusqu’à la main de l’homme de Borao, dont elle évite soigneusement le regard, convaincue que l’acier de ses prunelles la dissuaderaient de plonger tout droit dans des eaux troubles.
« J’ai passé une mauvaise journée. » débute-t-elle d’une voix toujours aussi rauque. « Je n’ai pas été claire dans ce que je voulais dire. Vraiment, j’ai connu un faux départ aujourd’hui, je m’étais mis des objectifs que je n’ai pas atteints et j’ai échoué. Je suis frustrée et fatiguée, et tes questions sincèrement m’enquiquinent. Ton mystère, encore plus. Je ne sais même pas pourquoi ça me met dans cet état, pourquoi ça me frustre autant. Ma résilience ce soir est absente, je n’ai plus aucune patience. Ce n’est pas ta faute toutefois. Tu es toi quoi, prudent, tu ne me fais pas confiance encore ce qui n’est probablement pas une mauvaise chose. Je ne crois pas être digne de confiance de toute manière. Puis y’a le cas de cette inquiétude… Tu t’inquiètes pour moi car tu es quelqu’un qui protège, mais je déteste ça, Luciano, je déteste qu’on s’occupe de moi, qu’on me téléphone pour me demander si je vais bien, ce qui s’est passé. Ça me fait me sentir faible, et je ne suis pas faible. C’est plus fort que moi, je sors les crocs quand on cherche à me rendre vulnérable. Je n’aime pas ça. »
Ses mains tremblent légèrement contre les siennes. Sa voix s’est fait hachée, entrecoupée de sa respiration troublée qui évoque pleinement l’étendue de sa fatigue et de son émotivité ce soir. Malgré tout, elle sent un poids s’alléger contre ses épaules un peu, juste un peu, maintenant qu’elle a parlé de son ressenti. Elle a l’impression de se décharger de quelque chose qui la pesait depuis plusieurs jours. Elle inspire profondément avant de défaire sa prise sur les mains de Luciano. Elle a pris une décision, une qui lui coûtera probablement. Sauf qu’à ce stade-ci, elle n’a plus envie de faire semblant. Comme elle vient de le nommer, elle est fatiguée. Lentement, elle se retourne pour lui exposer son dos, qu’elle dévoile en remontant le vêtement jusqu’à ses épaules. Un large bandage recouvre son dos, de son omoplate jusqu’à la moitié de celui-ci, couvrant la blessure en-dessous. Un instant, Isidora reste silencieuse, laissant tout le loisir au maître des lieux de la scruter ou de la palper. Puis, d’un ton plus neutre, plus calme, elle s’avance sur un champ de mines.
« J’ai été attaquée en allant explorer l’île aux monstres de manière clandestine. J’avais un mauvais pressentiment à son sujet, alors contre les interdictions de mon père, je m’y suis rendue. J’y ai fait la rencontre d’une bestiole immonde, digne des pires cauchemars. Lorsqu’elle s’est lancée sur moi, j’ai été touchée dans le dos. La blessure n’est pas très profonde mais douloureuse. J’ai perdu beaucoup de sang et j’ai eu besoin de points de suture. Sans Rachel, Tanzanite, Jaspe et aussi Cornaline, je ne sais pas ce qu’il serait advenu de moi. » Isidora respire un bon coup. En parler lui fait plus mal que prévu. Malgré elle, elle a eu peur, bien plus peur qu’elle n’ose se l’avouer. Elle pivote pour lui faire face, plonge son regard dans le sien pour la première fois depuis le début de cet échange. « Tu veux savoir où je me situe, Luciano ? Je condamne ces expériences morbides qu’ils mènent là-bas et je pense que ceux qui en sont responsables devraient tomber. Ils sont un danger pour Cinza. »
Une autre inspiration, avant de poursuivre. Elle peine à croire qu’elle le dit à voix haute. La colère pulse toujours dans ses veines, son indignation est palpable.
« Je suis fatiguée d’agir comme un pantin, de faire ce qui est attendu de moi. Mais je me sens aussi plus seule que jamais. Ce soir, j’ai envie d’être avec toi, et je pense c’est ce que tu ressens aussi. Tu n’as pas besoin d’être d’accord avec moi ou d’approuver mes décisions, mes positions politiques. J’aimerais un allié, mais je sais qu’ils se font rares pour moi en ce moment. Ce soir, c’est égoïste mais j’ai juste… J’ai juste envie d’oublier les camps et d’être dans tes bras. »
Sa colère, son ressentiment, sa panique, voilà que tous s’affaissent. Dora a jeté les armes et désormais plus vulnérable que jamais, elle attend la sentence, le regard rivé à nouveau sur ses cuisses. Elle ne s’est pas rendue compte qu’elle a suspendu sa respiration, remuée de toutes parts par tout ce qu’elle vient d’avouer.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Dans le projet de mettre sa proposition à exécution, fier de prendre les devants Luciano esquissa un mouvement pour se lever … avant d’être subitement interrompu dans son entreprise par la poigne d’Isidora, couplée de paroles qui les figèrent instantanément, son cœur et lui. Par réflexe, le brusque contact sur son bras attira un instant son regard ; un regard qui, après quelques longues secondes écoulées au compte-goutte, quitta finalement la main posée sur lui pour rejoindre celui de la jeune femme, qui dans un élan impulsif avait laissé son geste trahir ses émotions. Pendant un temps qui dura une éternité, l’intendant la fixa, silencieux, interdit, en proie à cet aveu non-dit et pourtant éloquent, et tandis que le moment s’étirait, Luciano sentit son cœur battre de nouveau dans sa poitrine, prenant cette fois un rythme étrange, furieux. Suspendu à l’instant, un second contacts happa de nouveau son regard vers le bas, là où les doigts de Terren avaient, avec lenteur, rejoint sa main jusqu’alors solitaire … inattendue, la rencontre occupa un moment l’attention de l’intendant, et lorsque l’homme releva finalement les yeux, le puîné découvrit que l’améthyste s’était détourné de lui, avait fui l’acier qui, lui, ne quitta plus sa comparse.
Quel sens accorder à son geste ? Quel sens donner à cette main effleurant la sienne ?
Devait-il le croire anodin, dénué de sous-entendus, frivole ou, au contraire, emplis de lucidité ? Demeurait dans leur relation des pas encore non-franchis, et des sentiers sur lesquels ils ne s’étaient pas encore aventurés. Contre toute attente, Isidora s’hasardait-elle à le faire ce soir, ou bien octroyait-il à tort une signification à ce qui n’en avait pas ? La voix de la pavlicaine le sortit de sa perplexité, et s’éloignant sans réponses ses questions s’estompèrent au profit des paroles de la jeune femme, que Luciano écouta avec attention ; une attention, qui laissa sur son visage une gravité qui trahissait son intérêt.
A chacun de ses mots, Luciano sentit son cœur se serrer, parfois même s’arrêter. Plus silencieux que jamais, l’introspective déclaration de Dora offrait à l’intendant certaines explications, en confortait d’autres. Dans le discours de la jeune femme résidait une honnêteté à laquelle il ne s’était pas attendu, mais qu’il accueillait pourtant avec satisfaction, lui qui aimait tant la voir outrepasser sa fierté. Non content d’être honnête avec lui, Isidora l’était aussi avec elle-même et le cœur de Luciano y trouvait un contentement imprévu, inespéré. Laissant les paroles de la pavlicaine faire une dernière fois le tour de son esprit, le puîné prit une inspiration, tâcha de se remémorer les innombrables points qu’elle avait mentionné, et parmi eux ceux qui méritaient à son sens une réponse ou, plus important encore, une rectification.
« — Je ne suis pas encore en mesure de te faire pleinement confiance, Dora, mais cela ne signifie pas que tu n’en es pas digne » déclara l’intendant. Sa voix, à l’occasion, s’était faite plus basse, plus douce aussi.
Le puîné prit un instant pour la fixer, accordant à ces premiers mots un poids singulier, car là demeurait l’idée la plus importante qu’il souhaitait faire passer : oui, à ses yeux, Isidora Terren était digne de confiance … celle qu’elle voulait voir s’offrir, cependant, était lourde et pesante, et ne l’impliquait pas seulement lui. Cette confiance-là ne lui appartenait pas de manière exclusive, aussi l’homme ne pouvait-il pas la lui donner à la légère, aussi simplement que cela.
« — Il y a six mois, tu n’étais rien pour moi » rappela-t-il « J’ai appris à connaître certaines parts cachées de toi, mais d’autres me sont encore inconnues, étrangères, et te faire confiance n’implique pas que moi. Si je tombe, beaucoup de gens tomberont avec moi, et certaines morts n’auront alors servies à rien. Je dois être prudent, pour moi, pour eux … mais aussi pour toi, Dora » assura le puîné.
Oui, un millier de raisons poussaient l’intendant de Borao à se montrer prudent … c’était cliché, mais avéré. Luciano voulait croire qu’Isidora le comprendrait : le puîné ne demeurait pas mystérieux par avarice ou par suffisance – lui prouver sa supériorité n’était pas son but ici – mais plutôt par sagesse, et par prévoyance. Quand bien même Isidora possédait-elle son propre libre arbitre, son allégeance, pour l’heure, ne faisait aucun doute et Luciano ne voulait pas la mettre dans la terrible situation de devoir faire un choix. Ce que les Viridis cachaient allait bien au-delà d’une simple visite clandestine sur une île interdite et le puîné ne pouvait se permettre de la mêler à cela, ne le voulait pas.
« — Et si les gens s’inquiètent pour toi, Dora, c’est parce que tu comptes pour eux » poursuivit-il « Pas parce qu’ils te croient faible » Il fit une courte pause, laissa de nouveau le poids de ses mots faire son effet « Parce que tu es à leurs yeux quelque chose, quelque chose d’assez important pour susciter la peur, la crainte et l’appréhension lorsque quelque chose t’arrive » expliqua-t-il.
L’écho qui résonnait dans ses mots ne faisait aucun doute, pourtant, l’aveu qui s’y était glissé n’était qu’à moitié conscient. Plus que jamais, la frontière entre le Ils et le Moi n’avait jamais été aussi trouble.
« — Toi et moi savons ce qu’est de perdre quelqu’un, tu sais ce que cela fait, je sais que tu peux comprendre » assura-t-il « Une fois que cette sensation t’es connue, il n’y a pas de retour en arrière » L’esprit et le cœur ne se remettaient jamais vraiment de cette épreuve, jamais … demeuraient, de manière irrémédiable, des cicatrices là pour la rappeler « S’inquiéter ne devient plus un choix mais un instinct, un réflexe » déclara le puîné. Il fit une pause, s’arrêta un instant « On ne s’inquiète que pour les gens auxquels on tient » énonça-t-il finalement.
Trop absorbé par son discours, Luciano ne prit conscience que trop tardivement du message que ses mots laissaient passer, de ce que cela trahissait en lui. Oui, Luciano tenait à elle, déjà … pas à la manière des amants épris d’amour, mais de façon plus rationnelle, plus posée. Comme tous les solitaires, l’intendant s’était vite pris au jeu de l’affection ; comme tous les esseulés soudainement accompagnés, Luciano éprouvait, déjà, une loyauté à l’égard de la jeune femme, une reconnaissance envers celle qui avait eu le courage – et qui l’avait encore – de briser cette solitude qui avait longtemps entouré l’intendant de Borao.
Le départ de sa main sur la sienne affola son cœur, l’effraya le temps d’un moment. En avait-il trop dit ? Non, cela n’avait rien à voir : lui faisant dos, Dora souleva son vêtement pour laisser paraître un large pansement qui, vraisemblablement, couvrait une blessure dont l’étendue ne faisait aucun doute. Dans sa poitrine, l’intendant sentit son cœur s’arrêter en plein battement, et sa respiration figée l’homme laissa son regard parcourir le bandage, donnant à son imagination tout l’occasion de faire le reste.
Tandis qu’il écoutait le récit de la jeune femme, Luciano sentit la colère le gagner de nouveau, celle-là même qui s’était emparée de lui ce jour-là sur l’île, lorsque la créature avait vaincu Gara et son Elecsprint. A la lumière de ce qu’il avait découvert depuis, cette colère n’en était que plus grande, plus brûlante, et attisait en lui cette part de lui-même qu’il tentait tous les jours d’apaiser. Perturbé par les révélations de la jeune femme, le puîné laissa le silence suivre son discours, en proie au conflit qui, lentement mais surement, prenait possession de lui et de sa conscience. Pour la première fois, Luciano avait la possibilité de dévoiler une part de ce qu’il savait, de ce qu’il avait appris, de distiller un peu l’isolement dans lequel ce savoir le plongeait … était-ce avisé ? Pouvait-il vraiment le faire ? Plus que jamais, s’en tenir à ce qu’il avait toujours fait n’était ce soir, en cet instant précis, plus à son goût … par son histoire, Dora venaient d’y apporter son grain de sel et désormais trop salé, l’intendant peinait à garder tout ça en bouche. Influencé par les évènements, l’émotion et la fatigue, sa conscience trouvait à l’idée de céder tout un tas d’arguments qui, en d’autres circonstances, n’auraient pas eu autant de poids, mais qui pourtant ce soir pesaient dangereusement dans la balance.
Isidora avait le droit de savoir. Elle avait le droit de savoir ce qui avait manqué de la tuer, et pourquoi.
Comment cela pouvait-il être un piège, lorsque son dos se trouvait marqué de preuves attestant de la véracité de ses propos ? Mettant pour un temps de côté les ultimes déclarations de la jeune femme – qui n’avaient pas manqué de faire encore une fois trembler son cœur – Luciano laissa son regard se perdre un moment dans le vide, offrant à son esprit le temps d’accuser les informations … mais aussi de se préparer à ce qu’il s’apprêtait à faire ; pour cette chose que Milano n’aurait, sans doute à juste titre, jamais approuvé.
« — Genesect » prononça finalement Luciano, brisant par ce fait le silence qu’il avait laissé s’installer « Cette bête que tu as rencontré est un Genesect. Il a été créé dans un laboratoire à Unys et nos chercheurs ont eu ordre de le recréer ici, à Cinza » poursuivit-il. L’intendant hésita une toute dernière fois, conscient du poids de ce qu’il s’apprêtait à révéler « Caldwell est derrière tout ça … c’est une arme, Dora, en réponse au Carnaval de La Isicao. Une arme, qu’elle a fait naître en secret sur cette île sans concerter le moindre de ses Conseillers. La créature lui a échappé et arpente l’île depuis … c’est ce qu’elle voulait cacher en empêchant les curieux de s’approcher » assura l’homme de Borao
Luciano s’arrêta là … en dire davantage relevait de l’inconscience, impliquait des idées qu’il ne souhaitait pas lui mettre en tête. Se cantonner aux faits étaient déjà plus que la raison ne l’aurait voulu et dans sa folie, le puîné conservait une part de lucidité, un dernier rempart et pas des moindres : avisé malgré tout, l’intendant se garda bien de lui dévoiler ce qu’il suspectait, ce qu’il entrapercevait à l’horizon et ce qui s’esquissait dans un futur plus ou moins lointain. Chargées de sous-entendus quant à ce qu’il en pensait, ce qu’il avait déjà révélé était bien suffisant … mais n’était pourtant qu’une infime partie de l’iceberg qui se cachait sous les eaux glacées de ses motivations.
Le puîné ne pouvait lui en dire plus, non, pourtant Luciano ne pouvait s’empêcher de vouloir lui dire qu’il était dans son camp, et que lui aussi condamnait ce qui n’était ni plus ni moins qu’une trahison. Permettant finalement à son cœur de revenir sur les dernières paroles de la jeune femme, Luciano tourna enfin un regard vers elle, planta l’acier de ses yeux dans son regard améthyste. Sans la quitter, l’intendant déposa un coude sur le dossier du canapé, laissa la paume de sa main aller à la rencontre de la joue de son hôte.
« — Tu n’es pas toute seule, Dora » affirma-t-il, glissant ses doigts dans ses cheveux bruns.
Dans sa poitrine, l’intendant pouvait entendre son cœur crier aux abois et se tordre, conscient du chemin qu’il empruntait. Dans son esprit, la voix de Milano résonnait, encore et encore. Tu as tes faiblesses … ne la laisse pas les trouver. Trop tard.
« — Je suis là pour toi, Dora … » assura l’intendant. Un instant, l’homme laissa son regard détailler son visage, parcourir ses traits « … seulement si tu me laisses faire » ajouta-t-il.
Avec douceur, l’homme se mit à caresser sa chevelure, plus longue qu’à leur dernière rencontre ; douce et soyeuse, le puîné se surprit à s’en remémorer l’odeur. Quittant finalement ses cheveux, sa main trouva une place dans le cou de sa partenaire, pour y demeurer un temps qui promettait de durer.
« — Je ne peux pas être un allié pour toi si tu creuses entre nous des fossés » affirma-t-il. Sa voix s’était teintée d’un regret qu’il peinait à dissimuler … le voulait-il vraiment ? Pas vraiment. A quoi bon lui cacher la peine que cette perspective lui causait ? « Ne creuse plus, d’accord ? » lui demanda-t-il.
Et l’homme lui offrit alors un sourire léger, presque timide. Lui aussi la voulait ce soir ; pour ce soir, mais aussi pour tous ceux qu’il voulait espérer. Plus que sa raison, Luciano laissait son cœur et l’émotion de l’instant influer ses pensées et troubler sa réserve.
« — Viens » l’invita-t-il enfin, et d’un signe de tête l’intendant l’incita à rompre les derniers centimètres qui les séparaient encore.
Oui, lui aussi la voulait ce soir et aspirait à un peu de répit à ses côtés, lui qui savait combien, au loin, se préparait la tempête.
L’ivresse de la chute… Doit-elle vraiment chuter ? Qu’est-ce qui l’attend du côté vide du précipice ? La question n’a qu’effleuré sa conscience, emportée par les élans impulsifs d’un cœur en peine depuis longtemps. Incapable de regarder en bas, elle s’est toujours tenue loin du gouffre. Certains lui ont dit qu’il lui suffirait de sauter pour atteindre l’autre rive, combien elle a ri de leur déraison ! Sauter ? Non, il est des expériences qu’elle n’a pas besoin de vivre pour les savoir dangereux. Isidora Terren n’a peut-être jamais daigné baisser les yeux vers l’abysse, mais elle sait que de s’y risquer signifierait sa perte. Alors pourquoi ce soir tenter le coup ? Il lui semble que cet élan qui l’y a précipitée n’appartenait pas à sa volonté. Elle est tombée, voilà tout. Trop tard pour revenir en arrière désormais. Elle est désormais sujette à la cruelle loi de la gravité; résignée elle attend l’atterrissage en espérant ne pas s’y briser les os.
Un instant pourtant tandis que le doute plane, la jeune femme se sent transportée d’un espoir nouveau. Jamais elle ne s’est permis un regard vers l’autre rive : qu’en est-il d’aujourd’hui ? Ce petit oiseau qui peine à voler de ses propres ailes a besoin de compagnie plus que jamais et si… et si quelqu’un l’y attendait, là-bas sur ces sentiers inconnus ? Le cœur lourd tel une pierre, la pavlicane se sent s’enfoncer à une vitesse bouleversante, si bien qu’elle ne reconnaît plus le haut du bas, le ciel de la terre. Figée dans l’instant, elle ne peut qu’encaisser avec docilité les paroles de celui dont elle a pourtant juré qu’il n’aurait jamais le dernier mot.
Réfléchir à elle-même, expliquer ses raisons, ne lui ressemble guère, pour ne pas dire pas du tout. Son esprit d’une brutale honnêteté se dissimule trop souvent derrière masques et jeux de fumée pour partager ses observations avec autrui; la croire insensible à son propre jardin intérieur est toutefois d’une fausseté outrageuse. Paresseuse de nature, elle préfère toutefois emprunter des chemins faciles et rassurants, car reconnaître ses travers serait de devoir y faire quelque chose. Pourquoi cette fois est-elle différente ? Dora a la sensation que son monde lui échappe; dans un effort désespéré elle cherche à se raccrocher à quelque chose ou quelqu’un. Elle qui lui reproche malgré elle son manque de confiance en elle, lui octroie-t-elle ? Si Luciano est à ses yeux un être différent et par le fait même spécial dans sa vie, la Championne ne peut l’affirmer. Parviendra-t-elle, un jour à abandonner la réserve qu’elle éprouve de par son nom et sa position ? Elle en doute. Ainsi les paroles de Luciano font du sens avant même qu’ils ne les prononcent. Loin d’être sotte, Isidora se sait dans le tort, ne l’a-t-elle pas reconnu après tout ?
Elle s’apprête à répliquer, rouspéter, et aussi lui donner raison, car elle sait bien, elle sait bien et elle n’a pas envie de lui entendre dire. Cela serait d’invalider sa méthode de pensée : or elle est absente ici. C’est simplement ses émotions mises à mal aujourd’hui qui parlent. Ne l’a-t-il pas compris ? Pourtant elle s’arrête, car d’une part sa voix calme l’apaise, d’une autre ses mots viennent lui clouer le bec. Il y a six mois, dit-il, tu n’étais rien pour moi. Qu’en est-il aujourd’hui ? Il lui semble que cela n’est pas si vrai. En tout cas, pas pour elle. Luciano Viridis a toujours été quelque chose pour elle si ce n’est qu’un rival. Ou une infatuation d’enfant. D’une certaine manière, elle a l’impression de le connaître depuis toujours, sans véritablement le connaître. Parce que le véritable homme qui se cache derrière le masque d’acier ne lui a été révélé de très récemment. Luciano a raison : ils apprennent encore à se connaître et rien ne dit que leur confiance mutuelle, qui se construit petit à petit, ne rencontrera pas sa limite un jour. Aujourd’hui elle se contente de sourciller, en se demandant quelles morts le blond tente d’honorer par ses actions et qui sont les gens qu’il mettrait en danger à se montrer plus ouverte envers elle. Dans tous les cas, elle sait.
Luciano ne devrait pas lui faire confiance.
Plusieurs fois par jour, la jeune femme considère retourner à son père, de plier l’échine et de demander son pardon. Encore ici, encore maintenant, elle sent l’emprise de cet homme sur sa vie, sur qui elle est. Elle veut lui plaire, à ce papa dont elle se languit de l’amour. Pour lui, elle se sent prête à faire n’importe quoi, ou du moins était-ce le cas avant que… Chasse le naturel et celui-ci reviendra au galop. Isidora n’a pas confiance en elle-même pour poursuivre sur la voie qu’elle a tracée pour elle-même et même à cet instant elle se sent écartelée, perdue par la décision qu’elle a prise et qui continue à la hanter. Au final, elle n’a pas besoin de savoir où Luciano se situe lui-même. Ou du moins cherche-t-elle à s’en convaincre.
Elle a redressé les yeux. Compte-t-elle réellement aux yeux de Luciano ? Une part d’elle, malaimée, insécure, seule, veut l’entendre. L’autre se cambre et résiste à cette idée. Ce n’est pas ce qu’elle voulait, mais a-t-elle réellement su un jour ce qu’elle attendait de lui ? Prudents, tous deux ont évité ce champ d’épines non sans une certaine sagesse. Ce qu’ils tiennent entre leurs mains présentement pourrait facilement se briser. Cette précarité les a intimés depuis longtemps à la mesure et c’est tant mieux aux yeux de Dora. Mais elle entend, elle retient. Elle a une certaine importance pour Luciano, assez pour qu’il craigne de la perde. Cette idée ne fait que précipiter sa chute; le cœur battant de manière désordonnée, elle ose à peine se demande ce que cela implique.
Incapable d’esquisser un mot, elle ne dit toujours rien. Qu’aurait-elle pu dire qui n’aurait pas trahit son trouble ? Que dire alors que ses mots font plein de sens, même si elle s’y refuse toujours ?
Pour le reste? Dora ne lui a pas tout dit. Certains secrets le demeureront, à commencer par sa découverte des pages incriminantes qu’elle a trouvées sur l’île aux monstres. Désormais, la jeune femme a du mal à se trouver sereine devant le complot malsain de la Team Plasme; elle qui de par ses principes et ses passions n’a jamais adhéré à leurs valeurs se trouve d’autant plus dégoûtée d’avoir un aperçu de leurs machinations. Elle se sent trompée au plus profond d’elle-même, dégoûtée de participer à un engrenage débilisant depuis aussi longtemps. Elle ne veut plus être le bras droit de cet homme qui sert Caldwell pour un peu de pouvoir : aujourd’hui la princesse a renié son règne pour un éclat de lucidité et d’authenticité. De cette lucidité émane une certaine prudence vis-à-vis son interlocuteur, car si elle lui fait confiance à bien plus d’égards qu’elle ne le désirerais réellement, elle se doit de conserver pour elle certains détails délicats qui risquaient de le compromettre. Cherche-t-elle à le protéger ? Oui, d’une certaine façon. Le Viridis reste pour elle un mystère à élucider et plus particulièrement encore au sujet de ses positions politiques.
Le nom de Genesect la fait toutefois tiquer puis frissonner d’effroi. Ainsi, il sait. Loin de s’en étonner, elle pince tout de même les lèvres en retenant son souffle tandis qu’il lui expose des vérités qu’elle connaît déjà. Elle reste coite un instant, surprise de l’honnêteté de Luciano. Pourquoi lui révéler ? Isidora ne peut s’empêcher de se questionner sur la durée de ce secret et l’implication de son amant dans les activités de Caldwell. Si par le sens de ses mots, elle devine vaguement une désapprobation de sa part, elle demeure perplexe. Le blond condamne-t-il vraiment les machinations de la chancelière ? Par réflexe plus que véritable désir, la jeune femme a plissé les yeux d’un air suspicieux, tout en sachant pertinemment que Luciano lui a confié ces éléments en parfaite connaissance de cause. S’il n’avait pas moindrement partagé son avis, il ne lui aurait rien révélé de toute cette histoire de l’île après tout. Malgré tout, une part d’elle se cambre et refuse de le laisser entrer.
Demeure en elle néanmoins ce besoin parfaitement contradictoire de quérir son approbation, son affection. Besoin qu’à moitié comblé par cette conversation lourde de sens. Désireuse de crever la lourde atmosphère qui plane désormais entre eux, Isidora prend une grande respiration et tente de trouver les mots justes après que sa langue ne fut abandonnée aux Chaglam.
« Je sais. »F finit-elle par articuler.
Oui, elle sait tout ce qu’il vient de révéler, et quelque part elle a ce désir qu’il sache qu’elle a été en mesure d’obtenir cette information par elle-même. Un peu pour guérir son orgueil blessé. Jouant nerveusement avec ses doigts, elle remarque un peu tardivement le déplacement de son interlocuteur, jusqu’à que ses doigts effleurent presque sa joue. Sursautant légèrement, elle a un geste réflexe de recul avant de se laisser caresser le visage puis les cheveux. Fermant momentanément les paupières, elle laisse sa tête choir contre sa paume, y cueille toute la chaleur nécessaire pour réchauffer son âme glacée par ces derniers dix jours de remous et de confusion. Aussi incertaine soit-elle le concernant, rien ne lui paraît aussi certain et réel que son contact contre sa peau, qui provoque en elle une vague crépitante à la manière de feux d’artifice.
Dora n’a jamais oublié, non elle n’oubliera jamais. Luciano a parlé de briser la solitude et de bâtir des ponts; même alors elle lui disait combien c’était difficile pour elle. Le Viridis est différent de tous ceux qu’elle a pu connaître avant lui. Au-delà de leur attraction mutuelle, elle peut se permettre de le traiter à la manière d’un égal car ainsi il est pour elle et depuis longtemps. Alors qu’il affirme qu’elle n’est pas seule, Isidora le croit, le croit au plus profond d’elle-même. Elle se sent remuée, car même si une part d’elle combat toujours, elle avait besoin de l’entendre. De le sentir près d’elle, lui cet allié inespéré. Lentement, elle entrouvre les paupières et l’observe à-travers ses cils incapable d’esquisser un geste.
Zut. Il lui a vraiment manqué.
« Pff. Jamais. »
Le laisser faire ? Malgré l’état presque hypnotique et sa voix qui n’est plus que ronde vapeur contre ses lèvres, Isidora n’a pas jeté les armes, n’en est pas pour l’instant capable. Déjà elle se réfugie derrière la provocation malicieuse et un sourire taquin passe sur ses lèvres tandis qu’il poursuit.
« J’aime bien creuser, pourtant. Une vraie Rototaupe.»
Elle fait exprès bien sûr, elle joue l’andouille, sachant pertinemment que son interlocuteur saura voir clair dans son petit jeu. Malgré ses affirmations, Luciano commence à ne pas trop mal la connaître désormais, n’est-ce pas ? Assez pour s’enticher de sa faiblesse : lorsqu’on lui caresse les cheveux, Isidora ne peut pas vraiment lui résister et déjà elle se sent se détendre à son contact. Puis comment pourrait-elle s’acharner devant ce regard timide qu’il lui offre, faisant fondre et se retourner son cœur tout à la fois ?
Viens.
Isidora ne se fait pas prier. Sans plus un mot, elle se glisse dans ses bras dont elle a rêvé toute la journée, glissant sa tête dans son cou pour y enfouir son nez. Avide de chaleur et d’affection, elle se presse contre lui, toujours plus près de lui, sans toutefois d’intention particulière. Ce qu’elle lui a dit ne pouvait être plus vrai : elle veut simplement qu’il la tienne. Elle ferme les yeux et s’abandonne à l’instant. D’un geste inconscient, elle caresse son bras, celui qui est le plus loin d’elle, avec une grande douceur.
« D’accord, j’essaie de ne plus creuser. Mais toi non plus, monsieur Viridis. Je ne suis pas la seule à creuser tu sais très bien. La prochaine fois que tu m’écriras pour des nouvelles je… Je vais tenter de répondre de manière plus explicite. Mais toi… » elle se redresse un peu pour lui faire face. À son tour, la jeune femme effleure ses traits d’une caresse tendre. « Dévoile-toi un peu plus à moi. Une brique à la fois. C’est bien un pont qu’on construit, non ? »
Cette fois, pas de provocation, pas de sarcasme. Seulement un sourire naturel, qui creuse au coin de ses yeux des sillons heureux. L’améthyste s’est fait plus doux, léger. Joyeux.
« Puis plus tu m’en dévoiles, plus je peux t’embêter, et j’aime bien t’embêter. » ajoute-t-elle d’un ton serein, sans se départir de son sourire. Des doigts viennent cueillir le visage de son amant. « Hum… »
Son sourire se fane pour mieux éclairer son regard d’une lueur passionnée. La jeune femme fait danser ses doigts contre la peau de Luciano, suivant le tracé masculin de sa mâchoire jusqu’à son menton qu’elle redresse de manière presque imperceptible. Sans plus d’hésitations ou de détours, Isidora se penche pour l’embrasser sans calcul, sans sensualité, sans artifices. Ses lèvres se posent contre les siennes avec une authenticité doucereuse, hésitantes et tendres, faisant chavirer son cœur et tant d’autres choses.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Je sais.
Un instant, le regard de Luciano se mua, changea. Ses traits jusqu’à alors crispés abandonnèrent leurs prises sur ses muscles, et malgré l’absence visible de réaction, à qui savait bien voir la surprise transparut sur le visage de l’intendant de Borao. Elle savait … comment ? Si Luciano connaissait la source de ses informations, celle d’Isidora lui échappait … puisqu’elle était allée sur cette île à l’encontre de son père, Dora ne pouvait décemment pas les tenir d’Eduardo. De qui alors ? Un moment, de manière fugace, le politicien qu’il était laissa la panique gagner son cœur … si elle savait, qui d’autre savait ? L’information l’avait fait inspirer hâtivement et la surprise passée, Luciano se questionna quant au calme apparent de la jeune femme, qui au vu des circonstances lui paraissait étrange. Sur cette île, Isidora avait frôlé la mort ou peu s’en fallait et un "Je sais" était tout ce qu’elle trouvait à dire ? Luciano l’avait imaginé plus vindicative, plus flamboyante … ou bien se contenait-elle en sa présence ? Mieux encore, avait-elle la sagesse de ne pas vouloir continuer cette discussion ce soir, rongeant par ce fait un frein qui devait lui peser ? Le puîné n’était pas certain de comprendre entièrement sa raison, mais son but en revanche ne lui échappait pas … ne le lui avait-elle pas dit après tout ? Parler politique n’était pas sa volonté ce soir et en cela résidait une intelligence que l’intendant avait appris à lui reconnaître.
La présence de la jeune femme au bout de sa main le sortit finalement de ses pensées indécises, rappelant son esprit à la réalité, à l’instant présent. Observant sa comparse se laisser gagner par ce contact pour l’heure encore chaste, Luciano ne put s’empêcher de sourire face à la répartie de sa partenaire, amusé. Si ses mots se trouvaient dénués de cette acerbité qu’elle lui avait longtemps servie, l’intendant la reconnaissait bien là, à faire des cabrioles aux instants les plus significatifs, sans doute pour se départir du poids des paroles prononcées par l’intendant et de ses vérités. Le puîné ne lui en tenait pas rigueur : l’homme avait depuis longtemps compris qu’il s’agissait là de sa manière d’accuser les choses et avisé, le puîné ne lui offrit en échange aucune réponse, rien d’autre que cet étirement de lèvres qu’il laissa un moment marquer son visage.
Isidora ne se fit pas prier pour répondre à son invitation et bientôt, cette histoire d’île et de démons se trouva derrière eux, pour leur plus grand bien. L’accueillant contre lui, l’intendant referma son bras sur elle et machinalement, ses doigts vinrent caresser ce qu’ils pouvaient atteindre dans un mouvement lent et cadencé, parcourant son épaule jusqu’au coude dans un va et vient délicat, apaisant. Approchant son visage du sien, l’homme se laissa à son tour envoûter par cette proximité doucereuse, enivrante … pourquoi sa présence devait-elle susciter en lui tant d’émois, tant de satisfaction ? Luciano n’oubliait pas d’où ils venaient … qui aurait cru qu’un jour, la compagnie d’Isidora Terren lui ferait éprouver un tel apaisement ? Pas lui en tout cas.
Non sans se laisser un temps pour savourer l’instant, la pavlicaine revint finalement sur leurs propos, lui renvoyant l’air de rien l’ascenseur. Lui, se dévoiler ? Sa requête n’était pas sans fondement … il était vrai que Luciano Viridis parlait peu et qu’autour de l’intendant de Borao planait une sorte de flou, au travers duquel personne ou presque n’était jamais parvenu à voir. Un paradoxe étrange contrastait le personnage qu’il était : l’intendant aimait se faire voir et entendre, pourtant l’homme parlait peu de lui, de ce qui le caractérisait vraiment, de ces choses qui ne définissaient. La raison ? Aussi étrange cela pouvait-il paraitre, Luciano n’avait jamais eu personne pour l’écouter, et jamais personne ne s’était risquer à lui poser la question. Avait-ce toujours été le cas ? Non, mais cela faisait suffisamment longtemps pour que l’intendant peine à s’en souvenir. Tandis qu’il percevait sur ses traits le contact léger des doigts de la jeune femme, l’homme laissa la perspective de la laisser l’apercevoir effleurer sa conscience, apprivoiser sa réserve. Après tout, n’était-ce pas le juste retour des choses ? Luciano ne pouvait s’attendre à la voir faire un pas sans considérer le fait de devoir en faire un lui-même.
Un moment, le regard de l’intendant s’agrippa à celui de sa partenaire, s’y attarda pendant de longues secondes. Indéniablement, une part de lui avait toujours aimé se voir affubler de l’étrange intérêt que lui avait toujours plus ou moins porté Isidora Terren. Si la nature de cet intérêt s’était mué au fils des années et plus encore ces derniers mois, sans vraiment se l’avouer Luciano l’avait toujours chéri d’une manière ou d’une autre, parfois à son avantage, parfois non. Averti, bien au-delà de cette attirance physique, l’homme de Borao savait bien ce qui suscitait chez l’aîné des Terren cet attrait, cette attraction : les mystères qui l’entouraient attirait comme un aimant sa curiosité, son attention. Que se passerait-il lorsqu’elle n’aurait plus rien à découvrir ? Se lasserait-elle ? Sans doute oui, et l’idée déjà le peinait, lui qui se croyait pourtant persuadé que toute cette histoire n’avait pas réellement d’avenir, et que leur aventure n’était qu’un épisode d’un des chapitres de leur vie.
Silencieux malgré les paroles d’Isidora, Luciano se trouva incapable de la quitter des yeux et la main qu’elle porta à son visage ne l’y aida pas. Sans vraiment savoir quand ni à quel moment exact, l’air se chargea finalement d’un magnétisme qui ne lui échappa pas et qui plongea l’intendant dans un état étrange, hypnotique … le sourire de la jeune femme avait disparu pour laisser place à son regard, dans lequel brûlait une lueur que l’homme avait déjà eu l’occasion d’apercevoir. Là, si proches l’un de l’autre, Luciano laissa son esprit se perdre à imaginer les desseins qui gagnaient sa partenaire … allait-elle rompre les quelques centimètres qui les séparaient encore ? Cela n’aurait pas été la première fois qu’Isidora se risquait à envisager une telle entreprise : la jeune femme l’avait déjà expérimenté ce soir-là à Pavlica, un peu par accident, mais pas tant que cela … Luciano se souvenait de l’hésitation, ou du moins de cet interminable instant qui s’était égrainé, seconde après seconde. Ce jour-là, retenue aux frontières, Dora n’avait pas su franchir le pas. Comptait-elle le faire ce soir ? A ce sujet, l’avis de Luciano Viridis n’avait pas changé : empli de principes qui lui étaient plus ou moins propres, le puîné n’accordait que rarement le privilège de ses lèvres et ses baisers. D’aucuns le disaient avare, l’intéressé, lui, préférait se qualifier de sélectif … pourtant, là où d’autres avant elle n’avaient jamais su émousser ses habitudes, Isidora Terren parvenait à immiscer en lui l’idée d’une exception, d’un peut-être, d’un pourquoi pas. Une part de lui se trouvait curieux … pourquoi ? Luciano n’était pas certain d’avoir cette réponse, n’était pas sûre d’en avoir conscience, de vouloir l’admettre. Malgré l’esquisse d’une éventualité qui grandissait à mesure que s’accumulaient leurs échanges et rencontres, l’intendant mettait un point d’honneur à ne pas laisser les potentialités l’influencer, le persuader et encore moins le convaincre … oui, la curiosité seule le rendait affable et c’était là l’unique raison que l’homme acceptait en tant que telle, ce qui n’était en soit pas complètement un mensonge.
Parce que Terren s’illustrait à ne jamais laisser les choses se passer deux fois de la même manière, cette fois, la jeune femme ne laissa pas le douter planer bien longtemps. Avec plus de fluidité qu’il n’aurait pu l’imaginer, la pavlicaine déposa finalement ses lèvres sur les siennes, offrant à l’intendant un baiser modéré, mesuré, qui ne laissa aucune parcelle de son corps indifférente. En réponse à l’instant, Luciano sentit dans sa nuque ses cheveux se dresser dans un frisson qui le traversa de part en part. Pourquoi ? Pourquoi devait-elle ainsi, sans arrêt, l’amener à ressentir de manière si excessive les émotions, et intensifier ainsi, démesurément, chacune de ses sensations ? Cette question revenait un peu trop souvent à son goût , pourtant l’intendant se garda bien de s’y attarder, de peur de manquer l’évènement.
Vite – trop vite – le moment passa, laissant l’intendant dans une quasi-immobilité qui trahissait l’effet que l’instant avait eu – avait toujours – sur lui. S’humectant les lèvres du bout de la langue dans l’espoir d’y déceler la saveur que Terren avait laissé là, pendant un temps Luciano peina à réaliser ce qui était arrivé, que ce nouveau pas avait été franchi. L’espace de quelques secondes, l’idée de lui rendre la pareil le traversa, effleura sa conscience, et pendant longtemps le puîné hésita, hésita … pour finalement se contenter d’afficher un sourire, dévoilant par ce fait son ressenti. Il avait aimé ça, oui, un peu trop pour être tout à fait anodin. Tant amusé qu’intrigué par ce nouveau chemin qu’ils empruntaient, Luciano la fixa un moment, sans se départir un seul instant de ce sourire qui traversait son visage. Animé d’un souffle nouveau fomenter par ce baiser impromptu, l’homme reconsidéra un instant la requête d’Isidora. Se dévoiler un peu plus ? Pourquoi pas. Après tout, l’intendant de Borao ne perdait rien à lui offrir quelques bribes de cet homme qui demeurait dans l’ombre … tant qu’il en gardait assez pour entretenir son intérêt.
« — D’accord » affirma-t-il enfin, plissant à l’occasion les yeux dans lesquels s’était mis à briller une lueur un peu mutine « Vas-y. Pose-moi une question » déclara le puîné.
D’un hochement léger de tête, Luciano l’invita à s’y hasarder, l’y encouragea. Que pouvait-elle bien vouloir savoir à son sujet, quelles genres de questions se posait-elle ? Luciano était curieux de le découvrir, plus qu’il ne l’aurait pensé.
Contrairement au Viridis, Isidora n’a jamais ressenti de réserve particulière dans le fait d’embrasser; généreuse amante, elle recherche surtout le plaisir et les sensations, la proximité de celui ou celle qu’elle a élu pour la nuit. Cette tendance s’est toutefois inversée dès les premiers contacts plus intimes avec Luciano. Plus timide dans ses démonstrations, la jeune femme a en quelque sorte, et de manière parfaitement inconsciente d’ailleurs, compris la limite implicite que ressent son amant face à la chose. Ce baiser représente bien des choses à ses yeux, même si elle tente d’en faire fi. Il s’agit d’un instant charnière dans leur relation, ou du moins l’est-ce pour elle sans qu’elle n’ose véritablement se l’avouer. Il évoque un désir grandissant d’être près de lui, de manières qui transcendent leurs contacts jusqu’à présent. En posant ses lèvres contre les siennes, Dora réalise à quel point elle avait soif de cet instant. Un frisson vient cambrer ses reins, trop rapidement arrêté quand finalement leurs visages s’éloignent l’un de l’autre, venant rompre l’instant qui se suspend.
Se suspend.
Se suspend.
Isidora attend, le souffle en arrêt, les paupières mi-closes et les neurones perdues dans un horizon ouaté. La jeune femme ne connaît plus le nord et le sud, seule la perspective d’un second baiser l’attire à la manière d’un aimant. Le regard rivé sur les lèvres du puîné Viridis, elle se fait impatiente. Au sourire qui vient étirer les lèvres de l’homme, elle comprend un peu tard qu’il n’y aura pas suite tel qu’elle l’espérait. Un instant, son cœur lui tombe lourdement dans les talons, si bien qu’elle a la respiration coupée. Comment a-t-elle pu se bercer ainsi d’illusions ? Perdue dans une déception beaucoup trop palpable, elle a perdu son sourire et son éclat, intérieurement bredouillante et incapable de mettre une pensée devant l’autre. Que doit-il penser d’elle maintenant ? S’imaginant aussitôt qu’il la considère comme une pauvre gamine entichée, elle détourne les yeux, cherchant à faire un sens à l’instant qu’ils viennent de vivre. Par réflexe plus que par envie, elle se remet à sourire, avec toujours cette petite provocation, celle qu’elle lui réserve si bien lorsque son orgueil est blessé.
Tant pis, se dit-elle. Ouais, tant pis.
La requête formulée par son aîné l’entraîne ailleurs malgré le pincement toujours présent dans sa poitrine. Après ce revers, la dernière chose à laquelle la pavlicane s’attendait était une telle ouverture de la part du blond. Une telle chance ne peut être gaspillée se dit-elle, et sa déception cède place à une grande curiosité, celle qu’elle a toujours ressenti à l’égard de Luciano.
« Une question seulement ? Ma foi, quelle offre généreuse, c’est certain que je serai bien plus renseigné à ton sujet grâce à celle-ci. » fait-elle, non sans une once de sarcasme. Souriant presque à regret, la jeune femme réfléchit quelques instants avant de se mordre la lèvre et de déclarer : « Ce n’est pas juste, il y a beaucoup trop de choses que je voudrais savoir de toi. Je suppose qu’il faudra pour le moment m’en contenter, jusqu’à ce que je réussisse à te faire boire assez pour te dévoiler tel que je l’ai fait au mois de mai. »
Taquine, toujours, bien que cette fois l’idée lui a bel et bien traversé l’esprit. Dora n’a jamais eu la chance d’observer son interlocuteur dans un état d’ébriété avancé et l’idée de le découvrir anime ses prunelles d’un éclat joueur presque malsain. Sa curiosité ne connaît aucune limite, et prête à tout pour parvenir à ses fins elle pourrait certainement traiter l’homme de Borao avec moins de discernement et de délicatesse que lui lorsqu’il avait la pavlicane à sa merci. Au-delà de ses moyens douteux, la jeune femme aspire simplement à mieux connaître cet homme qui, encore et encore se dérobe à elle, de plus d’une manière d’ailleurs. Ce baiser sans retour n’en était-il pas la preuve après tout ? Isidora ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il cache, ce qu’il tient si près de son cœur. Pourquoi il se montre aussi renfermé, sachant pertinemment qu’elle-même agit de la même façon. Est-ce là simplement le fardeau qu’ils doivent porter en tant que membres des prestigieuses Familles ? De devoir constamment se couper du monde, pour éviter, au détour, le coup de couteau qui causera leur perte ? La brunette n’a pas oublié que Luciano, plus que personne, peut comprendre la solitude qu’elle ressent… Car il vit la même. Il a parlé de bâtir des ponts, l’invite à construire avec lui mais… La princesse de Pavlica n’est pas dupe; elle sent bien que le blond a du mal à faire de même avec elle. À s’ouvrir et se dévoiler.
Malgré tout, elle vient écarter une mèche sauvage de la chevelure de son amant, non sans une forme de tendresse méticuleuse. Une récompense silencieuse pour les efforts déployés : aussi insatisfaite soit-elle de cette question unique, elle se sait déjà chanceuse d’en avoir l’opportunité. Elle laisse planer un long silence pendant lequel elle scrute les traits de Luciano sans véritablement les voir, absorbée par la conception de cette question. Isidora n’a envie de rien laisser au hasard : elle doit bien formuler ses mots si elle espère en découvrir plus au sujet de celui qui, indéniablement, a suscité son intérêt.
« Je te connais comme étant un Viridis, l’intendant de Borao, un homme avec beaucoup de responsabilités, quelqu’un qui sert et protège. Je n’ai pas souvent l’occasion de voir l’homme derrière le masque, derrière ce qui est attendu de lui. Lorsque j’en ai la chance, toutefois, je suis… intéressée par ce que je vois, » pour ne pas dire totalement charmée. « et j’aimerais beaucoup en savoir plus sur lui. Celui que tu caches avec autant de véhémence. »
Ses doigts, enjôleurs, tripotent le col de l’homme, chatouillent la peau de son cou. Isidora connaît parfaitement l’effet qu’elle produit sur les autres, y compris lui. Elle use de son charme sans réserve et sans la moindre honte.
« Si tu n’étais pas cet homme que tous connaissent, ce Viridis intendant de Borao, que ferais-tu? »
Si tu étais libre, Luciano, quel chemin emprunterais-tu ? Cette question n’a rien d’un hasard; sous ses sourires rieurs se cachent une intention véritable et tendre d’apprendre à le connaître tel qu’il est réellement. Elle sait que peu importe sa réponse, elle sera en mesure de mieux comprendre le personnage lui faisant face. S’il refuse de se prêter à l’exercice, alors elle saura au moins qu’il n’y a probablement jamais réfléchi. Que se cache-t-il chez cet enfant du milieu ? Malgré le poids de ses responsabilités, a-t-il réussi à former sa couleur, ses propres envies, sa propre identité ? Ou si à la manière d’un loup il a emprunté celle de la meute, oubliant ses principes individualistes ? Isidora veut connaître ses passions, ses rêves, elle veut savoir ce qui anime son cœur. Même si elle se doute qu’aujourd’hui il ne dévoilera pas tout, loin de là, ce premier pas l’inspire, la fait se redresser un peu sur le sofa. Malgré son sourire on devine son impatience, sa soif de le connaître.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Quelle valeur ce baiser avait-il à ses yeux ? A n’en pas douter, bien plus que Luciano Viridis ne le laissait percevoir. L’intendant de Borao était de ces hommes-là : le puîné gardait pour lui ce qui comptait vraiment, ces parts de lui qui, d’une manière ou d’une autre, le rendait à ses yeux vulnérable. Peu de choses avaient ce pouvoir-là et sans doute sans le vouloir, Isidora Terren venait d’en effleurer une, au sens propre comme au sens figuré. Quelle expérience, quelle histoire lui valait ce comportement, cet instinct de ne pas laisser paraître ce qui pourtant faisait trembler son cœur ? Si résidait, dans cette attitude, une part indéniable de tempérament, les évènements vécus n’étaient pas sans l’avoir influencé. Plus important encore, le laisser paraître – et donc l’admettre – insufflait à leur relation une dimension nouvelle, que Luciano n’était pas certain de vouloir autoriser – s’autoriser – pour un millier de raisons. L’embrasser n’était pas rien pour lui et le puîné ignorait encore quel sens exact Isidora donnait à son geste. S’il savait pertinemment que la jeune femme avait compris depuis longtemps toute l’intimité que représentait ses lèvres, Luciano peinait encore à déterminer s’ils attribuaient à ce rapprochement la même signification … et face au doute, l’intendant hésitait, se montrait frileux.
Quand bien même étaient-ils à ce sujet sur la même longueur d’onde, une autre question se posait, se présentait à lui comme un présent amer : le voulait-il ? Beaucoup d’arguments le poussaient à croire que non, pourtant le fait même de devoir y réfléchir impliquait une incertitude quant à la réponse. Là encore, terrible ambiguïté, planait un peut-être, ce même pourquoi pas qui l’avait poussé à la laisser s’avancer et franchir le pas. Coucher avec elle et passer du temps en sa compagnie ne le dérangeait pas – bien au contraire – et ne lui posait aucun problème de conscience … en faire sa compagne en revanche – car c’était cela – était une autre chose. La frontière entre les deux était parfois mince, brouillée, mais Luciano se connaissait suffisamment pour savoir que la sienne se trouvait là, à l’orée de leurs lèvres.
Et une question, déjà, lui enserrait l’esprit.
Pouvait-il vraiment se risquer à la traverser, lui, l’intendant de Borao ? Bien au-delà de leurs statuts respectifs, l’homme ne pouvait s’empêcher de se questionner quant à ce qu’il était en mesure de vraiment lui offrir, mais aussi jusqu’à quel point leur personnalité étaient compatibles. Comme la glace et le feu, l’un et l’autre se trouvaient drastiquement opposés, et si bien des points communs, finalement, les unissaient de manière inattendue, pouvait-il vraiment espérer que cela suffirait pour rendre viable quelque chose de plus grand ? Avisé, Luciano se voulait protecteur tant pour lui que pour elle, et par ce fait l’homme ne pouvait s’empêcher de penser à long terme. Pouvaient-ils vraiment se perdre à espérer, à croire, quand tant d’incertitudes teintaient déjà leur avenir, tant personnel que commun ? Pessimiste par nature, Luciano avait l’habitude de s’attendre au pire et n’espérait jamais le meilleur ; alors, face aux doutes, face à ce qui était pour lui une ambiguïté, l’intendant avait fait le choix de ne pas répondre à ce baiser qui, pourtant, l’avait fait trembler en bien des manières.
La déception d’Isidora ne lui échappa pas et une part de lui s’en affligea … Dora, à juste titre, se posait sans doute moins de questions. Là où son aîné se laissait influencer par la raison, la jeune femme, elle, laissait son cœur et son instinct dicter sa conduite, et dire que cela ne lui plaisait pas chez elle aurait été un bien traitre mensonge. Luciano l’appréciait pour ça et pour bien d’autres choses : Isidora Terren lui faisait quitter les sentiers battus, le faisait vibrer plus qu’il ne l’admettait, lui donnait la force, le courage – l’audace ! – de faire ce qu’il n’aurait sans doute jamais fait en temps normal. Lucide, le puîné en avait conscience : Isidora Terren apportait dans sa vie une étincelle de folie, pimentait son quotidien, apportait à son existence une partie de ce qui lui manquait. Quelque chose au fond de lui y tenait farouchement, n’était pas prêt à s’en laisser défaire, et déjà l’intendant voyait au porte de sa conscience se présenter un choix, un choix qu’il imaginait peut-être … ou peut-être pas tant que cela.
La remarque de Dora concernant l’unique question qu’il lui offrait pour l’heure octroya à ses pensées un heureux intermède, une distraction dont le puîné avait terriblement besoin. Quelles étaient toutes ses choses qu’Isidora se languissait de connaître ? La mer sombre et trouble qu’il était pouvait paraître profonde, mais l’était-elle vraiment ? Quand bien même lui attribuait-on une certaine suffisance, Luciano était un piètre juge de sa propre personne, aussi se trouvait-il forcé de s’en tenir à ce qui se disait. Le projet de sa partenaire, en revanche, ne manqua pas de le récréer. Le faire boire, lui, assez pour lui faire perdre ses moyens ? C’était tout de même peu probable …
« — Ton plan est un peu compromis, maintenant que je sais que tu l’as en tête » fit remarquer l’intendant. Le sourire qui planait sur son visage trahissait son amusement « Cela dit, tu aurais tort de croire que l’alcool est la seule chose en mesure de me faire parler » ajouta-t-il.
Malgré le sérieux de sa remarque, mutin, son regard brilla un instant. Du plus loin qu’il s’en souvenait, Luciano Viridis n’avait jamais été ivre au point de dévoiler ses secrets. Le puîné de la famille dominante de Borao n’avait jamais été désespéré à ce point … quant au reste, l’homme connaissait ses limites, qu’il savait sans doute moins étendues que celle d’Isidora. S’il se gardait bien évidemment de l’admettre – il avait tout de même une réputation à tenir, non ? – l’homme n’en avait pas moins conscience, lui qui l’avait vu s’enfiler une bouteille de téquila ou peu s’en fallait, et rester debout malgré cela.
Par la suite, silencieux, Luciano observa la jeune femme se plonger dans une réflexion qu’il devinait intense. L’homme n’était pas sans connaître la difficulté de ce qu’il lui imposait et l’avarice n’était pas sa raison première : bien au-delà de vouloir conserver encore un peu des parts d’ombre, l’intendant de Borao se trouvait curieux de savoir sur quoi la pavlicaine se questionnait le plus. Pendant longtemps, le puîné en profita pour détailler ses traits, qu’il commençait pourtant à connaître à force de les contempler … mais dont il n’était pas encore prêt à se lasser. Quelques instants plus tôt, la tendresse de ses doigts sur son visage était venu harponner son cœur et l’avait plongé dans un état doucereux, affable.
Lorsque Dora reprit enfin la parole, l’intendant l’écouta avec une attention particulière, et finalement un sourire léger s’esquissa sur ses lèvres à l’entente de son choix de mots. Si les doigts de la jeune femme non loin de son cou venaient immanquablement le distraire, l’intendant, déjà, s’affairait à préparer sa réponse … sans la Nova Existência et toutes ses conséquences, que serait-il devenu ? Qu’aurait-il fait ? Luciano n’avait pas besoin d’y réfléchir beaucoup : l’homme n’avait pas oublié ce qui l’avait jadis animé, et ce que le passé lui avait permis d’accomplir pendant un temps ; un statut, que son cœur aspirait un jour à retrouver. Honnête dans les propositions qu’il faisait, Luciano se plia à l’exercice, tâcha de ne pas être rapiat.
« — J’étais chercheur avant que notre monde change, généticien, pour être tout à fait précis » déclara l’intendant, rappelant à leur mémoire qu’il n’avait pas toujours été politicien « En tant que Viridis, j’ai cherché un moment à améliorer nos productions, avant de changer d’objectifs. Vers la fin, je travaillais pour l’hôpital de Borao, sur des choses qui aidaient les gens, les sauvaient parfois. C’était satisfaisant, parce que ce que je faisais avec un sens, une utilité » affirma le puîné. L’homme eu un court instant de réflexion avant de conclure « Si je n’étais pas intendant, c’est ce que je continuerai de faire » assura-t-il.
Au détours de leurs discussions et des actions du puîné, sans doute Isidora l’avait-elle entraperçu : Luciano Viridis se complaisait à aider les autres, à réparer ce qui était brisé, à guider ce qui était perdu. N’en avait-elle elle-même pas fait les frais ? Mis à mal par les évènements, Luciano avait dû mettre de côté cette part de lui, qui pourtant revenait au galop à la moindre occasion.
« — Et si je n’étais pas né Viridis ? » poursuivit-il, couvrant jusqu’au bout la question « Ma foi, sans doute serai-je parti élever des Chevroums dans les montagnes, ou dans un coin assez reculé pour ne pas me faire emmerder » déclara-t-il.
Cette fois, à ces mots un large sourire traversa son visage, dévoilant tout l’amusement que suscitait en lui l’idée. Luciano s’en amusait, oui, pourtant l’homme n’en demeurait pas moins sincère : quelque chose en lui aspirait à la tranquillité, à l’isolement, à se contenter de l’essentiel. Sans doute cela semblait-il paradoxal, lui qui était riche et ô combien attaché à son confort, pourtant, en d’autres circonstances, Luciano Viridis aurait volontiers troquer tout cela pour une vie paisible, à l’écart de tous les problèmes.
Un moment, son court discours passé, l’intendant fixa la jeune femme, se surprit à vouloir à son tour une réponse. Quand était-il d’elle ? S’était-elle déjà projetée dans d’autres réalités ? S’était-elle déjà perdue à imaginer ce qu’aurait pu être sa vie en d’autres circonstances, sans les inatteignables attentes de son père, sans les drastiques lois de Cinza ? Rongé par la curiosité, avec douceur Luciano leva une main vers elle, effleura son visage d’un revers de doigts. Sans vraiment savoir pourquoi, l’intendant hésita un moment.
« — Et toi ? » questionna-t-il, laissant sa curiosité le gagner « Sans les contraintes que le monde t’impose, que serais-tu ? » Il fit une courte pause, la fixa de son regard d’acier « A quoi ton cœur aspire-t-il ? » lui demanda-t-il finalement.
Vestiges du passé, sa mémoire lui apportait çà et là, déjà, quelques éléments de réponse : bien avant que la Nova Existência ne vienne s’en mêler, Luciano se souvenait d’avoir eu connaissance de l’attrait de la jeune femme pour les combats pokémons, une passion qu’elle tenait de sa mère, si ses souvenirs étaient bons. Il se souvenait, aussi, du passage de la pavlicaine chez Foldo, sur l’atypique arène située en haut de la Tour Viridis. Cette passion n’avait-elle été qu’une passe, qu’un passe-temps de petite fille … ou bien s’était-elle heurtée aux lois imposées par la Team Plasma ? Sans vraiment se l’admettre, une part de lui connaissait déjà la réponse.
Qu’est-ce qu’un simple baiser dans une vie débauchée, à partager toutes sortes de plaisirs ? D’ordinaire généreuse en affection, Isidora ne prête définitivement pas le même poids à ce genre de choses que son homologue de Borao, bien à l’inverse. Embrasser quelqu’un fait partie de ce qui suit à ses yeux; même qu’elle ne comprend pas qu’on puisse s’en priver et se languit de ce contact entre eux depuis leur toute première nuit d’intimité tous les deux. Dora a l’habitude de voir hommes et femmes défiler, petits passages éphémères dans sa vie où tout s’enchaîne trop vite. Ce refus implicite de s’y adonner, de la part de Luciano, lui offre une nouvelle perspective de la chose. Clairement, le blond n’offre ses lèvres qu’à de rares élus. S’il a accepté ce chaste baiser de sa part sans la repousser, c’est nécessairement qu’il l’estime mais… Mais. La jeune femme n’est pas sotte et comprend parfaitement ce message sous-entendu dans les actions de son aîné. Elle n’est pas digne. Pas digne de recevoir ses embrassades, pas digne d’être plus pour lui que quelques nuits de complicité. Elle contemple l’idée un instant, la soupesant comme pour s’y familiariser. Quelque part, l’héritière de Pavlica l’a toujours su et pourtant… Pourtant aujourd’hui cette pensée forme un nœud douloureux dans son estomac. Une pointe honteuse, cruelle. Toute sa vie, elle a eu la certitude de n’être jamais assez. Encore une fois elle s’en convainc.
Luciano ne veut pas d’elle, pas de cette manière du moins.
Isidora se trouve assez lucide pour savoir que cette idée la blesse alors qu’elle devrait l’indifférer. Jamais elle-même n’a formulé le désir d’aller plus loin, même que cette idée lui paraît totalement saugrenue. Luciano et elle… ensemble ? Non vraiment, il n’y a pas plus ridicule. Pourtant, une part d’elle aurait voulu… aurait voulu quoi exactement ? La Championne sent sa patience s’effriter. Ce n’est pas le moment de se poser ce genre de questions, des questions qui ne feront que la troubler pour rien. Bien sûr que Luciano n’a aucune envie de ce genre de relations avec elle : ce ne serait ni logique, ni souhaitable. Mais une part d’elle aime être désirée de lui. Qu’il l’embrasse aurait été une sorte de preuve, l’aurait peut-être rassurée, lui qui se montre si avare d’affection. Dora n’a pas l’habitude de gens aussi mesurés que lui. Parfois, elle aimerait qu’il sorte des terrains battus, sans s’imaginer qu’avec elle son comportement fait souvent plus exception que règle, déjà.
Heureusement pour elle, les réponses de Luciano lui offrent un répit salvateur à ses questionnements. Attentive, Isidora s’est posée nonchalamment contre le dossier du canapé pour l’observer, avide de le découvrir un peu. Chercheur ? À vrai dire, la jeune femme n’en avait pas du tout souvenir mais à présent cela lui revient vaguement. Satisfaite, elle émet un léger sourire; esprit affuté, la pavlicane apprécie les intellectuels qui cherchent à faire avancer le monde à leur manière. Elle y reconnaît là bien son amant et se dit non sans une once de préoccupation que le monde politique doit le rendre bien malheureux. Il est bien loin de son métier original et en ce sens ils ont tous les deux quelque chose en commun, encore une fois. Arrachés à leur passion première par la Nova Existencia, forcés de défendre les intérêts de leur famille avant tout. Isidora pince les lèvres, navrée. Qu’aurait accompli Luciano si les circonstances ne l’en avait pas empêché ? Combien de vies aurait-il amélioré ? Encore une fois, la jeune femme se sent petite, si petite face à lui et ce cœur altruiste qu’il dissimule si bien et qui pourtant est là. Grave, elle scrute ses traits avec une intensité silencieuse.
Elle a toujours su qu’il était une meilleure personne qu’elle, de tant de manières.
Sa blague concernant les Chevroums ne suffit pas à la faire sourire. Perdue dans ses pensées, elle n’en est tirée que par le contact des doigts de son amant contre sa joue, qui la font sursauter. Et elle ? La question, en cet instant, vient la refroidir. Détournant la tête, elle répond d’abord, un peu sèchement :
« Rien d’aussi bien que de faire des recherches pour sauver des vies, en tout cas. »
Se redressant presque d’un bond qui fait grogner Cornaline qui s’était presque assoupie contre elle, Dora se met à arpenter la pièce, les bras autour de la poitrine, évitant soigneusement tout contact visuel avec le Viridis.
« Ce que j’aurais voulu faire de ma vie n’est un secret pour personne, Luci, tu devrais le savoir. C’est même tatoué sur tout mon corps, au grand dam de mon père d’ailleurs. » ces tatouages vestiges d’une autre époque, une où elle était libre de partager pleinement sa passion. À présent, elle cherche presque à les dissimuler au regard de ce partisan des nouvelles lois, celles qui ont causé tant de peine et de désarroi chez elle. « Si ce n’était pas de la Nova Existencia, je marcherais sur les traces de ma mère en tant que dresseuse. Si je n’étais pas Terren, eh bien… ça fait longtemps que j’aurais quitté Cinza. Vraiment longtemps. »
Amère, elle se réfugie près du foyer qu’elle contemple sans voir, le regard perdu vers un avenir impossible.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
La question, renvoyée instinctivement sans tellement y réfléchir, jeta une ombre sur le visage d’Isidora ; une ombre qui n’échappa pas à l’intendant, qui se complaisait à être si observateur. Fallait-il être tant observateur que cela pour s’en rendre compte ? Pas vraiment. Bien avant qu’elle ne prononce le moindre mot et pourtant trop tardivement, Luciano comprit que ce qui avait jadis été était encore, et qu’en cela résidait une sorte de mélancolie, de regret, de déception. Les paroles de la jeune femme, énoncées quelques instants plus tard, ne vinrent que confirmer ce que son cœur avait déjà compris : Dora n’avait jamais fait son deuil de cette vie qu’elle avait rêvé, et dont elle rêvait encore. A la vue de son corps s’éloignant du sien, l’intendant de Borao sentit son cœur se serrer ; un cœur, qui n’avait pas manqué d’être mis à mal par la réplique offerte par la pavlicaine un peu plus tôt. Qu’était-ce ? Isidora s’apitoyait-elle vraiment sur son sort, mettait-elle vraiment en concurrence ce qu’ils avaient l’un et l’autre été ? De nouveau, la jeune femme venait mettre en lumière cette différence drastique qui les séparait, mettant son aîné sur un piédestal, l’érigeant bien, bien au-dessus d’elle. Était-ce fondé ? Oui, d’une certaine manière … à bien des égards, Luciano était meilleur qu’elle et le nier aurait été hypocrite. Luciano jouissait d’une expérience qu’elle ne possédait pas, d’un statut qu’elle n’avait pas, de prédispositions que son éducation n’avait jamais su lui donner. A contrario, Isidora disposait de bien d’autres qualités qui faisaient défaut à l’intendant et qui rendait sa valeur différente ; différente, mais pas moindre. Dora, pourtant, semblait prendre un plaisir malsain à se focaliser sur ce qui lui manquait, sur ce que son homologue avait et qu’elle n’avait pas.
Oui, ils étaient différents, et une part de lui ne comprenait pas comment la jeune femme pouvait l’estimer à ce point, alors que l’opinion publique, elle, s’affairait à inverser les choses. Luciano Viridis n’était pas l’homme le plus apprécié de Cinza, bien au contraire : en vérité, peu étaient ceux qui l’appréciaient vraiment à sa juste valeur, le passé qu’il traînait derrière-lui n’y étant pas pour rien. La princesse de Pavlica, elle, faisait l’unanimité ou presque. Son fort caractère – Luciano préférait appeler cela comme ça – n’était certes pas au goût de tout le monde, mais Isidora Terren était cool, était drôle, était belle ; elle plaisait, à tout le monde … sauf à elle-même. Y avait-il ironie plus cruelle, que de voir le malaimé en paix avec lui-même – l’était-il vraiment ? – là où la préférée détestait la moindre part d’elle ?
D’abord silencieux, Luciano observa la jeune femme se lever et rejoindre l’âtre vide, dans lequel brûlait parfois un feu ardent, mais pas aujourd’hui. Avenant car partageant en un sens son sort, l’intendant offrit un regard à la Caninos laissée en plan, laissa ses doigts s’enfoncer dans son épaisse toison avant de reporter son attention en direction de son hôte. Tout, dans l’attitude de la jeune femme, venait lui démontrer sa volonté de mettre entre eux une distance, qui trahissait un mal-être auquel l’intendant n'était pas indifférent. Luciano Viridis n’avait jamais su se montrer complètement sourd aux peines d’autrui et aujourd’hui ne faisait pas exception à la règle.
« — Je me souviens d’avoir su que tu étais venu défier mon frère un jour » déclara Luciano. L’évènement, à l’époque, n’avais échappé à personne « Mais je ne savais pas que ça t’était resté » avoua-t-il.
Non, Luciano n’avait pas menti : certaines parts d’elle lui était encore étrangères, inconnues. Bien que connues, si les choses avaient indéniablement changé, pendant longtemps l’intendant de Borao n’avait jamais prit le temps de s’attarder sur les informations concernant Isidora Terren, se contentant à tort de ce qu’il savait, laissant ses préjugés combler le reste. En cela, l’homme de Borao disposait de bien des lacunes la concernant, et apprenait à la connaitre au jour le jour, lentement mais surement.
Loin de vouloir la laisser dresser entre eux des barrières, Luciano se leva à son tour pour la rejoindre, laissa ses mains se poser sur ses bras, et posté derrière elle, l’homme se contenta un moment de la sensation de ses doigts se refermant sur leur prise. De toutes les lois promues par la Nova Existência, celles interdisant les combats étaient, de loin, celles que l’intendant regrettait le moins, son avis concernant le sort réservé aux combattants n’y était pas pour rien. Malgré son point de vue sur la question, Luciano n’était pas sans savoir, cependant, que ces interdictions avaient fait paraître des versions plus violentes encore, plus cruelles, et que les proscrire avait été une erreur. Enfin, bien au-delà de ses propres convictions, l’homme savait aussi qu’en tout cela régnait une part d’injustice, car tous les dresseurs n’étaient pas les mêmes … certains étaient capable de compassion, de respect, connaissaient les limites, en faisait un sport, et non pas une boucherie ; Luciano le savait, car n’avait-il pas grandi avec Foldo Viridis ?
« — Je suis désolé, Dora » prononça-t-il, la voix emplie d’un regret peu commun.
Quelle genre de dresseuse Isidora Terren avait-elle été ? Pas des pires en tout cas, autrement Foldo ne lui aurait jamais fait l’honneur d’un match. Un instant, l’homme soupira, laissa l’air gonfler ses poumons. La Nova Existência n’avait pas fait que des heureux et Luciano le savait bien … à bien des égards, elle avait brisé les rêves et espoirs de bien des personnes, en avait condamné d’autres. Si jusqu’à présent Luciano avait su se réconforter en se persuadant que tout cela avait été fait au nom d’une juste cause, aujourd’hui, à la lumière des récents évènements, l’intendant sentait en lui s’ébranler la structure dressée au fil du temps, celle qui lui permettait de tenir, de supporter. Malgré lui, Luciano Viridis avait été de ceux qui avaient permis à ce nouveau monde d’exister, en était le représentant, le défenseur. Cela signifiait-il qu’il le cautionnait dans le moindre détail ? Il l’aurait fallu, oui, pourtant … pourtant, c’était loin d’être le cas. Comme beaucoup, Luciano Viridis n’avait pas eu voix au chapitre, mais parce que cela n’avait pas été le cas ne signifiait pas que cela ne le serait jamais. Au plus profond de lui, l’homme comprenait le dégout de la jeune femme à l’égard de cette nouvelle région et de tout ce que son fonctionnement impliquait … le puîné n’était pas sourd ni aveugle, et demeurait en lui, flamme éternelle, l’espoir de faire un jour changer les choses. N’avait-il pas fait tout ça pour ça, après tout ?
Avec précaution – Luciano n’oubliait pas la blessure qui la traversait ! – l’intendant laissa finalement sa poitrine rejoindre le dos de sa partenaire, referma autour d’elle ses bras dans une étreinte affectueuse, confortante. Était-il vraiment en mesure de la consoler, lui qui finalement se trouvait être avatar de ceux qui avaient causé toutes ses peines ? En théorie, non, mais Luciano savait qu’il n’était pas que cela … non, il n’était pas que cela. Hasardant son visage à côté du sien, le puîné aventura sa main au contact d’une des siennes, arrêta ses doigts aux abords de ses phalanges. Allait-elle les laisser s’y glisser ?
« — Je vais te dire ce qui m’a fait tenir toutes ces années, ce qui me fait tenir aujourd’hui encore » déclara l’intendant, après un long instant de silence et d’immobilisme « Rien n’est permanent, si ce n’est le changement » assura-t-il finalement.
Si Dora ne pouvait décemment comprendre la référence de l’intendant – comment le pouvait-elle ? – son sens et ses sous-entendus en revanche, ne pouvaient lui échapper … oui, Luciano Viridis aspirait à voir les choses évoluer, s’améliorer. Rien n’était éternel, et tout ou presque finissait par changer un jour où l’autre : telle était l’idée qui maintenait à flot l’intendant de Borao, et telle avait été celle de Foldo Viridis, dont la mort avait bien plus de sens que l’histoire ne le laissait supposer.
Isidora aurait tout de même dû s’attendre au rebond de la balle qu’elle a lancée; ce n’est que juste retour des choses après tout que son amant, de la même manière, cherche à apprendre à mieux la connaître. Naïve et parfois même maladroite dans ses interactions sociales, sa vision égocentrique l’empêche d’appréhender pleinement le fil des discussions. Comment elle trouve à s’étonner, cela reste un mystère pour bien des gens et pourtant c’est le cas. Peut-être n’a-t-elle simplement pas l’habitude qu’on s’intéresse à elle à son tour. Dans tous les cas, rien ne l’y préparait et à présent sa réaction se teinte d’une amertume que le Viridis ne mérite pas. Son interrogation, toutefois, a fait ressortir une vieille rancune à laquelle s’est attachée la Terren jadis et qui subsiste encore aujourd’hui. À l’instar de son père, Luciano et son frère aîné ont soutenu ce mode de vie, pour des raisons bien différentes d’Eduardo. Ce dernier a voulu mettre fin au monde auquel aspirait Dora pour le bien de sa famille; le blond l’a fait par conviction politique. Ou du moins est-ce ce que la jeune femme a toujours pensé de lui, entretenant par ce fait même une animosité qui ressort aujourd’hui. La brunette a conscience de s’aventurer en terrain miné, exactement là où elle s’était promis de ne jamais mettre les pieds au risque de provoquer une explosion dont elle n’assumerait pas les conséquences.
Sauf que la rancune est chose tenace, surtout dans un cœur déçu. Alors la passivité agressive, elle ne parvient plus à la contrôler. Une part d’elle a envie de savoir que quelque part, il regrette. Encore ici et maintenant, elle veut qu’on la voit, qu’on la valide, qu’on s’attarde à ses rêves, ses joies et ses peines. Bien entendu, Luciano ne fait pas exception à la règle, bien évidemment. Surtout lui ! N’a-t-il pas, de manière bien inavouée d’ailleurs, une place toute spéciale dans sa vie et ses affections désormais ? Comment lui pardonner de mettre en déroute ses ambitions les plus profondes ? D’une certaine façon, Isidora a envie de le blesser, de le faire sentir coupable et pourtant… L’entendant se lever à sa suite, un sursaut incertain lui parcoure l’échine. Incapable de faire de l’ordre dans ses idées, elle le laisse poser ses mains sur elle, plus chaudes et rassurantes qu’elle ne l’aurait voulu. Pourquoi son contact doit-il toujours animer en elle cette étincelle sereine ?
Puis, il s’excuse.
Une idée parfaitement saugrenue pour celle qui ne prend jamais la peine de motiver ses faiblesses. Pourtant aujourd’hui son amant lui adresse ces mots qu’elle a quelque part attendu et qui viennent gonfler sa poitrine d’une émotion plus grande qu’elle. « Je suis désolé », voilà ce qu’elle aimerait entendre de son père. Personne ne lui a fait de misère personnelle. Oui, ce n'est vraiment la faute de personne. Pourtant cette blessure ne guérit pas, Isidora ne pardonne pas. Est-ce l’occasion aujourd’hui de commencer ? Son cœur s’ouvre devant cette considération nouvelle. Comme à l’affût de ses besoins les plus secrets, ses bras se referment sur elle, viennent dans la cueillir dans une étreinte dont elle s'est languie. En brutal manque d'affection, Dora se sent aussitôt abandonner ses défenses au contact inespéré d’un homme qu'elle estime plus qu'elle n'aimerait se l'avouer. Son contact est tendre, affectueux et chaleureux, autant de caractéristiques qu'elle n'aurait jamais cru possible de prêter à son homologue de Borao. Pourtant tout est là, tout ce dont elle a rêvé bien malgré elle. La grande tension dans ses épaules fond presque instantanément et son corps en fait tout autant contre le sien, se moulant à lui avec la même attention particulière. Coulent et coulent ses amertumes et les élans infidèles de son cœur; incapable de mettre un frein à ses élans elle les laisse galoper fougueusement contre cette lande étrangère. Plutôt que de saisir la main hésitante qui s’est aventurée contre la sienne, Isidora fait volte-face pour se blottir contre son amant, enfouir son visage dans sa poitrine rassurante.
Elle le croit.
Peut-être parce que ce soir elle a besoin de se raccrocher à quelque chose, mais tandis qu’il affirme être désolé, elle y croit. Son souffle rigide s’adoucit contre lui, et habitée d’une douce chaleur elle se sent, pour la première fois depuis longtemps… aimée ? Le mot est certes un fort et pourtant il y a un peu de cette essence dans son ressenti vulnérable. Elle redresse la tête, habitée de mille et une questions qui demeureront sans réponse, avec comme seule certitude ce changement que lui décrit le blond telle une salvation.
« C’est bien ce qui m’effraie, le changement. » fait-elle à mi-voix, incapable de savoir à quel changement exactement elle fait mention. Elle se sent simplement subjuguée par ses propres émotions, dont cette crainte grandissante qu’elle évoque ce soir. « Il me semble que certaines choses étaient plus simples avant. Pourtant, il y a quelque chose qui m’attire profondément à la perspective de sortir des sentiers battus, de m’ouvrir à autre chose, quelque chose que je ne croyais plus possible. Comprends-tu ? »
Comment le pourrait-il alors qu’elle-même ne comprend pas un traître mot de son propre discours ? Incapable de détacher son regard de lui, Isidora pince les lèvres en revoyant tous les instants aujourd’hui où ses pensées se sont égarées vers lui. Serait-ce possible que… Non, certainement pas. Bien sûr que non.
« Un jour, je trouverai bien à quoi tout ça rime pour moi, Luci, mais en attendant, je me fais quand même bien chier. »
Un soupir, puis elle repose sa tête contre son épaule. Elle a envie que leur étreinte dure, ne serait-ce qu’un peu plus.
« Un jour, tu retourneras à tes recherches toi aussi. Ou en tout cas, tu trouveras moyen d’aider des gens, j’en suis certaine. Tu es différent de ce qu’on croit de toi, de ce que tu laisses voir. Tu te souviens ce que tu m’as dit à La Isicao ? Tu m’as reproché de porter un masque… Tu en portes un toi aussi. J’aime bien ce que je découvre sous celui-ci. »
Un sourire doux étire finalement ses lèvres, presque enfantin, sincère.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Qui ne s’effrayait pas du changement ? Le changement, le vrai, venait toujours avec la peur, avec la crainte et personne ne s’y soustrayait, pas même Luciano Viridis. D’aucuns affirmaient qu’un changement qui n’apportait pas avec lui son lot d’appréhensions n’en valait pas la peine et quelque part, l’intendant de Borao pouvait difficilement s’inscrire en faux contre à cet adage … tout venait avec un prix, tout se méritait et le puîné le savait bien. Malgré cela, demeurait dans cette perspective – celle de voir les choses changer – une attirance étrange, inexplicable, qui parvenait parfois à donner aux hésitants la force d’entamer le premier pas vers cette nouveauté si effrayante. Le comprenait-il ? Oui, Luciano le comprenait bien … la belle assurance dont il faisait souvent preuve ne suffisait pas à éclipser les innombrables doutes et peurs qui sommeillaient en lui ; le puîné les cachait, mais cela ne signifiait pas qu’elles n’existaient pas. Savourant le contact auquel Isidora avait finis par s’abandonner, les mains désormais jointes de l’intendant avaient trouvé une place de choix dans le creux de ses reins, et attiré comme un aimant son regard peinait à se détacher d’elle, la proximité de la jeune femme n’y étant pas pour rien.
« — Oui » répondit l’intendant « Oui, je comprends » assura-t-il. Malgré la réserve légendaire qui le caractérisait et qui pouvait porter à croire que l’homme inhibait tout ce qui le faisait sortir des sentiers battus, tout comme elle Luciano percevait l’attraction du changement. Comment croire le contraire, lui qui aujourd’hui s’hasardait à entretenir une relation avec Isidora Terren, bravant à l’occasion bien des habitudes et tout autant de principes ? Dora le méconnaissait sans doute assez pour ne pas en avoir conscience, mais Luciano, lui, le savait bien « Tu es une sortie de route pour moi, Dora » déclara-t-il, filant la métaphore « Ce n’est peut-être pas flagrant, mais tu changes mes habitudes » poursuivit-il « A l’heure actuelle des choses, je ne sais toujours pas si c’est une bonne idée, et cela m’effraie un peu aussi mais … je suis heureux d’avoir laissé ça se produire, et de le laisser se produire encore. Alors oui, je comprends » affirma-t-il de nouveau. Un instant, l’intendant laissa son regard parcourir son visage et ses traits « Parfois, il faut se perdre un peu pour trouver d’autres chemins. De meilleurs chemins » déclara le puîné.
Et ses lèvres s’étirèrent en un sourire presque timide, un peu léger, mais pas moins sincère. Etaient-ils un meilleur chemin ? Une part de lui avait finis par se laisser persuader par l’idée, faute de pouvoir tout à fait s’en convaincre. Sur le papier, Luciano Viridis et Isidora Terren ensemble n’était décemment pas le meilleur projet du monde et bien des arguments allaient en leur défaveur, pourtant, Luciano ne pouvait nier les bienfaits qui découlaient de cet improbable assemblage. Contre toute attente, l’un comme l’autre s’apportaient mutuellement quelque chose, plus qu’ils ne l’avaient imaginé, plus qu’ils ne voulaient bien l’admettre.
Un instant, Luciano s’attarda à décortiquer les paroles de la jeune femme. Quel était ce quelque chose qu’Isidora ne croyait plus possible, et qui pourtant semblait s’esquisser, suffisamment du moins pour le mentionner ? Malgré les questions naissantes et les indénombrables suppositions qui déjà s’accumulaient dans son esprit, l’instinct de l’intendant le poussait à garder le silence, à ne pas investiguer … certaines parts gagnaient à rester dans l’ombre et sans vraiment savoir pourquoi ni comment, le puîné devinait que celle-là en faisait pour l’heure partie. L’oubliait-il pour autant ? Bien sûr que non … son cœur, trop peu objectif, donnait aux mots de la jeune femme un sens particulier, et un sous-entendu que sa raison ne voulait pas entendre.
La suite offrit à Luciano un nouveau rebondissement qui l’incita à passer à autre chose, accordant à sa conscience une nouvelle distraction. Si l’intendant lui souhaitait, évidemment, de trouver un sens à tout ce qui lui arrivait, la chute de sa phrase attisa sans excès sa fierté. En attendant, je me fais quand même bien chier.
« — Pas toujours, j’espère » déclara-t-il, un sourire espiègle traversant son visage.
Bien plus que le reste, l’amusement s’était mis briller dans son regard acier ; une lueur rare, généralement absente en ce lieux trop souvent sérieux, mais que Dora avait pourtant le talent d’éclairer, plus fréquemment qu’à l’accoutumé. Loin de se sentir froisser par l’idée qui – il le savait – ne lui était pas adressé, Luciano se laissa finalement aller, laissa la torpeur de leur étreinte le gagner, l’enserrer … ce contact désormais retrouvé lui procurait une satisfaction, une complaisance que sa raison – encore elle – ne manquait pas de trouver excessive mais dont son cœur, lui, ne se lassait jamais, jamais. Silencieux, l’intendant déposa sa joue contre sa tête, et accueillant un peu plus contre lui la pavlicaine, l’homme musarda à se rappeler son odeur, qu’il avait appris à connaître et reconnaître.
La voix de la jeune femme, qui s’éleva de nouveau dans la pièce, le ramena un instant à la réalité, et ses dernières paroles lui firent baisser les yeux vers elle. S’était-il attendu à un discours semblable ? Non, et dans sa poitrine Luciano sentit son cœur s’ébranler, trembler. Plus qu’il ne l’aurait pensé, l’aveu d'Isidora couplé au désir sincère qu’elle avait de lui souhaiter du bien le toucha, acheva les quelques remparts branlants de sa réserve. Du plus loin qu’il s’en souvenait, Luciano n’avait pas été sujet à de telles paroles depuis … longtemps, et une part de son émotion trouvait indéniablement sa source dans l’identité de celle qui les avait prononcé. Ce qui attirait Isidora Terren chez lui avait toujours été flou, incertain … était-ce son statut, sa place privilégiée dans leur société ? Le défi qu’il représentait ? Aujourd’hui, Dora lui offrait un semblant de réponse et Luciano ne pouvait que se satisfaire de savoir qu’elle appréciait le "vrai" Luciano, celui qu’il s’affairait effectivement à dissimuler derrière un masque et un rôle, celui qui se trouvait si drastiquement différent de la vision qu’il offrait au reste du monde.
Sans pouvoir s’en empêcher, un nouveau sourire s’esquissa sur le visage de l’intendant ; ému, l’homme pouvait sentir ses émotions lui échapper. Était-il vraiment possible de se voir apprécier et aimer pour ce qu’il était vraiment ? Luciano faisait semblant depuis si longtemps qu’il était venu à en douter, et à considérer l’homme derrière le masque comme un imposteur. Aujourd’hui, pourtant, loin de s’en trouver déçue, Dora se complaisait à découvrir l’homme qu’il avait enterré ; et l’intérêt de la jeune femme fit naître en lui une tendresse depuis trop longtemps réfrénée. Quittant sa position, l’une de ses mains voyagea pour recueillir dans sa paume le visage de celle qui avait par ses mots toucher bien plus qu’elle ne l’imaginait. L’espace de quelques secondes, Luciano la dévisagea amoureusement, avant de prendre à son tour la parole.
« — J’aime bien ce que j’aperçois sous le tiens aussi … lorsque tu m’en laisses l’occasion » déclara-t-il. Ses lèvres ne s’étaient toujours pas départies du sourire né quelques instants plus tôt « Tu n’es pas ce que je m’imaginais, et j’aime ça » assura l’intendant. De la pulpe du pouce, l’homme caressa avec douceur sa pommette, s’attarda un instant sur son geste « Tu m’en fais vouloir toujours plus » affirma-t-il « Toujours »
Une détermination nouvelle traversa son regard et mesurant les secondes, Luciano approcha finalement son visage du sien avec une lenteur dénuée d’hésitation. Joignant leur front avec délicatesse, ses lèvres furent bientôt à portée de souffle, et moins assuré qu’elle ne l’avait été, si près du but l’intendant s’arrêta l’espace d’un instant … pouvait-il vraiment le faire ? Il le voulait si ardemment, mais était-ce raisonnable ? Non … … … et pourtant, Luciano laissa son cœur l’emporter. Avalant la distance qui les séparait encore, l’homme laissa ses lèvres rejoindre enfin les sienne dans un baiser tendre qu’il ne parvenait plus à se refuser. Comme il l’avait craint, l’intendant se surprit à savourer l’instant et le faire durer, offrant à la jeune femme une rencontre généreuse, dénuée d’avarice. Luciano Viridis n’avait jamais fait les choses à moitié et aujourd’hui ne faisait pas exception à la règle, et un temps certain s’était écoulé lorsqu’ils se séparèrent enfin.
Malgré les battements sauvages qui heurtaient sa poitrine et la vague d’émotions qui déferlait encore sur lui, là où la béatitude aurait dû l’emporter, un air un peu grave s’empara du visage du puîné. Impuissant à faire taire sa conscience, désormais pensif l’homme peinait à rassoir ses certitudes concernant ce qui était possible et ce qui ne l’était pas. Vers quoi tendaient-ils ? En s’hasardant à l’embrasser, Luciano avait cru pour l’occasion abandonner ses principes … mais l’avait-il vraiment, réellement fait ? Non, peut-être pas tant que cela, et cette éventualité venait mettre à jour ce qu’il se refusait à envisager pour bien des raisons. Dans l’espoir de dissimuler son trouble, l’intendant laissa un énième sourire étirer ses traits … un sourire, pas si forcé que cela, car malgré tout ce qu’il impliquait pour lui, Luciano ne regrettait pas son geste, son choix ; un choix, qu’il ne manquerait pas de réitérer si les circonstance s’y présentaient. La raison ? A l’image des soldats aspirant à la paix, la perspective d’accepter ce qui arrivait suscitait en lui un soulagement étrange, dont il n’avait pas eu conscience de se languir et qui pourtant se présentait à lui ce soir, impromptu invité.
ce stade-ci, elle n’a plus la moindre idée de ce qu’elle désire, hormis ce qu’elle a déjà en cet instant. Chaleur et réassurance. Pour le reste ? Le reste lui semble plongé dans les ténèbres et l’incertitude, des eaux dans lesquelles la jeune femme n’est pas certaine de désirer naviguer. Inévitablement, il lui faudra mettre les pieds en terrain inconnu; tel qu’elle l’a nommé tout à l’heure il y a un certain charme à vaquer hors des sentiers battus de toute manière. Mais aujourd’hui, elle ne s’en sent tout simplement pas prête. Les changements lui paraissent telle une masse de nuages sombres, annonciateurs d’une tempête qu’elle se sait déjà incapable de gérer. Quelles conséquences à ses actes l’attendent à Pavlica ? Quel statut aura-t-elle suite à ses manquements, à ses trahisons ? Isidora préfère tout simplement ne pas y penser. Malgré tout subsiste en elle comme une excitation, une hâte de découvrir ce qui va se produire. Et si les choses évoluaient pour le mieux ? Et si en remuant le système, Dora parvenait à l’améliorer ? Elle n’en est pas certaine pour l’instant, mais cette perspective allume en elle une étincelle nouvelle. Un espoir qu’elle-même peut avancer, avoir du pouvoir sur sa vie et même sur celle d’autrui. Elle découvre, au final, que faire le bien n’est pas si mal que ça.
Si Luciano a sa part d’influence dans cette métamorphose qui s’orchestre en elle ? Oui, certainement. L’homme de Borao lui a montré ce qu’elle n’avait jamais connu auparavant et en ce sens lui a donné le goût de plus. D’être plus. Elle-même doit le reconnaître : son amant a une portée positive sur sa vie, peu importe ce qu’engendre cette fréquentation interdite dans l’avenir. Spirituelle plus qu’elle n’aime l’admettre, la pavlicane est convaincue qu’ils se sont trouvés à cet instant de sa vie pour une raison. Bien sûr, elle ne le reconnaîtrait jamais devant lui. Il ne faut pas déconner non plus.
Puis parlait-elle de sujets de changements qui le concernent, juste là maintenant ? Très certainement, bien qu’encore une fois ces pensées ne traversent pas la barrière obstinée de sa conscience. Elle se demande malgré tout où cette relation avec lui les mènera. Tout ce dont elle est certaine réside ici, dans cet instant : il lui fait du bien. Elle aime se trouver en sa présence; il l’apaise et la rassure. Elle se sent elle-même en sa compagnie, ce qui est en soi un exploit. Surtout, elle n’a pas envie d’y mettre fin tout de suite. Pour maintenant, elle lui appartient et Dora ne se sent pas d’humeur à partager. Elle le sait, en cet instant, blottie contre lui, sous la bienveillance de ses sourires. Elle a envie d’être qu’avec lui.
Comme lisant dans ses pensées plus qu’elle n’y parvient elle-même, Luciano évoque justement la nature de leur relation et de tous les changements que celle-ci a engendrés. Comme elle, il ne regrette rien, ce qui ne manque pas de faire sourire tendrement la jeune femme dans ses bras. S’ils sont un meilleur chemin, elle ne saurait dire. Néanmoins elle a la certitude d’être une meilleure personne depuis qu’il est dans sa vie de cette manière. Longtemps elle a lutté contre l’influence qu’il pourrait avoir sur elle et désormais elle s’y abandonne, non sans crainte tout de même.
« Je ne parlais pas nécessairement de nous, monsieur nombril du monde, mais oui, c’est vrai que ce sentier n’est pas trop mal. » fait-elle d’un ton léger, joueur. « Je ne pensais jamais, mais vraiment jamais qu’un jour nous serions dans cette position et pourtant… Je ne savais pas ce que je manquais. »
Capable d’auto-dérision tout de même, elle n’hésite pas à le faire ici. Pourtant, une part d’elle s’ennuie un peu de leurs joutes verbales et de la tension qui crépitait constamment entre eux. Désormais, la nature réelle de cette tension s’est dévoilée, tout simplement. En attendant, elle espère presque que Luciano l’aide à trouver son chemin sur d’autres avenues. À la croisée des chemins, elle attend qu’on la guide et qu’on lui souffle quel sentier emprunter. Suivre a toujours été dans son instinct, bien malgré les apparences. Dora paraît toujours en possession de ses moyens; en réalité elle n’a rien d’une leader tel que son père l’a toujours espéré. Elle préfère suivre et servir, un drôle de paradoxe au final. Mais suivre qui maintenant ? À vingt-neuf ans, il est temps pour elle enfin de prendre son envol, mais affirmer que c’est chose aisé relève du mensonge. Alors oui, elle se fait bien chier. Elle soupire en l’entendant se moquer gentiment, affichant elle-même un sourire amusé. Dans sa naïveté pimentée d’authenticité, Dora n’a pas compris tout l’ampleur que ses paroles ont pu avoir sur son aîné. Elle s’est contenté d’énoncer une vérité qui prend tout son sens chez elle; dénué de masque, elle préfère l’homme qu’elle découvre un peu plus chaque jour et qui l’amène à se dépasser. Celui-là qui est taquin, amusant, curieux, généreux de sa personne et son temps, à l’écoute et sage, trop aux yeux de sa cadette qui aimerait le voir prendre des risques à l’occasion. Contre toute attente, les doigts fins de l’homme viennent cueillir sa joue, suspendre son souffle et décrocher l’améthyste. En levant le regard vers lui, Isidora est convaincue. Elle n’a jamais scruté plus beau ciel.
Il y a dans ce regard une chaleur qu’elle n’a pas connu, une qui réchauffe les parts les plus malhabiles de son être. À la manière d’une pierre qu’on a jeté à l’eau, l’instant se constitue d’un grand choc suivi de doucereuses ondées qui traversent la jeune femme immobile. Sa poitrine est victime du premier assaut, puis son estomac, son ventre, ses jambes qui frétillent à la manière d’une eau troublée.
« Alors prends plus. »
Peut-il entendre son cœur qui bat à tout rompre ? Impossible que ce ne soit pas le cas, croit-elle, ses battements envahissant chaque parcelle de son être. Obéissant enfin à ses désirs, Luciano égraine les centimètres entre eux avant de s’emparer du dernier rempart de leur intimité.
Un baiser.
Là où l’ondée frémissait quelques instants plus d’eau, le feu jaillit. Trop suspendue à l’instant pour se montrer fougueuse, la jeune femme accepte de se laisser guider, levant les bras pour attraper ses épaules. Son corps coule contre le sien, ses jambes menacent de s’effondrer. Lorsque l’instant prend fin, c’est étourdie et essoufflée qu’elle lève un regard vers lui. Encore, dit-elle des yeux. Encore.
Sauf que les mots lui manquent. La provocation, son arme de prédilection, lui fait brutalement défaut. Tout ce qu’elle voit, dans un élan de perspicacité, c’est ce doute qui plane dans les prunelles de Luciano. À la manière d’une tache d’encre sur un papier buveur, son cœur se trouve contaminé de celui-ci, sans en comprendre l’origine ou les raisons. Inconsciemment elle s’y raccroche pour nourrir des principes qui, plus tard, demain, auront nécessairement un impact ce qu’ils sont. Pour l’instant, elle se laisse charmer de son sourire, se sent rougir telle une enfant avant de réfugier contre sa poitrine pour échapper à son regard et à sa potentielle dérision. Elle ne sait plus quoi dire, qu’y a-t-il à dire de toute manière ? Sa réaction seule a trahi l’effet que le baiser de l’homme a provoqué chez elle. Parfois, Dora parle plus qu’elle ne l’aurait fait par les mots.
Parvenant finalement à articuler quelques syllabes, la jeune femme redresse la tête en sa direction, un air se voulant joueur sur le visage, figeant ce dernier dans une expression tordue de timidité.
« Un baiser de Luciano Viridis, tout un honneur… » se sentant rougir à l’évoquer, elle change vite de sujet. « Tu es un bien mauvais hôte d’ailleurs. Je n’ai pas encore visité l’endroit. Je voudrais bien voir le reste de l’appartement. Genre ta chambre. »
Reprendre le contrôle sur la situation en allant nager en terrain connu. Bien sûr, Dora.
« Certains êtres nous touchent plus que d'autres sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque » — Wajdi Mouawad
Que devait-il penser de ce baiser, et de ce tumulte d’émotions qu’il avait engendré ? Désormais, Luciano était à mille lieux d’avoir les idées claires. Qu’avait-il fait ? Pas grand-chose après tout : l’homme n’avait fait que l’embrasser, avait seulement permis à leurs lèvres de se rencontrer … ils avaient déjà fait pire, alors pourquoi cela devait-il tant le chambouler, le remuer ? Pourquoi ne pouvait-il pas agir simplement, sans pour cela devoir répondre à un millier de questions, subir un millier de conséquences ? La vérité, Luciano la connaissait bien. Ce "pas grande-chose" n’était pas pas grand-chose et Isidora elle-même le savait, avait appris depuis longtemps à le savoir. Luciano avait eu tort d’espérer mal se connaître, de croire son manquement à respecter ses habitudes anodin : non content de ne pas rejeter l’idée, l’intendant l’avait voulu … l’homme s’en rendait compte désormais. Essayer "pour voir" ? Mais oui bien sûr ! Y avait-il vraiment cru ? Combien de temps encore comptait-il se mentir en donnant à ses choix de fausses justifications ?
Prends-plus.
Luciano avait reconnu là la folie de ses paroles, ce grain indispensable à tout avancement, et motivé par les mots de la jeune femme l’intendant avait fait un pas de plus, bravant encore une fois ses limites. A tout cela, l’émotion de l’instant fit naître dans son esprit une raison que l’homme n’avait jusqu’à présent jamais envisagé, et qui pourtant, en ce moment précis, s’imposait à lui l’espace de quelques fugaces secondes. Est-ce que … … … Luciano peinait à y croire, et pourtant il ne pouvait ignorer les élans brutaux de son cœur, qui battait dans sa poitrine au rythme d’un tambour de guerre.
Lorsqu’ils se séparèrent enfin, le regard que leva Isidora vers lui ne lui échappa pas, et il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour le voir repartir à l’assaut de ses lèvres, dont il se languissait déjà. Fier malgré tout à l’idée d’avoir sur ses pulsions un semblant de contrôle, l’intendant demeura immobile, se contenta d’observer l’effet que son baiser avait eu sur sa partenaire. Son visage finalement rougissant, la jeune femme trouva refuge contre sa poitrine, sous son regard tant amusé qu’attendri … la gêne n’était pas un sentiment que l’homme lui connaissait, et pourtant le puîné se surprit à s’en enticher, et à trouver dans ce nouveau détail de sa personnalité une vulnérabilité qu’il aimait à découvrir. Loin de s’en moquer, Luciano laissa ses lèvres s’étirer en un sourire, referma sa prise dans le creux de ses hanches, où ses mains avaient fini par glisser pour retrouver leur place. La pressant contre lui, l’intendant laissa son sourire s’élargir à l’idée de cet "honneur" qu’il venait de lui faire … une part de lui ne pouvait décemment pas nier l’exceptionnalité de ce présent, mais humble à ses heures Luciano se garda bien de lui dire qu’elle pouvait s’en vanter. A la place, le puîné laissa la remarque de sa comparse le distraire et diriger ses pensées sur un autre sujet … sagace, le stratagème de la pavlicaine ne lui échappa pas, mais affable l’homme lui accorda ce répit amplement mérité. Sa fausse remontrance laissa sur le visage de l’intendant un air d’amusement qu’il ne dissimula pas.
« — C’est que, j’ai eu quelques distractions » rétorqua-t-il, un sourire doux naissant sur le coin des lèvres.
Le sujet desdites distractions, évidemment, ne faisait aucun doute et un éclaire traversa le regard du puîné. Un instant silencieux, l’homme estima sa requête … lui faire visiter le reste ? L’idée était loin de le désenchanter et d’un signe de tête, l’intendant l’invita à le suivre. Sans attendre, le puîné leur fit quitter le coin salon et l’âtre vide, descendant à l’occasion les quelques marches qui séparaient l’endroit du reste de l’appartement. Leur départ alerta Gare à Toi qui, sans attendre, s’empressa de leur emboiter le pas, bien décidée à ne pas lâcher d’une semelle son maître et son invitée.
« — Il n’y a pas beaucoup plus à voir » déclara Luciano, par honnêteté bien plus que par réserve ou modestie.
Passant devant la table de verre sur laquelle gisaient encore ses clés et son téléphone, l’intendant les ramena jusqu’à l’entrée ou peu s’en fallait. Carrefour de l’appartement, l’homme s’arrêta un instant, désigna un endroit à l’opposé de l’ascenseur. Là, au bout d’un mur qui contenait une bibliothèque savamment rangée, se trouvait une porte loin d’être anodine.
« — Cette porte-ci mène sur le toit » affirma l’intendant. Le toit, et accessoirement l’Arène, mais l’homme se garda bien de s’étendre sur les détails. Finalement, il désigna un couloir, la première ouverture à droite en entrant dans l’appartement « Et le couloir là mène aux chambres » expliqua-t-il.
S’engouffrant dans l’obscur corridor non sans s’assurer d’être suivi, la lumière s’alluma à leur arrivée, laissant paraître quatre portes fermées et une décoration d’une sobriété déconcertante, minimaliste à souhait. Loin d’ignorer l’endroit où le groupe se rendait, Gara avait pris les devant et attendait déjà devant la bonne porte. Entrer sans autorisation ne lui était pas permis et la Lougaroc le savait bien, ne l’oubliait pas malgré les circonstances.
« — La première est celle de Milano. Je ne suis même pas certain qu’il se souvienne qu’il en a une ici » déclara le puîné, non sans une pointe d’humour un peu noir qui trahissait sans doute trop son avis sur la question « Celle d’en face est celle de Mina, et à côté de la sienne celle d’Aro, son fils » poursuivit-t-il.
A quel point Isidora connaissait-elle l’arbre élagué des Viridis ? S’il était difficile d’imaginer que le neveu de l’intendant de Borao lui était inconnu, Luciano se gardait bien de se hasarder dans de potentielles certitudes. Gara avait depuis longtemps dévoilé la finalité de cette visite de fortune, pourtant Luciano ne manquait pas de tourner autour du pot, rallongeant consciencieusement ses explications dans l’unique but d’attiser l’impatience de la jeune femme. L’intendant le savait : Dora se fichait bien de savoir quelle chambre appartenait à qui et l’homme s’en joua encore un instant, avant de finalement prendre la direction tant inespérée.
La porte à peine ouverte, Gara s’engouffra dans la pièce, étonnamment fière d’accueillir en ce lieu ses invitées. A l’instar du reste de l’appartement, l’endroit brillait par sa singularité : spacieuse – c’était peu de le dire – malgré la parois qui étriquait l’entrée, la chambre jouissait d’une luminosité exceptionnelle grâce aux larges fenêtres qui couvraient une partie du mur, remplaçant à l’occasion la toiture ; en biseau, elles offraient une vue imprenable sur l’étendue du ciel, octroyaient à la pièce une perspective particulière. Là encore, la sobriété était de mise : les teintes qui y régnaient différaient peu de la salle principale. Face aux baies vitrées, un pan de mur entier s’était paré de bois, au pied duquel se tenait un lit au sommier plutôt bas ; au-dessus était accroché un large tableau sur lequel était dépeint, à bien y regarder, un pokémon particulier, qu’Isidora reconnaîtrait peut-être. Le cervidé aux cornes triangulaires et au pelage vert offrait-il vraiment matière à confusion ? Pas vraiment, mais Luciano n’était pas sans savoir que le temps plongeait parfois certaines histoires dans l’oubli, parmi elles les légendes.
Au fond de la chambre, dans un coin de la pièce était installée un couchage dont la propriétaire ne faisait aucun doute. Enthousiaste comme jamais, Gara n’avait de cesse d’attirer Cornaline là-bas comme une enfant trop heureuse de montrer un trésor. Bien qu’étonnant, le manège de la Lougaroc n’attira qu’un temps l’attention de l’intendant : rapidement, l’homme poursuivit sa visite, indiqua avant d’ouvrir une porte sur leur droite, dévoilant à l’occasion la salle de bain, qui ne dérogeait pas à la règle en terme d’esthétisme. Du doigts, Luciano désigna la douche à l’italienne, dont le carrelage imitait une ardoise au coloris sombre.
« — La douche. Au cas où » déclara-t-il, non sans jeter à l’intention de la jeune femme un regard sulfureux.
L’allusion, évidemment, ne faisait aucun doute et l’espace d’un instant, Luciano s’amusa de son propre sous-entendu, mais aussi un peu de cette private joke qu’ils partageaient désormais tous les deux. Retournant dans la chambre, pour la première fois depuis qu’ils étaient entré l’intendant se tourna vers Dora, avisa son avis ou quelque chose s’en rapprochant. L’endroit lui plaisait-il ? Sans vraiment savoir pourquoi, loin de se douter des peurs qui habitaient la jeune femme, Luciano aspirait à la voir s’y plaire. Biens des femmes avaient foulé ce sol et pourtant, le puîné n’avait jamais eu l’occasion de contempler tableau plus harmonieux que Terren dans cette chambre. Soudainement silencieux, l’homme s’attarda à la regarder, et son regard venait trahir l’émotion étrange qui le gagnait désormais … non, Isidora Terren ne dénotait pas, pas le moins du monde, et cela le troublait, ébranlait les vaines tentatives que son esprit mettait en place dans l’espoir de se raisonner. Suspendu à la réaction de la jeune femme, Luciano la scruta, darda sur elle et ses traits son regard d’acier … elle était belle, pourquoi ne s’en était-il pas rendu compte avant ?
La chambre, après avoir fait quelques pas. Un mur correspondant à la salle de bain se trouve à droite tout de suite en entrant. Au fond à droite, à la place de la baignoire se trouve le panier de Gara, et à la place du tableau au-dessus du lit, la représentation en peinture du pokémon que tu auras surement reconnu. Le reste est relativement fidèle.
La salle de bain … c’est du détail et ce n’est pas indiqué dans ma description, mais j’imagine la vasque plutôt incrustée dans le meuble, et non pas posée dessus. La porte d’entrée se trouve face au meuble.