Disclaimer : La joueuse s'excuse profondément à l'avance du piètre comportement de son personnage dans ce RP. Elle tient à dire qu'elle n'approuve pas du tout !
« Tu vas vraiment porter ça, Isidora ? »
Un sourire espiègle vient étirer mes lèvres. Je m’attendais à un commentaire de la part de ma dulcinée. Fidèle à elle-même, elle n’a pas manqué de relever le caractère provocateur de ma tenue, et probablement inapproprié pour l’occasion. Elle a l’habitude désormais. Sienne sait que je ne porte rien au hasard, que chaque accessoire a été choisi avec soin et sert à passer un message clair aux médias : Isidora Terren existe toujours. Elle brille même avec plus d’éclat que jamais. J’ai laissé derrière moi les scandales et les revers des derniers mois pour me concentrer sur mon feu intérieur (merci tous les coachs de vie que j’ai consulté dans les dernières semaines pour ces phrases toutes faites à la con, yeepee !). Concrètement, cela signifie que je me fous de l’opinion des autres plus que jamais. Si j’ai envie d’exposer la poitrine jusqu’au nombril, je le ferai. Ma copine en est parfaitement consciente et loin d’elle l’idée de réprimer mes élans rebelles. Ces derniers temps je n’ai qu’une envie : combattre l’ordre établi et semer le chaos. Sienne n’aime pas beaucoup cela, mais elle m’a dit un truc du genre « je comprends que ça fasse partie de ton processus de guérison après tout ce que tu as vécu… » ou un truc du genre. La pauvre, elle n’a pas compris que je suis un agent d’anarchie depuis bien plus longtemps encore.
Je suis simplement animée ces derniers temps d’une nouvelle énergie. Forte de mes succès en tant qu’influenceuse et des belles sommes d’argent qui commencent à rentrer dans mon compte de banque, je commence à redorer mon blason auprès de l’opinion publique, à condition bien entendu que je cause une scène une fois de temps en temps. Les gens adorent le drama, qui suis-je pour les priver de ce dont ils ont tant envie ? Cette robe noire et violette laisse peu de place à l’imagination avec son décolleté profond, plongeant, qui me fait une poitrine paradisiaque. Elle fera fureur. Mes cuisses exposées et fermes sont mises en valeur ici par des bottes à talons hauts, et j’ai redressé ma chevelure pour qu’on puisse bien voir mon dos et son tatouage de Draco à l’arrière. Je jubile intérieurement de toute l’attention que je vais attirer, bonne et mauvaise. De toute manière tenter de plaire aux autres ne sert absolument à rien. Tant qu’à décevoir tout le monde, aussi bien le faire sur mes termes.
« Tu ne me trouves pas jolie ? »
« Exquise, sexy, mais aussi vraiment inappropriée pour une soirée caritative. Tu ne veux pas mettre un châle au moins ? »
Je détache mon regard de la glace pour m’avancer à pas feutrés en direction de la jeune femme, qui me dévisage pour éviter de regarder en bas, là où nécessairement son regard se porte. Je la sens frissonner; c’est gagné, je produis autant d’effet que je le désirais.
« D-disons que j’aurais préféré cette robe dans le cadre de notre vie intime. J’ai même toutes sortes d’idées pour elle et toi. Mais pas ce soir. »
« Pourquoi devrais-je cacher ce que Terrakium m’a offert ? Je suis une femme qui s’assume… »
J’ai entouré ses hanches de mes bras taquins, qu’elle repousse doucement en cherchant mon regard.
« S’il te plaît, Dora… Un châle au moins. Ou ton manteau de cuir. »
Je souris. Je ne peux rien lui refuser. Manteau de cuir, c’est ! Je vais le récupérer dans la garde-robe de la chambre d’hôtel et rejoins ma copine qui, dans l’entrée, s’impatiente un peu. Je sais qu’elle déteste être en retard ce qui m’amuse énormément : elle n’a pas appris comme moi que dans la vie des gens riches et célèbres le temps est une construction, une fabulation. Impossible d’être en retard lorsqu’on vous attend avec tant d’empressement. Elle conduit pour nous deux, parlant peu ce qui ne me dérange guère. J’aime bien voir les lueurs de la capitale la nuit défiler. Sienne et moi avons été invités par un ami commun, un autre influenceur qui, selon ce qu’on m’en a dit, œuvre pas mal dans les cercles influents de Cinza. Je le connais depuis peu mais espère me tailler une place parmi son cercle et profiter de sa popularité. Cette soirée s’annonce excitante; sous le couvert de l’excuse caritative se trouve un réel désir de faire la fête que je partage allégrement. Je ne me souviens même plus de la cause mais compte faire un généreux don lorsque les caméras seront tournées en ma direction, puis passer le reste de la soirée à perdre le nord de toutes les manières possibles.
La bâtisse en tant que tel se trouve à être une énorme villa au cœur de la ville, juchée sur une falaise de la colline qui offre une vue imprenable sur la baie de la Isicao. Des spots colorés éclairent le domaine, une maison blanche à grandes fenêtres soutenue de colonnes impressionnantes. Sienne laisse la voiture au valet et ensemble nous dévalons la piste jusqu’à l’intérieur, d’où s’échappent des voix animées. Il y a quelques journalistes mais pas tant que ça finalement, quelle déception. Bras dessus, bras dessous avec ma copine, nous entrons dans la foule en saluant quelques têtes connues. Bientôt, on me remet une boisson sucrée et forte que je sirote en tâchant de suivre une conversation entre Sienne et un mec totalement barbant qui lui cause tourisme. La musique enterre la majorité de leurs paroles et bientôt, totalement ennuyée, je les délaisse pour me glisser une place jusqu’au bar où je commande une autre de ces boissons au reflet bleuté qui a laissé de délicieuses saveurs contre mes lèvres. En attendant le drink, je laisse mon regard parcourir la foule, plutôt dense. Sienne n’avait pas menti. Il y a ici beaucoup de gens influents. Certains me jettent des regards désapprobateurs qui ne font qu’accentuer mon sourire. Devant un vieux qui semble se dire « non mais qu’est-ce qu’elle porte? », j’envoie un clin d’œil et un bisou soufflé qui le fait se détourner en rougissant. Je ricane et attrape mon verre. Où est Sienne exactement ? Aucune idée, mais ça ne me trouble pas plus qu’il ne le faut. Nous avons l’habitude de nous séparer pendant les fêtes. Sienne est une femme particulièrement indépendante après tout.
La musique, tout de même, m’attire. J’ai envie de danser, mais l’accès à la piste est bloqué par une foule de plus en plus dense. J’ai du mal à voir où je vais et bientôt je rencontre une poitrine bien ferme qui m’assomme à moitié. Je redresse la tête, un peu sonnée, avant de réaliser qui me fait face. Luciano ! Sous le choc, je titube et dois m’accrocher à lui à nouveau. Son contact me coupe le souffle. Je ne l’ai pas vu et encore moins touché depuis cette nuit-là dans la tour.
« Oh mon dieu Luci ! »
Je me jette à son cou pour l’étreindre. Il m’a manqué. Vraiment manqué. Je ne lui ai pas téléphoné depuis des semaines et me suis montrée discrète dans mes réponses par texto. Je pense que c’était mieux ainsi, maintenant que je suis avec Sienne. Néanmoins le revoir m’anime de toutes sortes de sentiments contradictoires. Et vraiment, vraiment violents. Je mets probablement un bien trop long moment à l’étreindre avant de me retirer, un sourire provocateur et nerveux aux lèvres.
« Je ne savais pas que tu serais ici ! Je me dirigeais vers la piste de danse, tu m’accompagnes ? »
En disant ces mots, j’ai redressé un peu la poitrine sans même le réaliser, et posé une main contre son bras. Le regard luisant, j’épie sa réaction. Il ne va quand même pas me refuser cette danse, non ?
« On reconnait l’amour au vide qu’il laisse lorsqu’il s’en va »
« This world can hurt you, It cuts you deep and leaves a scar Things fall apart, But nothing breaks like a heart And nothing breaks like a heart »
La Isicao, Septembre 2022 Deux mois après "Au Coeur d'une Accalmie" Deux mois avant le Dia de los Muertos
En digne homme politique qu’il était, Luciano Viridis se trouvait toujours là lorsqu’un évènement avait lieu, en particulier lorsqu’il était question de prendre le parti des justes causes et autre affaires officiellement soutenues par le gouvernement. Son lot ce soir l’avait mené jusqu’à La Isicao où se tenait une soirée caritative au profit d’un projet tant hypocrite qu’idiot, dont l’intendant ne se souvenait même plus des tenants et aboutissants.
Deux mois s’étaient écoulés depuis la dernière visite d’Isidora Terren à Borao, durant laquelle la pavlicaine avait eu le privilège de découvrir, entre bien d’autres choses, les étoiles de la ville et son arène, toujours présente malgré les circonstances. Deux mois, durant lesquels leur relation entreprise s’était effritée telle une vieille pierre érodée par le temps. La raison ? Luciano préférait considérer que c’était là le résultat des circonstances et des épreuves qu’ils avaient subis, en particulier la pavlicaine. Reniée par son père, forcée de vivre par elle-même, Isidora avait eu fort à faire et s’attarder auprès de l’intendant de Borao était passé au second plan.
La vérité ? Isidora s’était trouvée une nouvelle conquête.
Dora avait été la première à lui en parler, évidemment, et depuis la chose teintait ses jours d’amertume, l’avait malgré lui blessé dans son orgueil. Isidora Terren, lassée si vite de lui ? C’était étrange et pourtant, quelle autre explication donner au soudain intérêt de Terren pour une autre ? Au fond de lui, Luciano l’avait toujours su et en cela avait résidé une part de ses motivations à ne jamais complètement se dévoiler. Avait-il eu tort de le faire ? En tentant de l’éviter, n’avait-il justement pas précipiter la chose ? La réponse avait peu d’intérêt désormais, et Luciano s’était fait une raison : ce qu’il lui avait offert n’avait pas été suffisant et Dora était allé voir ailleurs brouter d’autres pâturages. Malgré l’absence de promesses, malgré le détachement que Luciano voulait feindre, plus qu’il ne l’aurait pensé ou souhaité, le cœur de l’homme en avait été affecté. Comme un papillon de nuit attiré par le feu, l’homme s’était laissé happé, s’était hasardé à batifoler, à trop s’approcher, oubliant le danger des flammes et la morsure de leurs brûlures … la vie, bien heureusement, était venue rectifier le tir, lui offrant au passage une blessure qui ne manquerait pas de rappeler à sa mémoire ce qu’il en coûtait de se laisser bercer par des illusions.
Se morfondre, cependant, n’avait jamais été dans les habitudes de Luciano Viridis, aussi avait-il fait le choix d’aller de l’avant, d’avancer. La vie continuait avec ou sans Terren et si leur petite interlude n’avait pas manqué de le rafraichir, bien d’autres projets attendaient son attention ; des projets qui, finalement, se concrétisaient à mesure que le temps passait. Le procès d’Eddarson arrivait à grand pas et avec lui les clés de nombreuses portes jusqu’à présent fermées. Naïvement, Luciano s’était focalisé sur toutes ces choses qui l’attendaient, sans s’imaginer une seule seconde, évidemment, que les démons qu’il tentait de fuir finiraient par le rattraper.
Luciano s’en fit percuter tandis qu’il se retournait, un verre à la main, et très vite la colère d’avoir été bousculer laissa place à la surprise en découvrant de qui il s’agissait. Vêtue d’une tenue d’un style que l’intendant lui connaissait bien et qui le fit un instant loucher – comme il aurait aimé y être indifférent ! – Isidora se retrouva sonnée par la rencontre et titubant, Luciano la sentit s’agripper à lui, saisissant sa veste de ses doigts. Comme à son habitude, l’homme ne put empêcher ses réflexes de prendre le pas sur son animosité et l’attrapant à son tour, l’intendant aida la jeune femme à se maintenir. Par la suite, il n’eut pas le temps de la saluer à son tour que, déjà, les bras d’Isidora se trouvaient autour de son cou pour le temps d’une étreinte qui dura trop longtemps. Bien malgré lui, son odeur raviva en lui tout un tas d’émotions qu’il aurait préféré oublier et son incapacité à le faire jeta sur son humeur une ombre qu’il tenta de dissimuler. Lorsque la jeune femme se retira enfin, Luciano découvrit sur le visage de la pavlicaine une insouciance, une pétillance à laquelle l’intendant goûtait peu ; et comme si de rien n’était, comme si tout lui semblait normal, la fille lui proposa une dance. Une dance, vraiment ?
« — Pour quoi faire ? » lui demanda-t-il, un peu trop froid « Ta nouvelle copine ne sait pas le faire ? »
La fatigue accumulée ces dernières semaines couplée à l’alcool bu durant la soirée – qui n’avait pas été excessif mais qui suffisait largement pour entamer sa patience – le rendait acerbe, acide. Des deux, Luciano avait toujours été le plus indulgent, le plus affable ; acharné, l’homme s’était souvent échiner à arrondir les angles.
La musique pulse contre mon torse, s’entortille autour de mes doigts, m’anime de soubresauts incontrôlables. J’ai un rapport presque fusionnel avec la musique, avec le rythme plus particulièrement, qui m’entraîne. Danser devient un besoin qui, ainsi repoussé, devient rapidement un manque. J’ai du mal à tenir en place, à continuer de converser, tant que je n’aurai pas assouvi ce désir de bouger à la cadence des percussions. Dans cet élan qui me définit désormais, je cherche à entraîner Luciano. Mon corps est parcouru de vibrations et d’éclairs qui floutent ma raison. Sa proximité, j’en ai besoin comme de l’air qui m’entoure. Je n’ai aucune intention d’accepter un refus, même si naïvement j’ai dû mal à m’imaginer pourquoi il s’y risquerait. Ne suis-je pas irrésistible dans cette robe ? Ne lui ai-je pas manqué moi aussi ? Ne serait-ce que pour honorer notre amitié ? Avec retenue, je m’empêche de poser les mains sur lui-même si quelque chose m’y attire inexorablement; sa chaleur a laissé une empreinte sur moi dont j’ai du mal à me départir. Avide, j’en veux plus, je veux jouer avec ce feu que je croyais éteint… Sans me soucier de ce que cela pourrait impliquer. Je n’y réfléchis même pas. Je veux juste être près de lui à l’instant.
C’est dingue comment deux mois se sont écoulées comme des années. J’ai envie de tout lui raconter : mes déboires comme mes réussites, mes erreurs et mes scandales, la manière dont je me reconstruis peu à peu. Serait-il fier de ce que je deviens ? Serais-je digne de son attention ? J’ai laissé trop de temps nous séparer et à présent je regrette amèrement. Après cette soirée, je me promets d’y remédier et de prévoir rapidement une nouvelle rencontre. Qu’a-t-il accompli depuis notre dernière nuit tous les deux ? Je pourrais l’écouter des heures même s’il ne disait rien. Je veux juste entendre le son de sa voix.
Celle-ci m’apparaît avec une froideur qui me décontenance quelque peu. J’ai perdu l’habitude du couvert épais de Luciano Viridis, pourtant il s’agit bel et bien d’une manière à lui de s’exprimer régulièrement. Un sourire insouciant vient étirer mes lèvres et, n’y tenant plus, je remonte ma main contre son bras jusqu’à son épaule ou presque.
« Il faut une raison pour danser maintenant ? Je suis une grande fille, Luciano, je n’ai pas besoin d’une permission pour me secouer un peu. »
Je fais d’un ton désinvolte, près de l’hilarité. Il est drôle, ce Luci. Il m’avait manqué. Vraiment terriblement manqué. Je ne veux pas le laisser partir. À l’inverse, je dois une fois de plus réprimer l’envie de me blottir dans ses bras.
« Promis, je ne vais pas te manger. Puis tu m’as manquée ! Viens danser avec moi. »
Ma main quitte son épaule pour rejoindre la sienne. Je me sens bien. Luci est là. Je porte une robe canon. Cette fête est parfaite. Vraiment, je ne pouvais espérer mieux ce soir. Je tire doucement sur sa main pour l’inciter, redressant les yeux pour croiser ses prunelles d’acier. Les gens, derrière moi, s’écartent enfin comme pour nous laisser passer. La piste n’est qu’à quelques pas et déjà mes hanches se mettent à onduler irrésistiblement. Tout mon être tente de l’attirer, l’attirer à moi. Je veux qu’il soit là, je le veux lui, même si ce n’est que pour une danse. Est-ce le rythme, la boisson ou autre qui me fait perdre la tête ? En sentant mon cœur battre à la chamade dans ma poitrine, la réponse devrait s’imposer d’elle-même. Néanmoins la musique enterre toute tentative de mon corps de m’avertir des dangers que je cours, que je cours en obéissant à mes pulsions.
« On reconnait l’amour au vide qu’il laisse lorsqu’il s’en va »
A quel moment Luciano s’était-il laissé guider sur la piste de danse ? A quel moment avait-il cédé ? L’intendant n’en était pas certain. Était-ce lorsqu’elle avait laissé sa main glisser sur son épaule ? Lorsqu’elle avait saisi la sienne pour l’attirer là où elle le souhaitait ? Luciano n’en savait rien. Seules importait désormais les conséquences qui, elles, lui apparaissaient, claires comme de l’eau de roche : ignorant ou presque les paroles de l’homme et leurs sous-entendus, Isidora avait obtenu ce qu’elle voulait, avait gagné cette manche.
Vraiment ?
Pendant longtemps, l’esprit tourmenté Luciano observa le corps de la jeune femme se mouvoir devant lui, laissa son attention se faire happer par sa danse endiablée ; une danse qu’il n’aurait pas manqué d’apprécier et de rejoindre en d’autres circonstances, mais qui lui laissait pourtant ce soir un goût amer en bouche. Au plus profond de lui, l’homme percevait son désir de toucher, d’humer ; de sentir, à toutes les acceptation du terme. Violent, il le sentait s’immiscer en lui, forcer le passage dans l’espoir de rompre les murs que le sentiment d’avoir été laissé pour compte avait dressé. Elle était là, si belle, si attrayante, Luciano n’avait qu’à tendre la main pour la saisir. Dora avait toujours eu conscience de l’effet de ses charmes sur lui et l’homme qui l’était le savait bien, ne le lui avait jamais caché. Isidora en jouait ce soir, attisait son envie, lui jetait à l’eau un appât auquel il aurait tellement, tellement voulu mordre. Un rien lui aurait fait abandonner ses principes, sa colère, sa rancune, si bien que de longues secondes s’écoulèrent avant qu’il ne parvienne enfin à se sortir de cet envoûtement dans lequel Isidora Terren et son corps trop parfait l’avait plongé.
Non, Luciano Viridis ne pouvait pas accepter de se laisser si aisément berner.
Luciano ne pouvait pas, ne devait pas oublier ces deux derniers mois, durant lesquels son absence avait emplis son horizon. Ce soir, Luciano ne devait pas choisir la facilité, n’arrivait pas à s’y résoudre. Quelque chose en lui l’en empêchait, savait d’avance que le faire ne ferait que repousser le problème, et donc l’empirer. Qu’était-il pour elle ? Trop peu de choses semblait-il, et cela ne lui aurait pas tant posé problème si la chose avait été réciproque. Le poids qui pesait dans son cœur et qui grandissait à mesure que les secondes passaient venait confirmer la timide mais pourtant présente idée qui avait fini par germer en lui, par se faire une place dans sa conscience : Isidora était plus qu’un plan cul. La native de Pavlica ne l’était plus depuis longtemps et, à bien y réfléchir, ne l’avait jamais vraiment été. Naïvement, Luciano s’était permis d’espérer que ce rapprochement avait été à double sens, qu’Isidora elle aussi l’avait senti, perçu, accepté. Luciano y avait cru, s’était laissé bercer par cette idée. A tort.
« — C’est un jeu pour toi, n’est-ce pas ? » lui demanda finalement l’intendant.
Mais Isidora ne l’écoutait pas. L’homme n’avait pas esquissé un seul geste dans sa direction et pourtant, la pavlicaine continuait d’œuvrer comme si de rien n’était, fermant les yeux sur les innombrables signaux annonciateurs de la tempête qui approchait ; à la place, Isidora s’obstinait, s’approchait encore et encore, trop près. Trop près.
« — Dora » l’interpella-t-il « DORA ! »
Sa voix s’était élevée comme un coup de tonnerre, avait fait sursauter même les gens autour d’eux. Courroucé, le regard de Luciano s’était fait dur, implacable ; glacial, l’acier de ses yeux n’avait jamais paru tant hivernal qu’en cet instant précis. Interdit, l’intendant scruta la jeune femme durant de longues secondes … cette levée de ton lui avait enfin permis d’obtenir l’attention qui jusqu’à présent lui avait fait défaut.
« — Tu crois que tu peux disparaître puis revenir comme ça, comme si de rien n’était ? » lui demanda l’intendant, qui peinait à dissimuler sa colère « Pour qui est-ce que tu m’as pris, Dora ? Pour qui est-ce que tu te prends ? » ajouta-t-il.
Ce soir, la patience de Luciano Viridis avait atteint ses limites et la blessure qui déjà faisait saigner son cœur n’y était pas pour rien.
« — Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu pourrais aller brouter ailleurs sans que ça n’ait de conséquences ? Tu te surestimes, Dora. Je ne suis pas un homme enclin au partage et je ne changerai pas pour tes beaux yeux » assura le puîné.
Teintée de jalousie, la rancune qui l’animait influait ses paroles. La blessure narcissique qu’Isidora Terren lui avait infligé était désormais trop présente pour être apaisée et là-dessus son orgueil avait pris le dessus, marquait ses mots d’une animosité palpable, volait aux faits la vérité.
Luciano Viridis avait déjà changé pour elle.
Pour elle, Luciano avait bravé les codes. Il avait pris des risques, lui avait montré des choses, lui en avait dit d’autres. Luciano avait changé ses habitudes, était sorti des sentiers battus, s’était aventuré à faire confiance. Pour lui oui, évidemment, mais aussi pour elle.
Il suit. Je peux constater tout l’enchantement que je produis. Que la musique entraîne chez lui. Cette même énergie qui pulse dans nos veines d’un rythme commun. Plus que quelques pas et nous nous offrirons à la piste, que je m’abandonnerai aux élans qu’inconsciemment je refrène et qui à tout moment menacent de l’emporter sur le peu de raison qui me reste. Les derniers mois ont été ardus; j’ai beau tenté de me convaincre que j’ai pleinement remonté la pente, de voir Luciano a rouvert mes vieilles blessures et m’a placé dans une telle vulnérabilité que je me sens trembler d’appréhension à son contact. Verra-t-il à travers l’écran de papier ce qui se cache derrière le jeu des ombres ? Verra-t-il que je suis encore cette jeune femme perdue, celle-là même qui des heures durant lui a raconté ses déboires au téléphone ? Je veux danser, danser pour oublier que de le revoir me fait si mal sans que je ne parvienne à me l’expliquer, danser pour effacer ce mystérieux sentiment qui me dévore et qui me consume à son contact. Il me semble que ce n’est pas trop demander. J’ai cessé de le regarder pour me concentrer sur mon objectif, tirant avec enthousiasme sur sa main qui jusqu’à présent s’est montrée docile.
Les conséquences ? Lesquelles ? Elles n’existent pas.
J’ondule et fabule, tentant de jouer du coude parmi la foule qui se fait plus compacte devant moi. Je me sens lourde tout à coup, comme si quelque chose dans l’ambiance avait changé. Quelque chose qui tout à coup me rend quelque peu nerveuse, mais que je choisis d’ignorer, comme tout le reste. À quoi bon se faire un sang d’encre quand on peut juste s’amuse et profiter de sa jeunesse ? Il me semble qu’il s’agit d’une demande raisonnable.
Un coup de tonnerre. Ou était une voix ?
Confuse, je me retourne pour considérer la tempête. La musique, la frénésie, le battement du rythme contre mes tempes… tous ont disparu pour céder place à deux prunelles orageuses, dont les élans troublés lancent des éclairs. Spectatrice impuissante, je ne peux que scruter ce visage qui m’a semblé des dizaines de fois hostile, mais jamais ainsi. Jamais de cette manière. Il fut une époque où j’aurais rêvé d’avoir ainsi causé la perte d’un Viridis, que je me serais délectée de sa souffrance. Aujourd’hui, celle-ci m’atteint de plein fouet, menace l’intégrité de tout mon être. Cette chaleur, cet accueil, cette sécurité qu’il m’offrait, elles ont disparu pour céder place à Héros, dieu des vents, dont le courroux menace de s’abattre sur moi à tout instant. J’ai beau revivre les instants que nous venons de partager, je ne parviens pas à m’expliquer les raisons d’une telle réaction. Je le pensais heureux de me revoir. Il est content de me revoir, non ? Non ? Une boule, lentement, se forme dans mon estomac, entrave tout le reste, y compris ma respiration. Je ne parviens plus à bouger et encore moins à sourire comme je le fais toujours. Transie, j’attends ma sentence avec une contrition que je ne m’a jamais ressemblé.
Luciano vient de crier.
Je ne l’avais jamais vu ainsi, même dans ses pires instants. Pire, il a crié un nom. Mon nom. Pour me pousser à réagir, pour me saisir. Parce que la rage le dévore, je la devine dans l’acier de ses prunelles. Bientôt, ses mots pleuvent sur moi, dénués du moindre sens. Ou peut-être est-ce parce que je ne veux pas l’écouter ? Autour de nous, on a fait silence, si bien que ses mots ne m’appartiennent pas seulement. Des murmures s’élèvent; on a l’habitude des débordements d’Isidora Terren, mais une scène causée par Luciano Viridis ? Voilà qui est du jamais vu. Je déteins sur le blond assurément. Ou du moins est-ce ce que je tente de me dire pour éviter de me recroqueviller contre moi-même.
Disparaître ? Disparaître ?! Ce mot seul suffit à vider mes poumons de tout leur air.
Car je n’ai pas disparu. Pendant tout ce temps, j’étais là, à Pavlica, à quelques pas. J’ai erré, je me suis perdue, mais j’étais là, il me semble. Je cligne des yeux, tentant de faire du sens des paroles qu’il me siffle au visage à la manière du serpent que je comprends qu’il est. Quel est son but sinon de m’humilier ce soir ?
Conséquences ? QUELLES CONSÉQUENCES?
Pourquoi doit-on toujours parler de conséquences ? Pourquoi ne puis-je pas me contenter de vivre ? Pourquoi personne ne me laisse vivre ? Dois-je toujours avoir quelqu’un à plaire, quelqu’un à satisfaire ? S’il ne voulait pas partager, alors pourquoi ne s’est-il pas battu pour m…
J’attrape son bras. Je suis furieuse. J’ai le cœur écartelé. Mes ongles s’enfoncent presque dans sa chair tant je le tiens avec fermeté.
« Pas ici. Suis-moi. »
J’ignore quelle volonté l’anime à me suivre après les élans tempétueux qu’il a élancé à ma rencontre. Ou peut-être est-ce moi qui, de mon ton et les ongles presque perçant la peau, ne laisse aucune autre issue. Peut-être lui reste-t-il encore un peu d’estime pour ce que nous avons partagé. Mon esprit confus, sous l’assaut d’émotions trop vives, ne parvient pas à faire sens à cette embardée soudaine. L’autre part de moi n’a simplement pas envie de comprendre. Cette fois, les témoins s’écartent à notre passage, impressionnés par l’aura électrique qui se dégage de nous. Tels deux fauves prêts à bondir, à déverser sang et misère. Eux aussi ont entendu l’orage gronder. Sagement, ils s’éloignent de la tempête, ou du moins la laissent passer. Prenant la direction d’un couloir plongé dans une pénombre tamisée, je l’entraîne en direction d’une porte au hasard. La poignée n’offrant aucune résistance, je nous pousse à l’intérieur. Une chambre trône ici, plutôt vaste, dans des teintes légères et un style épuré, lumineux. Je me fiche bien du décor à l’heure actuelle. J’ai lâché l’homme pour me mettre à arpenter la pièce, tâchant de mettre du sens dans ce qu’il vient de dire.
Inspiration. Expiration. Rien ne sert de sauter aux conclusions.
« Je voulais juste danser. C’est pas la peine de faire une scène. Si tu veux parler, Luciano, tu le fais comme une personne civilisée. En privé. »
Je me réfugie derrière une attitude arrogante qu’il m’a connue par le passé. Pour qui se prend-il ? Je décide quand on atteint ma réputation. Je décide comment fluctue l’opinion publique autour de moi.
« Maintenant, tu veux qu’on cause de Sienne ? Parce que c’est d’elle dont tu parles n’est-ce pas ? Tu me fais une crise de jalousie là ? Ça ne te sied pas, pas du tout. Je te pensais plus grand, tout de même. Tu parles de brouter ailleurs, comme si j’étais ta chose, Luci, or ce n’est pas le cas, ça ne l’a jamais été. Je ne suis pas un objet, ou un bon toutou à ajouter à ta collection. »
J’ai parlé d’un calme étonnant vu le contenu de mes paroles. J’ai pris appui sur le lit, presque avec nonchalance.
« Sincèrement, j’étais juste heureuse de te revoir après tout ce temps, mais ton venin là… »
« On reconnait l’amour au vide qu’il laisse lorsqu’il s’en va »
Le coup de tonnerre sortit la pavlicaine de cette sorte de transe dans laquelle elle s’était plongée corps et âme. Indifférent aux regards qui s’étaient immanquablement tournés vers eux, Luciano fixa la jeune femme, chercha dans ses yeux le moindre signe lui permettant de constater – enfin ! – une prise de conscience. Isidora comprenait-elle ce qui était en train de se passer, d’arriver ? Non, visiblement pas, car sur son visage ne s’esquissa rien d’autre une incompréhension visible qui, rapidement, laissa place à une colère encore sans voix. Saisissant le bras de l’intendant, Isidora traîna l’homme hors de portée de la foule, dans une pièce à part dont les détails lui échappait complètement. Résigné, l’intendant s’était laissé porter par l’élan de la jeune femme et désormais, le puîné l’observait y faire les cent pas, silencieux. L’ironie de la situation le dépassait … de quel droit était-elle en colère, elle qui n’était ni plus ni moins que l’investigatrice de toute cette crise ? Et maintenant, elle lui parlait d’être civilisé, de garder les choses en privée … la belle affaire.
« — C’est toi qui me parle de civilité ? Vraiment ? » rétorqua Luciano.
Non, vraiment, son audace l’atterrait. N’étaient-ils donc bons qu’à montrer les belles facettes ? Même ça, le duo qu’ils avaient un moment formé n’avait pas été en mesure de le faire … la faute à qui ? Pas de la sienne à lui en tout cas. Civilisé malgré ce qu’elle insinuait, Luciano la laissa parler, laissa ses mots s’insinuer en lui, avant de finalement donner réponse à ses paroles. Elle était heureuse de le revoir, vraiment ?
« — Heureuse, juste heureuse ? » répondit l’intendant, étonné d’une manière qui ne présageait rien de bon « Pas une once d’inquiétude ou de remord donc ? Ça ne t’es pas venu à l’esprit que, peut-être, il y avait un problème ? » Il s’arrêta un instant « Ou bien, peut-être que ce n’est pas un problème pour toi en fait ? »
Luciano avait-il déjà été plus en colère qu’aujourd’hui ? Non. Le calme légendaire qui le définissait habituellement avait laissé place à une émotivité que peu de gens lui connaissait, et dont peu pouvaient se vanter d’avoir été témoin. A son tour l’intendant s’était mis à marcher nerveusement, s’imaginant naïvement que ses pas lui permettraient d’écouler une part de la tempête qui grondait au plus profond de lui ; la tempête, mais aussi la douleur.
« — Des semaines se sont écoulées depuis notre dernière entrevue, et les seules nouvelles que tu as daigné me donner concernaient Sienne Yenega, et combien elle est exceptionnelle. Tu m’as rabâché les oreilles avec ça, sans te soucier un seul instant des dommages que ça pouvait causer » Me causer « Je sais plus de choses sur elle que je n’en sais sur toi … si tu ne vois pas où est le problème, je ne peux rien pour toi, Isidora »
Isidora avait passé de longues heures à lui compter ses aventure avec cette fille que Luciano avait appris à connaître par ses yeux. D’abord amusé, l’intendant avait cru qu’il s’agissait là d’une farce, d’une manière de susciter en lui une jalousie dont elle voulait tester les limites … mais avec le temps, l’homme avait finis par comprendre que sa nouvelle lubie n’était pas qu’une passe et pendant un temps, le puîné avait pris sur lui, s’imaginant à tort qu’Isidora finirait par se rendre compte de l’égoïsme de ses récits. Luciano avait essayé, oui, pendant longtemps, trop longtemps.
« — Je ne veux pas parler de ta nouvelle copine. Je veux parler de nous, de ce qui nous arrive » poursuivit-t-il « Tu ne peux pas aller batifoler à droite et à gauche, puis revenir me voir quand ça te chante, quand tu en a l’occasion, quand tu y penses. Je refuse d’être ton plan B » déclara l’intendant.
Son amour-propre le lui refusait. Pouvait-il vraiment s’en vouloir pour ça ? Si Luciano Viridis disposait d’un orgueil indéniable qui plus d’une fois l’avait conduit dans des situations bien tumultueuses, une part de lui savait que pour une fois, son égo était loin d’être mal placé. Non, Luciano Viridis se refusait à n’être qu’une roue de secours pour Isidora Terren. L’homme valait mieux que cela.
« — Tu ne peux pas nous avoir tous les deux, ça ne marche pas comme ça » ajouta-t-il enfin.
Se l’était-elle vraiment imaginé, avait-elle vraiment cru que cela serait possible ? Un instant, l’intendant se mit à soutenir son regard … Isidora se devait de faire un choix, de renoncer à l’un pour conserver l’autre ; ce soir Luciano l’y confrontait, le lui imposait. Après tout ce qu’ils avaient traversé, après tout ce qu’ils s’étaient dit, tout ce qu’ils s’étaient confiés, était-ce trop demandé d’aspirer à l’exclusivité ? Dans la fumée de la fierté qui les consumait, avait-il été le seul à apercevoir la vérité qui se dessinait ?
Il ne me faut pas attendre longtemps pour que le feu se retourne contre moi. Luciano me parle de civilité avec une hargne qui vient faire frémir mes narines de colère. Qui vient faner quelque chose à l’intérieur de moi. J’ai toujours su que le blond me prenait de haut, que je ne suis qu’une gamine gâtée pour lui, ou du moins, c’était le cas avant. Je pensais… je pensais que tout ce temps passé ensemble l’aurait dissuadé dans ses idées préconçues à mon sujet. Qu’il avait changé sa lunette à mon sujet. Qu’il se préoccupait réellement de moi. Je pensais qu’il me vouait… je ne sais pas. Une sorte de respect. De l’amitié au moins. Je pensais que je comptais pour lui d’une certaine manière. Mais la façon dont il prononce ses mots me convainc de l’inverse, me pousse dans mes retranchements. J’ai reculé de quelques pas, le cœur battant. Là où une joute verbale avec lui m’aurait plu autrefois, aujourd’hui je me sens désarmée, incapable de donner la répartie. J’avais peur de baisser ma garde en sa compagnie, je suppose qu’il est trop tard à présent. Je me retrouve exactement dans la situation que je cherchais à éviter, celle qui donne raison à mon père depuis le début. Luciano est un ennemi; aujourd’hui il vient pour me détruire. Je sens la bile et les larmes s’accumuler au fond de ma gorge, m’incapacitant à parler ou me défendre. Je suis à sa merci.
Luciano évoque un problème qui ne fait toujours pas de sens à mes yeux. Qu’est-ce qui a causé ce changement d’attitude. Pourquoi chercher à me faire du mal maintenant alors qu’il a toujours été à mes côtés auparavant ? Je le dévisage, les sourcils froncés, animal blessé prêt à mordre à tout instant. De quel problème parle-t-il ?
Voilà, j’avais bien raison. Il cause de Sienne. Non mais qu’est-ce qu’il avec elle ? Je vais presque exploser, mais le ton de Luciano me dissuade d’intervenir tout de suite. Je suis curieuse, trop curieuse de la suite. Je me suis pendue à ses lèvres dans l’attente de ma sentence. Le voilà qui évoque des dommages que je ne comprends pas encore une fois. À quoi fait-il référence ? Sa réputation ? Il n’est pas content car sa maîtresse est partie dans les bras d’une autre, lui donnant l’air de… de quoi au juste ? Le monde ne tourne pas autour de lui et pourtant voilà qu’il semble résolu dans cette idée. Maintenant il me reproche de lui avoir parlé plus de ma copine que de moi-même ?
« Oui eh bien, monsieur j’ai un bâton dans le cul, j’ai du prendre certaines libertés au niveau de l’information partagée pour éviter que tu ne perdes intérêt. Mais à ce que je vois, c’est déjà chose faite de toute manière. J’ai le droit de te communiquer ce que je veux, Luciano, c’est ma vie, ça me regarde. C’est pas comme si tu étais un livre ouvert non plus. »
À quand remonte ses dernières confidences ? Je me souviens encore, sur le toit de la Tour, quand il a tout bonnement refusé de s’ouvrir dans un moment plus vulnérable, qu’il ne m’a pas laissée entrer. Il m’a alors envoyé un message clair, vraiment très clair. Luciano n’a aucune intention de me dire quoi que ce soit à son sujet. Il ne me fait pas confiance. Alors pourquoi devrais-je en faire autant ?
« Tu n’es pas mon plan B, Luciano, tu ne l’as jamais été. Je pensais que tu étais mon ami, mais je me trompais. Je suis juste ta chose en fait, ton truc à parader et à utiliser quand ça te chante. Tu ne t’es jamais soucié de comment je me sentais… »
Je vais craquer si je poursuis dans cette lignée. Luciano me force à choisir, et tout à coup je suis de retour dans cette pièce, à observer la tempête, quand mon père m’a contraint à faire des choix impossibles. Un autre pour qui je ne serai jamais assez.
« J’en ai marre de choisir entre tel ou tel ! Je pensais que toi particulièrement pourrait comprendre ça. Mais non, il faut que je sois ta chose, parce que monsieur ne veut pas partager. Alors soit, ne partage pas, Luciano. Mais n’oublie pas que dans cette histoire, c’est toi qui perds, c’est toi qui se retrouve seul. Je n’ai jamais voulu ça ! Je veux juste… Putain, c’est trop demandé que d’avoir deux personnes qu’on aime dans sa vie ? Je ne comprends pas.»
Je ne sais même plus ce que je dis. Ai-je vraiment dit que j’aimais Luciano ? D’une certaine manière oui. Je ne me détourne pas, pas cette fois. Je veux comprendre. Car quelque chose m’échappe. Quelque chose m’échappe totalement.
« On reconnait l’amour au vide qu’il laisse lorsqu’il s’en va »
Luciano n’était pas de ces hommes facile à cerner, à comprendre, à juger. L’intendant en avait conscience, le savait : les secrets qui l’entouraient et qu’il prenait soin d’entretenir le rendaient insaisissable, creusaient entre lui et les autres des fossés de l’autre côté desquels il se croyait à l’abri. Parfois cependant, en de rares occasions, l’homme autorisait certaine personne à traverser, à s’approcher assez près pour apercevoir ce que l’autre côté recelait, abritait. Isidora Terren avait été de celles-là. Loin de lui avoir lu toute l’histoire de sa vie, l’homme s’était pourtant risqué à lui en lire quelques chapitres, lui dévoilant des pages jusqu’alors méconnues ; un grand pas pour lui, mais pas assez pour elle qui, de toute évidence portait davantage d’importance à la destination qu’au chemin parcouru.
Luciano s’était-il désintéressé d’elle ? Quelque chose en lui s’insurgeait à cette idée, hurlait au scandale. Comment pouvait-elle dire ça et plus encore y croire ? Comme un feu galvanisé par le vent, l’intendant sentait sa colère s’élever et grandir, encore et encore. Ne pas s’être soucié d’elle ?
« — Je me suis soucié de toi, Isidora. J’ai essayé » rétorqua le puîné « Je t’ai tendu la main lorsque ton père t’a chassé de Pavlica. Tu aurais pu rester avec nous, avec moi, mais tu t’es éloignée, comme toujours. Était-ce trop te demander, de mettre de côté ta fierté et d’accepter mon aide ? »
Luciano se souvenait de la première fois, lorsqu’il s’était enquis de sa santé quand elle s’était retrouvée à l’hôpital après son séjour sur l’Île aux Monstres. Il se souvenait aussi de la réaction de la jeune femme à cette idée et de sa manière de les repousser, lui et son égard, et lorsque finalement les deux avaient finis par s’expliquer, l’intendant avait naïvement cru la chose réglée. Luciano avait cru que sa volonté d’être là pour elle avait été perçue et acceptée … ne le lui avait-elle pas dit, presque promis ? Par la suite, lorsque la tempête avait éclaté à Pavlica et qu’Eduardo avait mis sa fille dehors, là encore Luciano lui avait proposé son aide. Si la jeune femme l’avait accepté un temps, la pavlicaine avait finis par s’éloigner, répétant inlassablement cette danse que Luciano aurait voulu voir s’arrêter.
« — Je t’ai dit de ne pas creuser de fossés … » poursuivit-il « … et toi, qu’est-ce que tu fais ? TU CREUSES DES RAVINS » s’emporta-t-il soudainement.
Et elle lui reprochait de ne jamais s’être soucié d’elle ?
Si Luciano avait jusqu’à présent su contenir sa colère, cela n’était désormais plus le cas. Comme un barrage ô combien trop rempli, l’homme cédait, laissait l’émotion le submerger. Trop hors de lui pour saisir l’inconscient message de la jeune femme, le puîné sentit une nouvelle vague le gagner … elle n’avait jamais voulu ça, vraiment ? Osait-elle vraiment lui dire que c’était de sa faute, qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même ? L’impossibilité – qu’il prenait pour une obstination – d’Isidora à comprendre et percevoir la situation le fit sortir de ses gonds, le fit rugir de nouveau.
« — C’EST TOI QUI M’Y FORCES, DORA ! » hurla-t-il.
Là, dans cette pièce qui s’apparentait à une chambre, les émotions criaient plus fort que la logique ; la souffrance aussi. L’état dans lequel se trouvait Luciano trahissait un millier de vérités, celles que leur fierté – et, quelque part, la peur – ne leur avait jamais permis d’accepter. Combien de blessures auraient pu être évitées, s’ils avaient eu le courage de mettre des mots sur tout ça, s’ils avaient eu la vaillance de les chercher en eux et de les regarder, plutôt que de s’en détourner, feignant leur inexistence ? Beaucoup sans doute, à commencer par celles qu’ils s’infligeaient en cet instant précis ; des blessures qui, pour l’heure, semblaient davantage le marquer lui qu’elle.
« — Tu m’y forces, et le choix m’échappe » ajouta-t-il, un peu plus calmement.
Dans sa poitrine, Luciano pouvait sentir son cœur battre ; battre de ces battements d’agonie qui, hélas, ne lui était pas étrangers. Impuissant, l’intendant se trouvait à la merci de ce choix qu’il imposait à la jeune femme. Pris au piège, l’homme avait senti l’étau se resserrer autour de lui et jonglant avec les conséquences, il avait tenté de vivre avec, supportant ce poids qui de jour en jour avait finis par grandir en lui. Désormais trop important, aujourd’hui les épaules pourtant larges de Luciano ne pouvaient plus le porter, n’y parvenaient plus.
« — Je ne peux pas faire ça plus longtemps, Dora. Ça me blesse, et tu ne t’en rend même pas compte » déclara le puîné « Peut-être que toi tu en es capable, mais moi je ne le suis pas. Je ne sais pas à quoi tu t’attendais, à quoi tu aspirais, mais je ne peux pas, je ne suis pas cet homme-là » affirma-t-il.
Son regard d’acier ne la quittait désormais plus … et soudainement, pour la première fois, l’éventualité d’une disparité de jugement le frappa, lui survint enfin. S’étaient-ils trouvés sur la même longueur d’onde ? Avait-il été le seul à comprendre – à croire – que ce qu’ils avaient entrepris, que cette relation qu’ils avaient d’abord considéré comme purement charnel, avait vu sa nature changer ? L’avait-elle sentie ? Brusquement, affaiblis par la fureur de ses émotions, Luciano laissa le doute s’emparer de lui, de son cœur.
« — Peut-être ai-je eu tort. Peut-être ai-je eu tort d’espérer, de croire que nous pouvions être autre chose que … »
Il s’arrêta, prenant soudainement conscience de ce qu’il s’apprêtait à dire. Le devait-il ? Luciano n’en était pas certain et bientôt, tel un cheval au galop, sa fierté s’acharna à rattraper le coup, à balayer les doutes, les regrets, les remords.
« — Peu importe. J’ai eu tort » acheva-t-il finalement.
Avait-il vraiment laisser l’espoir altérer son jugement, lui avait-il vraiment permis de lui voler sa lucidité ? Il fallait le croire.
Il est sourd. Inatteignable. Il n’existe qu’une vérité à ses yeux, la sienne. Celle qu’il ne daigne pas expliquer. Celle qu’il me crache au visage. J’ai l’habitude de la haine; par Arceus si je devais compter le nombre de gens qui ne me portent pas dans leur cœur, nous y serions encore demain matin. Ça m’amuse d’être au centre d’autant d’hostilité, même si parfois je m’en retrouve isolée et incomprise. Peut-être que c’est mieux ainsi. Quand les autres te méprisent, tu n’as pas besoin de fournir d’efforts pour leur plaire. Ça ne sert à rien. Les Terren sont destinés à se faire des ennemis, je n’aurais pas dû chercher plus loin. Luciano ne fait que prouver ce que je connaissais déjà au plus profond de moi-même : je suis destinée à être abandonnée par les gens que j’aime, peu importe à quel point j’ai essayé. Cette perspective devrait m’emplir de désillusion, pourtant ce n’est pas ce que je ressens. Ma poitrine s’est serrée au point où je peine à respirer. Un étau qui se referme à la manière d’une main ardente, y laissant des traces indélébiles. Je lui faisais confiance. Je suis sortie des sentiers battus pour lui. Et il ose me dire qu’il a essayé de se soucier de moi ? J’ai envie de pleurer et de gerber tout à la fois. Je veux qu’il arrête et qu’il me prenne dans ses bras, qu’il s’excuse et me dise qu’il est désolé, qu’il n’ira nulle part.
Luciano, je t’en prie, ne t’en vas pas.
Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne veux pas ! S’il te plaît, je t’en supplie, j’ai encore besoin de toi. J’ai beau prétendre le contraire, je le sais plus clairement encore aujourd’hui que tu me voues une haine dont il n’y aura pas de retour.
Il y a des parts de moi qui reconnaissent une certaine vérité à ses paroles. Je n’ai pas saisi sa main tendue, au mois d’août. Cette évocation me fait détourner le regard, enfin. Mes yeux me piquent, je ne veux pas qu’il me voit pleurer. J’aimerais expliquer pourquoi c’était impensable pour moi. Mais maintenant, les raisons qui m’ont motivée ne me semblent plus aussi claires. J’ai creusé. Cette fois oui, j’ai creusé. Je ne peux pas m’en défendre car il a raison. L’intensité de ses paroles, de son ton, de son émotion, me heurtent de plein fouet. Un instant je n’ose plus bouger. Prise en défaut, je me contente de prendre ses reproches. Ces derniers temps, je me suis fait une île inatteignable, dont la seule visiteuse privilégiée a été Sienne. Une personne qui au final ne me connaissait pas vraiment d’avant, avec qui je peux prétendre. Combien de temps durera la mascarade ? Je l’ignore, mais pour le moment, c’est ce dont j’ai besoin. Luciano, dans toutes ses bonnes intentions, m’a offert quelque chose que je n’étais pas en mesure d’accepter à l’époque même si désormais mes motivations me semblent nébuleuses.
La voix rauque, je cherche une issue à cette conversation. Une manière de gagner. Je ne veux pas perdre devant lui, je ne peux plus me le permettre. S’il doit tout jeter en l’air, alors soit. Mais je ne me laisserai pas écarteler, ou placée dans le rôle de la vilaine. Lentement mais sûrement, mon regard prend en dureté. Je me réfugie dans mes derniers retranchements, dans mes derniers remparts, animée de toutes parts d’émotions trop douloureuses pour être comprises ou maîtrisées.
« Pauvre Luciano, forcé de me donner des ultimatums. Non vraiment, tu fais pitié là. Tu es celui qui te coupe de l’équation. Je suis avec Sienne, Luciano, il faut que tu l’acceptes. Je vois mal en quoi ça nous empêche d’être toujours amis, mais soit, puisqu’il doit en être ainsi. Vas t’en et retourne dans ta tour d’ivoire où il n’y a personne d’autre que toi. C’est ce que tu veux, de toute manière, être seul. Ça t’empêche de devoir t’ouvrir. Avec tes belles paroles, de fossés et de ponts, ah ! La belle affaire. Comme si tu savais faire ça. Tu sais faire qu’une chose, Luciano Viridis, et c’est détruire. »
Je me redresse. Je ne suis plus là. Plus dans mon corps, dans mon esprit, plus dans mon cœur. Je ne suis que réflexe, que protection de ce qui me reste. Plus que la noirceur qui habite mon âme.
« Tu as cru quoi ? Qu’on était plus qu’une partie de jambes en l’air ? Je t’en prie, Luciano, tu ne peux pas être sérieux. Tu es un Viridis, et moi une Terren. Cette histoire a toujours été vouée à l’échec. Ça tombe bien, j’en avais marre. »
Je ne sais de qui je blesse le plus de mes mots.
Après aujourd’hui, je ne serai plus jamais la même.
« On reconnait l’amour au vide qu’il laisse lorsqu’il s’en va »
Qu’avait-il manqué ? Là, en proie aux paroles d’Isidora Terren, Luciano se le demandait. Qu’avait-il manqué ?
A quel moment s’était-il perdu ? A quel moment sa route avait-elle bifurqué pour le conduire traitreusement sur ce chemin finalement pavé d’illusions ? Luciano n’en savait rien, et une part de son trouble résidait dans cette incapacité à se l’expliquer, à le comprendre.
Luciano avait toujours su garder ses distances, toujours. De part l’antipathie naturelle que lui portaient les gens depuis que leur monde avait changé, Luciano avait appris à ne plus dépendre de l’affection des autres, à ne plus considérer l’avis qu’on se faisait de lui, à ne plus chercher à plaire. Conscient des jours qui l’attendaient, Luciano s’était forgé une armure, avait appris à s’en vêtir, à vivre avec, à la supporter ; pour survivre, il avait peint un masque loin d’être sur-mesure, qu’il avait là encore appris à garder, conscient que ce qu’il avait été ne pouvait plus être. Depuis la mort de Foldo, depuis la Nova Existência, Luciano vivait avec sans ne jamais s’en défaire, jamais. Jamais.
A quel moment s’était-il trahi ?
A quel moment avait-il fait le choix de l’enlever ? Car il l’avait assurément fait, lui qui ce soir pouvait sentir dans son cœur la froideur de la lame qu’Isidora Terren venait de lui planter. Qu’est-ce qui lui avait pris ? A mesure que les paroles de Terren s’échappaient de ces lèvres qu’il avait eu l’indécence de goûter, Luciano sentait dans ses veines son sang se glacer au point d’en figer. Quelle motivation l’avait poussé à le faire, lui qui pourtant s’était toujours persuadé – convaincu ! – de ne jamais s’y risquer ? Une part de lui le savait bien. Luciano Viridis pouvait bien faire semblant et tromper tout le monde, au plus profond de lui, l’homme savait ce qu’il était, ce dont il se languissait, ce dont son cœur avait toujours eu désespérément besoin. Lorsque par enchantement une infime fraction de ce qu’il recherchait s’était présenté à lui – du moins l’avait-il cru – fébrile l’homme s’y était jeté corps et âme comme un loup sur une charogne, de peur de voir l’occasion passer. Il en avait oublié la prudence, le pragmatisme, s’était fermé aux regards extérieurs, à toutes ces chose qui – il le voyait aujourd’hui – auraient pu le sauver et le remettre sur le droit chemin. Au lieu de cela, Luciano avait laissé l’espoir influer son appréciation et tromper son instinct, ses habitudes, et il s’était laissé aller à croire, et il y avait cru si fort que les peut-être étaient devenus des oui. A tort. Ce soir heureusement, la vie venait le remettre sur les rails, brisait les illusions, révélait les vérités, dévoilait ses erreurs. Comment avait-il pu y croire, lui qui pourtant se savait – croyait – si avisé ?
Et il y avait pire encore. Pourquoi continuait-il d’y croire, même après ce qu’elle venait de dire ?
Sourd aux paroles de la jeune femme, une part de lui s’accrochait encore à ces illusions, celles qu’Isidora avait pourtant pris soin de défaire et démonter, teintant à l’occasion son action d’une cruauté que l’homme n’était pas prêt de lui pardonner. Pourquoi ?
Pourquoi s’obstinait-il à croire ?
Parce qu’après tout, Luciano se connaissait, et parce que malgré la noirceur de ce qui venait d’arriver, Luciano savait. Il savait. Il savait que pour lui, tout cela avait été plus, avait été vrai. Isidora pouvait bien s’en soustraire, prétendre le contraire, Luciano savait. Tout cela avait été vrai pour lui et l’homme s’y raccrochait. Malgré l’amertume, malgré la douleur, malgré le doute qui s’était un instant emparé de lui, Luciano refusait de désavouer sa vérité, celle qui lui appartenait.
Cela avait été plus pour lui. Cela avait été plus pour lui, et Isidora et sa mauvaise foi ne pouvaient le lui retirer.
Pendant longtemps Luciano fixa la pavlicaine, interdis, le cœur en ruine. Devait-il donner réponse aux paroles de la jeune femme ? Quelque chose en lui voulait lui rendre la pareille et la blesser à son tour ; à la place, l’intendant se contenta de la regarder, de l’observer, silencieux. Indéniablement, Luciano ne pouvait lui donner tort sur un point : leur histoire avait toujours été vouée à l’échec, pour des raisons aussi diverses que variées. Leurs origines, leur différence d’âge, leurs clans, leurs tempéraments, rien, rien ne concordait … aujourd’hui, demain, l’issue aurait été inévitable et Luciano le savait. Son cœur malgré tout tendre l’avait simplement espéré moins brutale, moins violente ; moins définitive aussi. Pourraient-ils un jour se côtoyer de nouveau après ça ? Luciano en doutait, lui qui se savait si peu enclin au pardon.
Combien de temps resta-t-il là, à la fixer de son regard d’acier au fond duquel se lisait toute la peine du monde ? Luciano n’aurait su le dire, et lorsqu’il se détourna finalement d’elle, une éternité semblait s’être écoulée depuis ses dernières paroles. Se rapprochant de la porte avec une lenteur qui trahissait son absence de colère, l’intendant l’ouvrir sans brusquerie et le temps d’un instant Luciano s’arrêta à son seuil, mettant en suspens son départ. Quelque chose en lui ne pouvait se résoudre à partir sans mettre des mots sur ce qu’il ressentait, sur cette chose qu’il aurait dû dire bien avant mais que son orgueil ne lui avait jamais permis ; son orgueil, oui, mais aussi sa réserve et, quelque part, son égard … Isidora aurait-elle su quoi en faire ? Sans doute ne le saurait-il jamais. L’intendant lui faisait dos, pourtant un coup d’œil en arrière lui permis de voir paraître dans son champ de vision la silhouette de la jeune femme. Pendant longtemps l’homme hésita à prendre la parole.
« — C'était spécial pour moi, Dora » déclara-t-il « Je suis navré que tu ne l'aies pas perçu ainsi »
Laissant quelques secondes s’écouler, l’intendant disparu finalement derrière la porte, et à mesure que ses pas l’éloignaient d’Isidora et de pièce, Luciano pouvait sentir une part de lui s’effacer et disparaître, pour ne laisser à la place qu’un vide qui promettait de ne jamais se combler ; une part perdue pour toujours, qu’il avait abandonné en laissant derrière lui Isidora et ses espoirs désormais perdus.
C’est mieux ainsi, non ? Il ne m’a pas laissé le choix. Je ne pouvais pas le laisser gagner, si ? Ç’aurait été de m’abaisser devant l’ennemi, de laisser céder mes derniers remparts. J’ai tout perdu ces derniers mois. Est-ce trop demander d’au moins conserver ma dignité ? Ce n’est pas comme s’il tenait vraiment à moi, pas vrai ?
Pas vrai ?
Pas vrai ?!
Qui se soucie vraiment d’Isidora Terren de toute manière ? Ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne m’écartèle. Je glissais sur une pente dangereuse, interdite, une avenue que je n’aurais jamais dû emprunter. Pourquoi, ce soir-là de mai, ai-je dû lancer le flirt ? Pourquoi l’ai-je autorisé à me toucher ? Pourquoi l’ai-je invité dans mon petit monde solitaire ? Pourquoi lui ai-je permis de me voir dans ma vulnérabilité ? Oh seigneur, Arceus, pourquoi ai-je si mal maintenant ? Mes côtes se referment contre mes poumons, les emprisonnant d’une étreinte cruelle qui me coupe le souffle. Je peine à respirer.
Ça ne devait pas se passer ainsi. Ce ne devait être que du sex, rien de plus et rien de moins. Pourquoi devait-il étancher toutes mes peines ? Pourquoi devait-il devenir mon pilier, mon foutu ami ? Pourquoi m’a-t-il écouté, toutes ces nuits où je n’avais plus aucun espoir, où je me suis détestée tant que j’imagine où toutes mes lubies auraient pu me mener ? Pourquoi a-t-il cru en moi alors que je n’y parvenais pas, que je n’y parvenais plus ? Luciano m’a donné l’espoir, un qui aujourd’hui s’éteint brusquement et que je ne suis pas prête à laisser partir. J’aimerais lui dire merci pour toutes ces fois où il a été là à mes côtés, où il ne m’a pas laissé tomber. Mais j’ai mordu. Plus fort que je n’ai jamais mordu personne. Je le sais, j’ai fait du mal, du mal irréparable. J’ai dit des choses que je regretterai toute ma vie. Je le sais à l’instant où ces mots quittent mes lèvres, y laissant un goût acide. Le silence qui s’installe m’assourdit plus que tous ses cris.
Luciano, non… Ne me dis pas que tu me crois. Ne me dis pas qu’après tout ce temps, tu ne sais pas voir au-travers mes masques ?
Je suis allée trop loin. J’ai causé des dommages irréparables. Maintenant le blond se détourne et quitte la pièce avec une lenteur terrible, et pourtant trop vite, bien trop vite pour que je ne puisse réagir. À l’instant où je reprends le contrôle sur mes sens et mon corps, il est parti, laissant un froid incommensurable dans mon cœur.
Je m’écroule. Contre le plancher de la chambre, je tombe à genoux pour pleurer comme je ne l’ai pas fait depuis Jasper. Je connais cette douleur, celle d’un cœur qui se brise.
Je l’aime.
Trop tard désormais. J’ai tout foutu en l’air. Combien de temps je reste là à déverser ma peine ? Lorsqu’il ne me reste plus rien qu’une coquille vide et des ambitions détruites, je quitte enfin la pièce pour le chercher du regard. Je sais qu’il est parti. Je ne le sens plus ici.
Sienne converse toujours avec des invités lorsque je la rejoins. Elle ne m’a pas vue et sursaute au contact froid de mes doigts contre les siens. Son regard se redresse vers le mien et je ne ressens plus rien. Plus rien du tout que l’abîme béant qui habite désormais ma poitrine. Les prunelles de la bleue s’écarquillent.
« Dora… ça va ? »
« Je veux rentrer… »
« Qu’est-ce qui se passe ? Tu es toute pâle… »
« Je veux rentrer. »
Mon ton, plus convaincu, la force à capituler devant ma demande. Sans plus rien ajouter, nous quittons la fête et rentrons à l’hôtel. Je m’écroule sur le lit, parcourue de soubresauts et éclate à nouveau en sanglots. Inconsolable. Sienne reste à mes côtés, me tient contre elle jusqu’à ce que le sommeil salvateur ne vienne me happer. Je ne remarque plus sa présence.
Je suis seule, plus que jamais.
J’ai détruit tous les ponts, Luciano. Je te demande pardon.
« On reconnait l’amour au vide qu’il laisse lorsqu’il s’en va »
Tour Viridis, Borao, 4h24 du matin
Il était tard lorsque Borao vit reparaître la Raikar blanche de Luciano Viridis ; tard, et pourtant trop tôt. Sans le maître des lieux pour l’occuper, Kerack et sa sœur avaient pris possession de l’appartement où ils avaient vraisemblablement passé la soirée. La boite à pizza qui gisait sur la table basse séparant le large écran plat du canapé trahissait le programme qui avait été le leur, ainsi que son issue imprévue. L’un contre l’autre les deux Assano avaient fini par s’endormir là, sur le sofa trop peu souvent usité et qui pourtant, déjà, avait vu passer bien des années, bien des périodes, bien des époques.
L’arrivée de l’intendant réveilla le majordome qui, un peu gêné de la situation, s’empressa d’accueillir le puîné, l’esprit encore un peu ensommeillé. Le jeune homme se reprit bien vite, jeta un regard en direction de sa sœur toujours endormie avant de questionner son aîné qui, définitivement, avait changé son programme.
« — Vous n’étiez pas censé rester à La Isicao pour la nuit ? » lui demanda Kerack, un peu perplexe.
« — J’ai changé d’avis » rétorqua l’intendant, sans doute plus froidement qu’il ne l’aurait fallu.
L’humeur du puîné frappa le majordome. La faible lumière qui éclairait l’appartement l’empêchait de saisir les traits de cet homme qu’il connaissait depuis longtemps maintenant ; cet homme, qui avait toujours su contenir ses humeurs en sa présence … jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi ? Silencieux, le majordome le suivit du regard, l’observa déposer ses affaires sur la table ronde de l’entrée.
« — Kerack, demain à la première heure vous ferez désactiver le pass d’Isidora » déclara l’intendant.
Avec le temps, Luciano avait fini par offrir à Terren un badge lui permettant d’accéder au sommet de la Tour, lui octroyant par se fait une liberté de mouvement qu’il n’accordait qu’à peu de gens. Visiblement, ce soir l’homme revenait sur sa décision.
« — Il y a un problème ? » questionna Kerack, indéniablement surprit.
Luciano mit un moment à répondre.
« — Faites ce que je vous dis » répondit-il simplement après de trop longues secondes.
Avisé, Kerack se garda bien de le questionner davantage. A la place le jeune homme le fixa, scruta chacun de ses mouvements. L’intendant avait fini par se diriger vers le bar d’où il avait sorti une bouteille au liquide ambré, marqué de trois singes. Comme une ombre dans la nuit, tout droit venue de sa chambre Gare à Toi apparue bientôt, accueillant le puîné de quelques balancements de queue. L’arrivée de l’intendant l’avait elle aussi sortit de son sommeil.
Luciano se servit un verre trop copieux pour être anodins et devinant ce qui s’esquissait pour le reste de la nuit, le majordome fit mine de se diriger vers Vibeke. Vidant d’une traite son verre, le puîné s’empressa de l’en dissuader.
« — Ne réveillez pas la petite. Vous pouvez rester ici cette nuit Kerack, je ne vous en tiendrai pas rigueur » assura-t-il.
Interdit, le majordome fixa longuement l’intendant qui, déjà, se servait un autre verre. Kerack Assano avait-il deviné ? Bien sûr qu’il avait deviné. Impuissant à panser les plaies de son maître qui saignait, Kerack resta un moment silencieux, spectateur des ruines qu’Isidora Terren avait laissé derrière elle. Contre toute attente, le jeune homme s’osa à prendre la parole.
« — J’avais finis par croire qu’elle serait une rivière, une rivière qui emporterait avec elle une partie de vos malheurs, de vos tourments, et qu’elle apporterait à la place une part de ce qui nous manque, de ce qui vous manque. Je n’y croyais pas, mais j’avais finis par l’espérer pour vous, parce qu’après tout ce temps, vous le méritiez » déclara Kerack « J’avais tort. Elle n’est pas une rivière, elle est un ouragan » affirma-t-il « Je suis désolé, Luciano »
Son second verre à la main – plus chargé encore que le précédent – Luciano laissa les paroles du majordome s’insinuer en lui, faire son chemin jusqu’à sa conscience. Kerack ne s’hasardait jamais à user de son prénom et la chose témoignait du trouble qui s’était emparé de lui. Ses mots le confortait-il ? Luciano n’en était pas certain et lasse de réfléchir, l’homme fit le choix de couper court à cette discussion qu’il ne voulait pas avoir.
Et abandonnant le majordome, l’intendant prit le chemin de sa chambre, talonné par sa Lougaroc. Tout l’alcool du monde ne pouvait combler le vide qui s’était creusé en lui, mais l’homme n’était pas sans savoir qu’en l’état, ce poison suffirait à l’abattre pour quelques heures, si ce n’était plus. Oublier, oublier était tout ce qui comptait pour lui, lui qui venait de perdre une part de lui-même dont l’existence lui était parvenue trop tardivement.