La journée s’annonçait grisâtre. De lourds nuages étouffaient le ciel sous leur ventre cotonneux, le vent crachait plus qu’il ne soufflait ses rafales sur la mer contrariée et il y avait fort à parier que la pluie, longue et pesante en cette saison, ne se ferait plus désirer très longtemps. C’était, en somme, un très mauvais temps pour se lancer dans une petite escapade en pleine nature.
Ce fut donc sans surprise le jour précis que Lekka choisit pour quitter l’atmosphère encombrée de la grande ville, et décider d’une balade à la sauvage afin de dégourdir les pattes de Kohaku - juste tous les deux, comme à la bonne vieille époque. Ils avaient ralliés ensemble La Isicao dans l’espoir d’assister à son célèbre carnaval, et l’étudiant voulait profiter de son temps libre à la capitale pour découvrir les environs ; une décision qui lui avait paru intelligente sur le moment, mais qu’il commençait doucement à regretter désormais que l’averse menaçait de s’abattre sur son crâne. Pour l’amour d’Arceus, pourquoi n’avait-il pas eu la présence d’esprit d’amener un parapluie ?
Le plus frustrant, c’était que le paysage valait vraiment le coup d’oeil. La Pampa des Côtes, comme les Cinzans l’appelaient, s’étendait de part et d’autre de son champ de vision tel un immense tapis de soie verte : l’herbe grasse ondoyait sous le vent, claquait et transmettait son mouvement à l’ensemble dans une imitation splendide de l’océan en contrebas, mer de vagues bleues et marée d’ondes argentées, avec une symétrie presque impeccable. Les petits brins d’émeraude tendaient leurs mille langues frémissantes vers le ciel plombé, dans l’expectative d’une eau qui pourtant ne se faisait pas rare. Des troupeaux hétérogènes de Pokémon, redevenus seuls gardiens de ces lieux, profitaient de leur luxuriance pour paître avec la sereine application du bétail qui se savait protégé par la force du nombre. Situé à bonne distance de la scène, la capuche de son gilet rabattue sur son crâne en prévision du déluge, Lekka observait les hardes de Wattouat et de Bourrinos d’un air plein de nostalgie. Il savait qu’il était interdit de les importuner et n’en avait de toute façon pas l’intention, mais ce paisible tableau de campagne lui rappelait immanquablement son propre voyage, lointain maintenant, sur les routes de Kanto. Il soupira, tâta par réflexe l’emplacement sous sa veste où s’étaient autrefois alignés les symboles de ses triomphes.
 « Allez, traînons pas, » finit-il par lancer à Kohaku, assis à ses pieds pour contempler avec lui les prairies rendues à l’emprise de Dame Nature. « S’il se met à pleuvoir avant qu’on soit rentré, on va finir saucé et chopper la mort, c’est sûr ! »
Le Noctali glapit pour signifier son approbation. Dresseur et Pokémon se remirent donc en route, pressant le pas pour arriver au plus tôt à la capitale.

Par chance, il n’avait toujours pas commencé à pleuvoir. Lekka leva un regard inquiet vers le ciel couvert, sans prêter attention aux bourrasques maritimes qui secouaient ses cheveux et menaçaient d’emporter sa capuche. Près de lui, Kohaku avançait par bonds rapides ; il ne tenait pas plus que son maître à subir l’averse.
Le garçon et son Pokémon parcoururent quelque distance ainsi, plongés dans un silence appréhensif interrompu à intervalles réguliers par la reprise du vent dans les fourrés, jusqu’à ce que tout à coup, Kohaku - qui menait la danse de par son allure sautillante - laissât échapper une exclamation d’avertissement et se stoppât net. Aussitôt, Lekka cessa de contempler la colère des cieux pour chercher du regard ce qui avait perturbé son ami.
Il n’eut guère de difficulté à le découvrir : droit devant eux, sur le petit serpent de terre battue qu’ils suivaient entre les herbes frissonnantes, se dressait la silhouette cotonneuse - et visiblement très agacée - d’un Wattouat à la toison hérissée. Par réflexe, l’étudiant se campa près de son propre Pokémon, lequel adopta une posture aussi défensive que lui permettaient les gifles éoliennes décochées par la tempête sur sa fourrure d’encre.
« Ça me dit rien qui vaille… » murmura Lekka pour lui-même, ce qui n’empêcha pas son Noctali de grogner en réponse. Le duo avait déjà eu l’occasion de croiser des Pokémon sauvages en mal de bataille durant leur tour des Arènes, et le maintien de ce Wattouat, les quatre sabots bien plantés dans le sol, le pelage gonflé d’électricité statique et la tête baissée dans une menace guère implicite de charger, rendait ses intentions limpides comme de l’eau de roche.
Oh non, se lamenta Lekka en son for intérieur. Je t’en prie, va-t'en ! J’ai pas le droit de te combattre !
« Kohaku… » ne put-il cependant qu’articuler alors que le Wattouat, en face, grattait le sol d’une patte de façon très équivoque. Kohaku glapit une nouvelle menace à l’intention de son vis-à-vis, mais l’autre ne l’entendait pas de cette oreille. Qu’est-ce qui avait bien pu l’irriter à ce point ? L’orage approchant ? Peut-être que la tension contenue dans l’atmosphère de la tempête avait échaudé son humeur, ou bien avait attisé une énergie latente qui ne demandait plus qu’à être déchargée ? À moins que la créature ne fût simplement outragée de voir des inconnus fouler aux pieds les limites de son territoire. Dans tous les cas, elle ne semblait pas déterminée à libérer le passage aux deux intrus devant elle. Le Wattouat tendit le cou pour émettre un bêlement provocateur, et un crépitement caractéristique monta de sa laine, désormais plus moutonneuse que les tourbillons de nuages noirs rassemblés au-dessus de leur tête. Dans ces conditions, hors de question de reculer - fuir en courant et lui présenter son dos reviendraient à se faire foudroyer sur place !
Oh, et puis zut ! À Giratina avec ces bêtises pacifistes ! jura Lekka en pensée.
« Kohaku, ne lui laisse pas le temps de nous griller ! Déstabilise-le ! »
Le Noctali n’en demandait pas plus pour s’exécuter. Les crocs sortis, il se jeta vers son adversaire, prêt à défendre son maître coûte que coûte…  

Des canines d’une blancheur de mort sur fond d’obscurité mouvante : voilà à quoi se résuma Kohaku durant sa course effrénée vers l’objet de son attaque. Le Noctali n’était pas stupide, cependant : même si les détails échappaient à son esprit non-humain, il savait que dans cette étrange contrée, les combats et la violence pouvaient être synonymes de gros ennuis pour son Dresseur. Il ne chercha donc pas à viser des points vitaux avec sa Morsure - tuer ou blesser gravement n’étaient de toute manière jamais dans leurs habitudes d’entraînement, à Kanto, et ça n’allait sûrement pas changer ce jour-là - et préféra s’attaquer aux chevilles du Wattouat. Kohaku avait déjà vu des Caninos de berger rassembler des hardes de cette façon : les moutons n’appréciaient guère la piqûre des crocs sur leurs pattes, et s’empressaient de déguerpir dans la direction souhaitée. Avec cette stratégie, il espérait ainsi réveiller un vieil instinct dans les entrailles du Pokémon sauvage, et le pousser à fuir avant d’être obligé de causer plus de mal.
Malheureusement, si la capacité fit mouche, elle n’eut pas l’effet escompté : le Wattouat se cabra, rua et bêla de plus belle, la voix davantage chargée de rage que de douleur. Loin d’être impressionné par la tentative de Kohaku et par le regard fixe, rougeoyant, qu’il lui dardait maintenant tout en s’interposant entre sa cible et son humain, le Pokémon Electrik parut redoubler de fureur.
« Attention ! » ne put que s’exclamer Lekka, impuissant, alors que la bête était sur le point de répliquer.

À peine eût-il achevé son injonction que le Wattouat, empli d’autant de colère que d’électricité, décida qu'il en avait eu plus qu'assez et déchargea l'une comme l'autre sur le Noctali.
Kohaku fut pris de vitesse - difficile de distancer un éclair. Parcouru par une désagréable décharge, il pouvait se féliciter d’être plus âgé et plus aguerri que son adversaire : il encaissa bien le choc. L'onde fut juste suffisante pour lui friser la fourrure de la pointe de la queue jusqu’au bout des oreilles.
La vision de son Pokémon soudain transformé en boule de poils hirsutes aurait certainement bien amusé Lekka dans n’importe quelle autre circonstance, mais là, la lueur de pure haine qu’il lisait dans les grandes prunelles larmoyantes du Wattouat le dissuada de toute moquerie. Comment un être si jeune, à l’apparence si inoffensive, pouvait haïr de la sorte ?
Mais il n’avait pas le temps de s’interroger sur ce mystère : Kohaku se remettait de son coup de jus, et son rival montrait clairement son intention de ne pas s’en tenir là.
« Riposte ! Mords-le encore une fois ! » ordonna le Dresseur à son partenaire, bras tendu malgré lui - c’est que les vieilles habitudes avaient la vie dure, et lui revenaient bien trop vite dans ce genre de situation…

Le Noctali ne broncha pas tout de suite après l’ordre de son maître. Ses iris inquiétants, rouges comme deux braises et d’une profondeur de nuit, restaient fixés sur le petit visage rondelet du Wattouat ; ce dernier avait été pris de court par la résistance de Kohaku, semblait-il, et une étincelle différente traversa son regard jusque-là noyé de colère. La marque d’une hésitation ? Voire, peut-être, de l’appréhension ? Tout à sa frénésie, il n’avait pas eu conscience de s’attaquer à plus fort que lui…
Kohaku, à l’inverse, semblait avoir gagné en férocité. Oh, il était doué : il ne laissait rien transparaître de ses véritables émotions, arborait une expression figée au-dessus d’une posture calme et maîtrisée, bien que tous ses muscles fussent bandés en prévision de l’assaut. Mais Lekka connaissait son ami par cœur : l’impatience du Wattouat, son bellicisme et sa nette antipathie à l’égard de l’humain portaient de plus en plus sur les nerfs du Noctali.
Soudain, sans un avertissement, Kohaku s’élança.
Il fallait au moins reconnaître au Wattouat sa vaillance : sitôt que le Pokémon Ténèbres chargea dans la bataille, il oublia très vite les quelques instants de doute qui s’étaient emparés de lui pour bêler du sommet de ses poumons, dans une attitude de défi qui confinait à l’hystérie. Kohaku ne s’en émut pas le moins du monde : agile et véloce, il parut couler plus que courir sur le sol et disparaître dans les flaques d’ombre mouvantes projetées par les hautes touffes d’herbe ; même Lekka le perdit de vue l’espace de quelques angoissantes secondes. Quand il le souhaitait, son partenaire pouvait vraiment se soustraire à la vision de tous… et se montrer terrifiant. Il le prouva de nouveau en surgissant de nulle part, crocs dénudés, pour fondre sur sa proie.
Cette fois, Kohaku ne retint pas son coup : le combat s’éternisait trop, son adversaire se montrait déraisonnablement obstiné, ça devenait dangereux, il fallait en finir. Il décida d’y mettre les moyens : ses anneaux brillèrent dans l’obscurité une fraction de seconde avant qu’il ne sautât pour surprendre sa victime, auréolé d’une aura funeste. Effrayé par ce spectacle sinistre, le Wattouat gémit et trébucha dans une tentative de fuite avortée, alors que le chasseur se préparait à lui assener une punition mémorable. Les crocs blancs disparurent à l’instant où ils s’enfoncèrent dans la toison soudain toute dégonflée, faute d’énergie et de courage ; un cri pitoyable déchira l’air du côté du mouton trop intrépide.
Kohaku se laissa retomber non loin de Lekka, la queue dans le prolongement de l’échine, le regard embrasé par le feu du combat. Il avait bien réussi son effet : le Wattouat titubait à présent, plus déboussolé qu’autre chose. Il ne savait s’il devait persister à laver l’affront qui lui avait été fait, ou bien détaler sans demander son reste, avant que la situation ne tourne en sa défaveur. Soucieux de mettre un terme au plus vite à cette malheureuse aventure, Lekka voulut forcer son avantage.
« Allez, il est à bout ! Une dernière attaque devrait le convaincre de filer ! »

Le Wattouat n’eut pas le temps de recouvrer ses esprits que déjà Kohaku bondissait à sa rencontre, et l’air implacable de son regard en disait long sur le sort qu’il réservait à sa proie. Hors de question de lui laisser l’occasion de se remettre du choc pour replacer une autre décharge : il fallait le forcer à fuir dès que possible.
Le Noctali fit étinceler ses anneaux dorés de plus belle, babines retroussées. Ses poils encore électrisés prirent plus d’ampleur avec la tension du combat et le souffle de la tourmente, élargirent sa silhouette par le volume d’une collerette noire hérissée ; ce n’était plus un Pokémon qui se dressait là, mais un véritable petit orage descendu sur Terre, un cumulus plus sombre que la colère et souligné de flashes lumineux comme sous les éclats de la foudre. On eût dit que la tempête menaçante s’était soudain incarnée pour infliger quelque correction bien méritée au mouton ayant eu l’impudence de la provoquer : la pauvre bête reculait désormais sur le sentier, le plus loin possible de son adversaire, sans plus cacher sa crainte. Kohaku poussa un cri terrible qui aurait pu se faire écho du tonnerre retenu par les nuages, puis mordit encore et encore la belle laine qui fut bientôt maculée de poussière. Des touffes soyeuses se prirent dans sa gueule et s’agglutinèrent sur son visage avec l’électricité statique, mais il semblait n’en avoir cure : seule importait l’ivresse de la bataille qui emportait ses mouvements dans son flot irrésistible.
Le Wattouat gémit, toute trace de rébellion envolée. Il ne demandait plus qu’une chose : s’enfuir, et vite !

Ébranlée, la créature moutonneuse se tapissait sur la terre battue du sentier, la poitrine pantelante. Elle n’osait plus bouger, de peur d’attiser un peu plus la fureur de cet ouragan fait Pokémon qui lui barrait la route. Les canines à nouveau dissimulées sous la noirceur immuable de sa gueule, Kohaku ne s’était pas totalement départi de sa crinière ébouriffée, et son oeil de braise restait rivé au Wattouat tremblotant vautré à ses pieds, quelque distance de là. Lui aussi haletait après tous ces efforts, bien qu’il restait en meilleure forme. Ils avaient bien lutté, et le mouton pouvait se réjouir de s’en sortir sans plus que des égratignures.
Kohaku devait cependant saluer la persévérance de son opposant, quand bien même fut-elle déplacée. Ce Wattouat était courageux, c’était indéniable, et serait sans doute un gardien de taille pour sa harde le jour venu. Mais pour l’heure, sa jeunesse et sa fougue l’entravaient plus qu’autre chose ; trop téméraire, trop enclin à céder à ses pulsions au moindre signe de provocation. S’il lui était possible de parler, le Noctali s’exclamerait certainement « Eh bien, que cette mésaventure lui serve de leçon pour l’avenir ! »
Puis, pour faire bonne mesure, il déchira l’air d’un Aboiement qu’il chargea de toute la force et la férocité dont il était capable ; cet ultime avertissement fut très bien compris par le Wattouat belliqueux, qui s’étrangla presque et détala rejoindre le giron de sa mère sans demander son reste.
En retrait de la scène, Lekka poussa un soupir de soulagement. Enfin débarrassé de cette bestiole ! N’empêche, je me demande bien pourquoi il voulait à ce point nous chercher des noises. Il scruta un instant les herbes frémissantes derrière lesquelles le jeune ovin avait disparu, mais nul signe de vie ne s’y trahit en-dehors du mouvement même des plantes imprimé par le vent.
Kohaku se détendit à son tour une fois le calme revenu. Sa fourrure retomba en place - du moins, autant que le lui permettaient les bourrasques - et il s’en retourna auprès de son maître, l’air satisfait.
« C’était génial, Kohaku » le félicita ce dernier en s’accroupissant à sa hauteur. Avec délicatesse, il entreprit d’ôter de son museau les touffes de laine résiduelles. « J’suis content de voir qu’on a pas rouillé, toi et moi. Enfin, j’espère quand même que tu l’as pas trop amoché, hein ? »
L’étudiant s’inquiétait autant pour le Wattouat que pour lui-même : il ne tenait pas à ce que son infortune lui attirât des ennuis avec la Guarda… Mais il n’y avait personne à la ronde sous ce temps de Ponchien, pas âme qui vive pour témoigner de son combat ; rien à craindre, alors. De toute manière, Kohaku miaula une réponse rassurante à son Dresseur, et Lekka n’avait aucune raison de ne pas faire confiance à la retenue de son ami de toujours.
Son toilettage terminé, le garçon se releva… juste à temps pour que la première goutte du déluge s’écrasât de tout son poids sur son nez. Super, songea-t-il, maussade. Le timing aux petits oignons, comme toujours, Lekka.  

La tourmente laissa enfin exploser toute sa colère. Pris entre les feux de l'eau et du vent, Lekka et Kohaku s'élancèrent du mieux qu'ils purent sur le sentier battu par la pluie, dont la terre meuble ne tarda pas à se ramollir jusqu'à adhérer d'une fort méchante façon à la plante de leurs pieds. Oh-oh, ne put que songer l'étudiant, étreint d'un soudain mauvais pressentiment.
Et en effet, il ne fallut pas longtemps pour qu'il dérapât une première fois sur la boue glissante, manquant de s'effondrer dans une immonde puisard de mélasse composée d'argile gluante et de pulpe d'herbes à l'odeur entêtante. Il rétablit son équilibre de justesse, mais ne put accomplir cet exploit sans plonger une main récalcitrante dans le marasme afin d'épargner au reste de son corps le même triste sort. Au passage, il s'aspergea d'une averse de gouttelettes brunâtres. Beurk, non ! Mon pantalon pour le festival !
Trop tard pour y changer quoi que ce fût, cependant. À lui la passionnante corvée de récurage une fois rentré à l'hôtel...
Sa mésaventure permit à Kohaku de le distancer. Le Pokémon prit tout à coup conscience de son avance et fit volte-face pour rejoindre son Dresseur, moins timoré à l'idée de patauger dans la boue épaisse qui souillait sa belle fourrure noire. Détrempé par le déluge violent qui s'abattait sur eux et n'avait de cesse de redoubler d'ardeur à chaque assaut, le Noctali avait perdu de sa prestance coutumière et évoquait désormais plus un Rattata d'Alola mort noyé et recraché par l'océan qu'un fier représentant de la lignée Canis evolus. « Faut qu'on trouve un abri ! » s'écria Lekka, usant de sa main encore valide pour maintenir sa capuche sur sa tête. Il tendit le cou à la recherche d'un rocher, d'une grotte, d'une fosse, de n'importe quoi qui pût faire office de refuge - en vain. Tout était désespérément plat et balayé par les bourrasques dans cette longue succession de pâtures redevenues sauvages...

Tout était désespérément plat...? Alors qu'il scrutait l'horizon fouetté par les rafales et la pointe des hautes herbes, Lekka nota un mouvement incongru au milieu des broussailles. Était-ce bien ce qu'il croyait ? Une forme non-identifiée remuait de façon erratique plus en contrebas des champs ; le garçon crut reconnaître la silhouette filiforme d'une queue, ou d'un appendice quelconque de cet ordre, terminée par une excroissance ovale, la bosse d'un crâne luisant d'humidité, la découpe fine d'une oreille secouée de soubresauts paniqués...
Était-ce bien un Pokémon ? C'était vivant, en tout cas, il n'en doutait pas une seule seconde : l'être semblait lutter avec la dernière énergie pour se traîner le plus loin possible des fourrés. Agressé par la pluie, Lekka n'arrivait pas à récolter plus de détails, même en plissant les yeux ; et rien dans l'allure de la créature ne lui permettait de l'associer à l'une de celles de son bestiaire. « Kohaku, tu vois ça aussi ? » Le Noctali, intrigué, tourna son attention vers l'endroit pointé par son Dresseur, et rabattit aussitôt les oreilles sur sa tête.
« On dirait qu'il se débat avec un truc... On devrait peut-être... » Lekka n'achèverait jamais sa phrase : résolue à le réduire au silence, une gifle de vent arracha sa capuche de ses doigts et faucha son visage sans lui épargner sa fureur. Des particules inconnues - probablement des fragments de feuilles mortes ou de la poussière - s'infiltrèrent dans sa bouche. Avec une grimace dégoûtée, le garçon crachota jusqu'à ce que les déchets eussent tous quitté sa langue.
Kohaku, toujours sur la défensive, ne paraissait pas très enclin à prolonger leur promenade plus que de raison, a fortiori pour tenter d'approcher un Pokémon sauvage dont la bonne disposition à leur égard n'était absolument pas certifiée. Le combat contre le Wattouat était encore frais dans son esprit, tout comme dans les marques qu'il avait laissées sur son corps. Mais l'instinct de Ranger de Lekka avait ressurgi comme au premier jour à la vue d'une bête en détresse ; malgré la tempête et son désir de s'y soustraire, il se dressait déjà en direction de l'ombre gesticulante, déterminé à braver les trombes d'eau pour accomplir ce qu'il s'imaginait être son devoir.
« Allez, viens ! » lança-t-il à l'intention de son partenaire. « Tant pis pour la flotte, il faut s'assurer que tout va bien pour lui ! »

Sourd aux grognements de protestation de Kohaku, l'étudiant vacilla plus qu'il ne s'élança vers le Pokémon toujours aux prises avec la végétation. Ce fut une fois arrivé à sa portée que Lekka comprit la réelle nature de sa lutte, et l'urgence qui en découlait : la jeune créature, toute d'acier vêtue, était embourbée jusqu'à la taille et ses efforts désordonnés pour se libérer la condamnait un peu plus à s'enfoncer dans le marasme.
Impossible pour le Kantosien de mettre un nom sur son espèce : avec sa morphologie trapue et rondouillarde et son appendice nasal pour le moins développé, le Pokémon présentait quelques similarités avec la lignée des Donphan, néanmoins sa peau de métal rutilant sous les gouttes de pluie démentait une parenté plus prononcée. Sans doute était-ce une bête trop étrangère à Kanto et ses environs pour que Lekka l'eût vue en classe ; toujours était-il que le pachyderme s'était enlisé sous l'averse subite et ne parvenait plus, du fait de son poids et du manque de prises solides, à s'extraire du fossé dont il était prisonnier.
« Oh, bon sang... » marmonna le garçon. Il jura en mesurant l'ampleur du problème. Le pauvre éléphanteau gémissait d'un air pitoyable tandis qu'il cherchait à fuir ; ses grosses pattes rondes, malaisées sur ce terrain spongieux pour lequel elles étaient inadaptées, patinaient sans réussir à lui être d'un quelconque secours. Pire, même : chaque tentative infructueuse le faisait lourdement retomber à son point de départ, ce qui aggravait sa posture déjà précaire. Pour ne rien arranger, la pluie battante réduisait la pente qui aurait pu s'avérer salutaire à l'état de glissière, et à force d'escalades ratées, la terre piétinée s'était muée en cascade de boue impraticable.
Pour résumer : le petit Pokémon n'arriverait pas à s'en sortir par lui-même.
Bon, se reprit Lekka une fois qu'il eût réalisé toutes ces difficultés. Il va bien falloir tenter quelque chose. Avisant que Kohaku l'avait rejoint, il tendit son bras crotté de boue vers le petit éléphant pris au piège d'un geste qu'il espéra empreint de certitude.
« Kohaku, on va l'aider à sortir de là ! T'es plus léger que moi. Essaie de t'approcher d'abord, de tâter le terrain... Doucement, hein ! Il ne faut pas l'effrayer plus qu'il ne l'est déjà. Et fais attention à ne pas tomber ! »
Le Noctali, résigné, aboya en signe d'assentiment, puis entreprit de descendre à pas prudents jusqu'au fond de la fosse...

À force de petites avancées précautionneuses, à tester la mobilité de la terre avant de s'y engager, Kohaku finit par surplomber la position de l'éléphanteau. L'animal terrorisé venait de remarquer la présence des deux nouveaux venus, et avait momentanément interrompu ses barbotages improductifs pour observer le Noctali approcher d'un œil inquiet. « C'est bien, c'est bien ! » les encourageait Lekka sans distinction. Le déluge les trempait tous les trois jusqu'aux os, mais l'étudiant avait abandonné l'idée de se préserver de la tempête ; tout au plus espérait-il ne pas rentrer à Sercena avec une grippe carabinée.
« C'est bon, Kohaku, t'es en place ? Comment est le sol là où tu es ? » Le Noctali rendit un regard consterné à son Dresseur, et ce dernier soupira d'impatience. « Ouais, pas la peine de me fixer comme ça, je sais que c'est gadouilleux partout ! J'veux juste savoir où j'peux passer de manière à peu près safe. »
Kohaku glapit une réponse désapprobatrice face à cette éventualité. « Bon, bon ! Si t'es pas décidé à ce que je descende, soit, mais j'espère que t'as la force nécessaire pour le tirer de là tout seul ! »
Lekka considéra la situation de l'éléphanteau : malgré son immobilité retrouvée, le malheureux continuait de s'enfoncer à vue d’œil. « Kohaku, il faut lui donner l'impulsion qui lui manque d'une façon ou d'une autre. J'pense qu'on va pas pouvoir y aller par quatre chemins... » Sa résolution lui tira une grimace. « Bon ! Prends bien tes appuis. Dès que t'y es, attrape sa trompe avec une bonne Morsure... et tire ! »
À cet ordre improbable, Kohaku dévisagea son maître avec une stupeur telle qu'elle brisa son habituel masque de calme désabusé pour lui composer une expression inédite, entre l'incrédulité et la désapprobation, mais Lekka se montra intraitable.
« Y'a pas le choix, Kohaku ! » plaida-t-il cependant que son Pokémon ouvrait la gueule pour protester. « Je t'en prie, on peut pas juste le planter là... » Anxieux, il détailla le petit éléphant, sa posture prostrée, la boue qui maculait ses flancs métallisés, l'angoisse qui brillait au fond de ses prunelles sombres. « Je descendrai si jamais ça dégénère, » promit-il enfin en s'accroupissant près du bord.
Le Noctali laissa courir quelques secondes pendant lesquelles il pesa le pour et le contre, mesure la détermination dans les paroles de son Dresseur. Puis, alors que le Pokémon sauvage suivait leur échange sans comprendre, il se tourna vers lui non sans un certain fatalisme, abaissa sa queue et son visage en signe d'excuse... avant de plonger, toutes dents dehors, pour lui saisir la trompe.
Pris par surprise, l'éléphanteau couina de douleur et recouvra tout à coup toute sa vigueur. Alors que Kohaku s'arc-boutait pour l'extraire de sa fosse - et y parvenait, centimètre par centimètre - le Pokémon Acier se remit à éclabousser les alentours par de grands moulinets des pattes. Il secoua sa trompe en tout sens dans l'espoir de décrocher son assaillant, mais s'aperçut bien vite que l'audacieux petit prédateur se cramponnait avec au moins autant de force. Alors, cédant à la panique, il commença de charger son énergie... une capacité ! « Attention, Kohaku ! » hurla Lekka. Trop tard : d'un unique mouvement empreint de puissance renouvelée, l'éléphanteau parvint à soulever son appendice nasal et Kohaku dans la même foulée, à les faire tournoyer au-dessus de sa tête avant de projeter son "agresseur" dans les airs. Le Noctali fit un vol plané droit dans une flaque de boue voisine, tandis que tous ses délicats efforts de traction étaient réduits à néant par cette riposte prévisible : la progression qui avait été faite fut engloutie par la mélasse au même titre que le petit corps soudain épuisé du pachyderme.
« Non ! » Mortifié, le Kantosien ne sut où donner de la tête l'espace d'une terrifiante seconde, entre son partenaire qui disparaissait au milieu de la fosse et le Pokémon sauvage reprit par la marée crasseuse ; seul un semblant de raison (ou bien était-ce de la crainte ?) le retint de se précipiter sans réfléchir au bas de la pente pour rejoindre le chevet de son compagnon. Heureusement, ce dernier se redressa bientôt, dégoulinant de vase telle quelque entité marécageuse, davantage blessé dans son orgueil qu'autre chose.