Par monts et par vaux

Ce jour-là, l'humain avait visiblement décrété qu'une petite randonnée en montagne agrémenterait à merveille leur programme du week-end.

En dépit de toutes ces années passées à ses côtés, Kohaku ne saisissait pas toujours les lubies de son Dresseur, sans même parler de les anticiper. C'était d'autant plus vrai ces derniers temps : il arrivait souvent que le garçon arborât un visage maussade dès le lever du lit, pour qu'un mystérieux message transmis par ce petit écran noir qu'il emportait partout lui instillât un brusque regain de joie et qu'il passât le restant de la journée à sautiller d'un bout à l'autre de son appartement, avec une allégresse qui n'aurait pas fait honte à un Togepi. Si ce comportement imprévisible n'était pas chose nouvelle pour le Noctali, qui s'appliquait à conserver une certaine dose de mesure là où son maître fulgurait systématiquement à l'un ou l'autre des extrêmes de ses émotions, il fallait bien avouer que le jeune humain ne l'avait pas habitué à des écarts d'humeur si marqués en fréquence... et en conséquence. Et ainsi, cette tête de lune chamboulait des habitudes sédentaires bien ancrées par l'équivalent d'une vie entière de week-ends consacrés à la contemplation de sa propre fainéantise pour se lancer à l'aventure dans les montagnes, juste comme ça, sans prévenir ! Bien sûr, il entraînait aussi Kohaku à la suite de ses caprices, puisque c'était ce qu'il avait toujours fait - n'étaient-ils pas les deux faces d'une même pièce, les deux valves à l'unisson du même cœur battant ? Inséparables, pour le meilleur comme pour le pire.

Mais parfois, le Pokémon regrettait les contraintes inattendues de cette relation fusionnelle.

Comme en cet instant, par exemple, alors qu'ils atteignaient le pied des pics rocheux au centre de leur expédition du jour. Les silhouettes terribles des crocs de pierre jetés à l'assaut du ciel les dominaient presque avec dédain, l'air indigné par la présence de ces nuisibles organiques qui se sentaient assez d'audace pour venir souiller la perfection inerte de leur domaine minéral. En cette saison, le climat de cette région déjà plus austère que le reste du territoire se montrait tout aussi peu accueillant ; l'évidente hostilité de la nature à l'égard des intrus parut refroidir un tant soit peu les ardeurs de l'humain, pourtant - de bravoure ou de fierté, Kohaku n'aurait su le dire - il prit sur lui de n'en rien montrer. Les traits de son visage, crispés sous la morsure du vent frais, s'obligèrent à se détendre dans une expression des plus burlesques, puis il se tourna vers ses deux créatures avec un entrain à peine exagéré pour les exhorter, à grands renforts d'injonctions enthousiastes et de piétinements destinés à se réchauffer plus qu'à s'échauffer, à le suivre le long du sentier escarpé qui s'ouvrait devant eux comme la gueule maudite d'un interminable Séviper.

Car oui, Slime était de la partie, en dépit du danger qu'elle représentait aussi bien pour son Dresseur autoproclamé que pour le Noctali, ou plus simplement pour toute entité, vivante ou non, laissée à sa proximité directe. La petite Tadmorv n'était pas très maligne et encore moins raisonnable, et l'on ne devait qu'à la célérité pour le moins inexistante de ceux de son espèce de pouvoir contenir les velléités d'escampette procurées par les pulsions affamées de son estomac. Combien de sorties innocentes auraient pu virer à la pure catastrophe si l'un ou l'autre des compères n'étaient parvenus à récupérer de justesse le troisième membre de leur groupe avant qu'elle ne commît une bâfrée irrécupérable ? Kohaku ne voulait plus se prendre à y songer.

Il espérait donc, sans se faire beaucoup d'illusions néanmoins, que la gélatine consciente qui lui tenait lieu de partenaire saurait se tenir durant leur périple, tout en se promettant de la garder à l’œil si jamais leur maître faillait à cette tâche - ce qui ne manquerait pas d'arriver, le Noctali en aurait mis sa patte à couper. Aussi irrattrapables l'un que l'autre, ceux-là ! À bien y réfléchir, ils s'étaient bien trouvés.

Leur ascension commença donc, et Kohaku ne se sentait déjà pas optimiste sur l'issue de la journée...  

Lyr'se Aquilae

Par monts et par vaux

Comme bien souvent, son pressentiment allait s'avérer un peu trop justifié ; et comme bien souvent, Kohaku allait maudire son intuition si aiguisée quand il s’agissait d’infortunes. Vraiment, quitte à posséder un don pareil, autant naître Absol et profiter au moins du charisme qui allait avec !

Le messager de leur malheur se présenta sous la forme pourtant inoffensive d'une masse rocheuse inerte, posée aux abords du sentier qu'ils parcouraient à présent depuis une solide vingtaine de minutes. Lekka semblait déjà se fatiguer - il était loin, le temps où il effectuait sans trembler des randonnées similaires dans le cadre de son entraînement de Ranger - et son fidèle Noctali, en bon garant de sa sécurité, ne quittait pas des yeux sa poitrine pantelante, prêt à obliger le garçon à s'arrêter au moindre signe de malaise. Hors de question que cette tête de Noigrume partît en crise ici, au beau milieu de nulle part, là où il n'y avait ni centre Pokémon, ni même âme qui vive pour le récupérer ! C'était bien pour éviter ce genre de situation qu'on l'avait forcé à reprendre le quotidien d'un civil - pas pour que ses caprices obstinés appelassent à l'aide une autre brigade d'urgence.

À son grand soulagement, Kohaku n'eut pas à insister pour que son Dresseur se décidât à prendre une petite pause lorsqu'il jugea le moment opportun. Essoufflé, les jambes un peu tremblantes, l'humain nota en même temps que son Pokémon l'amas de rochers providentiel qui n'attendait plus que lui, dressé au sommet de la pente empruntée par leur chemin comme un palier symbolique. Plus que quelques mètres d'une ascension relativement peu escarpée, et à lui le répit bien mérité du promeneur laborieux ! Avec un peu de chance, la vue depuis ces hauteurs vaudrait le détour.

Lekka s'élança donc avec un regain d'énergie vers la silhouette sombre de la pierre empilée, Kohaku et Slime sur les talons. Le Noctali glissa un regard en coin à sa partenaire, par trop certain qu'elle suivrait ses propres objectifs plutôt que ceux de son maître, cependant il dut admettre avoir sous-estimé sa docilité : la créature gluante n'écartait pas ses reflux muqueux de leur route, au contraire de ses grands yeux benêts qui ne cessaient de papillonner de brin d'herbe en rocher, émerveillés par toutes ces étranges formations qui avaient jusque-là échappé à son entendement.

Ils atteignirent leur but ; l’humain, soulagé, offrit un regard plein de tendresse à la pierre qui patientait bien sagement pour que son postérieur s’y laissât tomber. Avec un soupir bienheureux, il fit face à l’horizon déployé sous ce versant-ci de la montagne et arqua les jambes dans l’amorce d’une assise libératrice.

Kohaku aurait dû s’en douter. Il aurait dû faire confiance à son instinct, ou du moins à son flair, agacé depuis quelques instants par une odeur indéfinissable qui pourtant lui hérissait le poil. Dans les faits, il fut tout aussi abasourdi que son Dresseur lorsque le rocher, outré de s’être vu confondu avec un siège, se souleva brusquement de terre pour rugir avec la force du tonnerre. Son barrissement se répercuta jusqu’aux replis de la vallée en contrebas ; puis il bondit en avant, cependant que le sol caillouteux réceptionnait l’esquive incontrôlée d’un Lekka pris de stupeur. Le garçon eut un cri pitoyable à côté de celui que venait d’émettre le conglomérat de caillasse mouvante ; Kohaku lui-même glapit, ses yeux de braise écarquillés, lorsqu’il découvrit les traits véritables de leur assaillant.

Un Rhinocorne passablement énervé s’était retourné vers eux, son sabot de pierre fouissant la terre en une menace sans équivoque, et s’apprêtait désormais à incorporer leur fragile constitution d’êtres organiques à la couche successive des strates géologiques.

Avec un peu de chance, le prochain archéologue de passage découvrirait ici même la trace fossilisée de leur malheureuse aventure.

Lyr'se Aquilae

Par monts et par vaux

Le Rhinocorne n'allait pas leur laisser le temps de reprendre leurs esprits : il fonçait déjà tout appendice devant, fidèle à son nom, pour réduire à néant la nature tridimensionnelle de leur intégrité physique.

Lekka ouvrit des yeux plus ronds que son visage en s'égosillant comme un Rattata pourchassé par un Chaffreux ; toujours ramassé à terre selon la position fort peu élégante que sa chute lui avait léguée, il se précipita à quatre pattes pour s'écarter en vitesse de la trajectoire du monstre de roche, qui avalait la respectable distance de sécurité entre eux tel quelque massif glissement de terrain. Slime émit un gargouillement intraduisible qui devait certainement s'apparenter à un cri de surprise, cependant Kohaku n'y prêta pas une oreille attentive : campé sur ses pattes, le dos rond et l'échine hérissée, il s'apprêtait à réceptionner la charge du mastodonte. Qu'elle était risible, cette pathétique boule de poils, à braver avec une vaillance éperdue l'éboulement fait Pokémon lancé à sa rencontre ! Pourtant le Noctali n'en démordrait pas. Il fallait faire diversion, coûte que coûte, pour permettre à ses amis de s'enfuir !

Avec un courage dont il ne se serait pas cru capable - à moins que ce ne fut de la pure stupidité ? - il resta donc planté là, incapable de prévoir quoi que ce fût d'autre qu'une esquive de de la dernière chance, et puisa même un peu plus de folie en lui pour s'exclamer :

« Hé ! Par ici, face de caillasse ! »
 

Lyr'se Aquilae

Par monts et par vaux

La provocation fit mouche. Le Rhinocorne, emporté par son élan, n'était probablement pas parti pour dévier de sa trajectoire de toute manière, mais l'arrogance culottée du fragile être de chair assez suicidaire pour l'insulter, et ce en dépit de la protection pour le moins inexistante qu'offrait sa soyeuse fourrure noire, lui était montée au nez comme une moutarde bien macérée. Le monstre de roche trouva même le moyen de décocher à sa future victime une grimace furibarde, pleine de corne acérée, d'yeux exorbités et de soif de sang, alors qu'il dévalait les derniers mètres qui les séparaient du choc. Mais Kohaku s'y attendait. Pleinement concentré sous son expression farouche, il n'avait pas bougé d'un poil face à la mort qui chargeait droit sur lui, les muscles bandés, prêt à réagir. L'esquive de secours n'était peut-être pas un plan si aberrant, après tout : vu la vélocité aveugle qu'avait adoptée la créature, il serait difficile pour elle de reprendre le dessus sur la force d'inertie accumulée lorsque sa cible se déroberait à ses sabots vengeurs à la dernière seconde.

Sans surprise, ce fut exactement ce qu'il arriva : ses prunelles rougeoyantes rivées sur celles, voilées par la rage, du Rhinocorne, Kohaku frémit à peine une oreille avant de se projeter sur le côté à l'instant même où ses os auraient dû faire une connaissance plus intime du sol. Sa fuite arracha un hurlement aussi surpris que frustré à son assaillant. Incapable de s'arrêter, le rhino caparaçonné de pierre tenta de freiner son mouvement des quatre pieds, cependant sa lancée le poussa inexorablement en avant, jusqu'à le faire disparaître derrière un autre monticule de rocher... C'était peut-être le bon moment pour prendre la poudre d'escampette !    

Lyr'se Aquilae

Par monts et par vaux

L'espace d'un instant empli de victoire, Kohaku y crut. Il pensa sincèrement que leur regrettable mésaventure s'en tiendrait là : que lui, sa tête de Saquedeneu de Dresseur et le tas de vomissure animé qui l'accompagnait parviendraient à échapper au broyage en règle et redescendraient à toute allure les pentes abruptes de ces montagnes hostiles pour ne plus jamais y mettre un pied - que l'événement devînt un amusant récit pour la postérité, d'autant plus savoureux qu'il serait loin derrière eux. Mais bien sûr, ce ne pouvait être si facile.

À ce qu'il semblait, Arceus avait décidé de s'amuser quelque peu à leurs dépens.

Kohaku se crispa alors que le Rhinocorne glissait derrière les rochers, hors de sa vue ; sur le qui-vive, il attendit quelques secondes sans qu'aucun mouvement inquiétant ne se trahît derrière la pierre. Bien mal lui en prit, il l'apprendrait très vite, mais il relâcha sa vigilance avec un léger soupir de soulagement. Lekka se tenait ramassé au sol à quelques bonds de là, les genoux ramenés vers lui dans une posture tout ce qu'il y avait de plus pathétique. Slime, quant à elle, n'avait pas quitté du regard l'endroit où le mastodonte couvert de rocs s'était écrasé. Visiblement fascinée par ce qui devait être la créature la plus impressionnante qu'elle eût vue de sa courte existence, elle ouvrait la bouche aussi grand que les paupières, figée dans l'expectative de voir soudain reparaître son imposante présence. Ne lui en déplaisait, la perspective ne charmait pas autant le Noctali ; le poil du col encore un peu hérissé, ce fut non sans méfiance qu'il rejoignit son Dresseur pour constater l'ampleur des dégâts. L'humain lui rendit un regard chargé d'appréhension, mais il se détendit un peu lorsque Kohaku commença de renifler doucement ses membres exposés, en quête d'une blessure. Pas de sang ; peut-être quelques égratignures du fait de sa chute au sol, mais il devrait s'en remettre.

Puis Lekka releva lentement la tête, et son souffle se coupa sur un petit cri inarticulé. Slime poussa un gargouillement ravi, et Kohaku, n'osant y croire, sentit pourtant une ombre terrible se profiler petit à petit juste derrière lui...

Lyr'se Aquilae

Par monts et par vaux

« Caillou qui bouuze ! » s'écria Slime d'une voix émerveillée.

Caillou qui...? Oh non. Lentement, alors que la silhouette massive du mastodonte étendait une ombre de plus en plus longue sur le visage décomposé de Lekka, Kohaku pivota sur lui-même, les oreilles rabattues en arrière. Slime l'avait bien jaugé : progressant au ralenti, le Rhinocorne revêtait plus que jamais l'aspect d'un énorme rocher craquelé qui se serait soudain vu octroyé la grâce d'une paire de pattes. Sous les épaisses plaques minérales de sa tête tricératopique, deux petits yeux rouges, sombres, malveillants, étincelaient de toute leur haine à l'encontre du Noctali qui l'avait si agilement berné. Fidèle à son devoir, Kohaku se dressa entre le monstre de roche et son Dresseur, prêt à défendre leurs peaux jusqu'au dernier poil - ce qui ne l'empêcha pas d'adresser une courte prière à Arceus, viendraient-ils à se faire piétiner au champ d'honneur.

« Caillou ! Caillou ! Grooos caillou... Manzer ? » Insensible au danger, Slime se laissa couler vers le Rhinocorne qui couvait sa vengeance, une lueur toujours pleine d'admiration dans ses grandes prunelles. Sa fascination lui ouvrait une gueule plus large et plus bête encore qu'à l'accoutumée sur la rareté risible de ses quenottes branlantes ; à moins qu'elle ne voulût... goûter le monstre ? Oh non, non ! « Slime, écarte-toi de là ! » Mais la petite créature gluante resta aussi sourde à l'injonction qu'au grondement menaçant émit par le Rhinocorne au moment où elle tendit ses doigts rondouillards vers son puissant appendice nasal. « Manzeeer... » fit-elle, comme hypnotisée.

Sainte-Mère de la Lune, si on s'en sort, je jure que j'arrête de dormir la journée.  

Lyr'se Aquilae

Par monts et par vaux

Slime ne s'éloigna pas, pas plus que le Rhinocorne ne fit mine de l'envoyer valser dans les airs. Posé devant elle à la fixer en chien de faïence, le monstre cherchait vraisemblablement à observer ce qu'elle comptait faire, à moins qu'il ne fût trop stupide pour imaginer une réponse adaptée à cette situation inattendue. Sans doute Kohaku aurait-il dû bondir, s'interposer, tenter quelque action que ce fût pour éviter à sa comparse un sort funeste mais, lui-même captivé par la scène, il retint son souffle et ses muscles à l'image de Lekka terré derrière lui, dans l'expectative de la suite des événements.

Les gros doigts visqueux de la Tadmorv avalèrent la distance entre eux et la corne du Rhinocorne dans un mouvement qui parut interminable au Noctali. Le Pokémon Ténèbres s'attendait à tout instant à ce que le mastodonte de pierre se rebellât d'un coup et les envoyât visiter les confins insoupçonnés d'un autre ciel, pourtant il ne broncha pas... et l'index avide de Slime finit par effleurer la pointe de la corne acérée.

Au début, il ne se passa rien. Rien de bon augure, du moins : le Rhinocorne lâcha un grognement furibond, rejeta la tête en arrière et se souleva sur ses deux pattes postérieures, avec la claire intention de s'écraser de toute sa hauteur sur une Slime complètement médusée. Et puis, sans crier gare, il écarquilla ses petits yeux engoncés. Sa corne tendue vers le soleil s'était mise à mousser et à fondre sur elle-même ; la douleur atteignit le cerveau atrophié du rhino avec un temps de retard, tout comme la réalisation subite de ce qu'il se jouait au bout de son nez. Dans un grand cri épouvanté, il se laissa retomber au sol - Slime se déversa sur le côté juste à temps pour s'épargner de finir intégrée à la croûte terrestre - et partit à tourner en rond, le museau rongé par l'acide, sans plus s'arrêter de geindre et de grogner. Il décrivit deux ou trois cercles ainsi, perdu dans sa détresse, avant de finalement fuir au grand galop les trois énergumènes qui lui avaient proprement gâché sa journée - et surtout cette horreur baveuse qui venait de réduire à néant sa plus grande fierté, son arme de défense et son meilleur moyen de s'assurer un bon parti à la saison des amours.

Lyr'se Aquilae

Par monts et par vaux

« Manzeer ! Manzer filé... »

Dans le silence tonitruant qui suivit la fuite désespérée du Rhinocorne, l'appel déçu de Slime portait des échos curieusement émouvants. Pour sa part, Kohaku ne se plaignit pas de voir le mastodonte de roche déguerpir à l'autre bout de la montagne.

Arceus soit loué ! ...Bon, pour cette histoire de sommeil diurne, je pense que ça méritera plus ample réflexion. Plus tard. Bien plus tard.

Sur un soupir inaudible, le Noctali rejoignit les parages de son Dresseur toujours recroquevillé contre son rocher, l'air de ne pas avoir réalisé que la menace avait été écartée - ou plutôt, qu'elle s'était écartée d'elle-même. Ses yeux bruns éperdus glissèrent jusqu'à Kohaku dans une implicite demande de confirmation : ils étaient bien hors de danger ?

« Oui, Lekka, » lui répondit le Pokémon, bien qu'il savait pertinemment que l'humain ne distinguerait de ses mots qu'un miaulement inintelligible. « Il est parti, tu n'as plus rien à craindre. »  

Le garçon comprit enfin le message : il se détendit, relâcha ses épaules et se laissa aller contre la pierre du rocher, les jambes dépliées devant lui dans un étirement libérateur. Kohaku pressa sa petite truffe ronde contre le bras de son ami. Ils l'avaient échappé belle, mais ils n'avaient plus à s'inquiéter, désormais. Ils étaient sains et saufs, et ensemble.

Ensemble, vraiment ? Où était Slime ?

« Bwaaaah ! Vilain ! Vilain ! »

Un nouveau cri aussi perçant que reconnaissable fit frétiller les oreilles de Kohaku ; aussitôt, il fit volte-face, et son cœur se serra lorsqu'il ne trouva pas son émetteur là où il l'avait laissé.

Bon sang, je n'aurai donc jamais la paix ?!

Lyr'se Aquilae

Par monts et par vaux

Puisqu'il était désormais rassuré sur l'état de son Dresseur, le Noctali se précipita en direction des plaintes. Derrière lui, Lekka émit un glapissement surpris, mais il ne prit pas la peine de se retourner pour lui expliquer la situation : sans savoir dans quel pétrin Slime s'était encore fourrée, il fallait agir vite.

Il dévala la pente rocheuse pour rejoindre l'endroit où la petite Tadmorv s'était tenue un instant plus tôt. Une traînée putride assombrissait le sol là où elle s'était déplacée, et il la remonta d'un pas vif, prenant garde à ne pas toucher les zones contaminées. Il fut surpris de la distance que la créature amorphe avait su parcourir durant le bref laps de temps où il lui avait tourné le dos. Sérieusement, ça pouvait dégouliner aussi vite, un glaire ambulant dépourvu de système nerveux ?

La piste contournait un rocher. Kohaku s'élança... et freina de justesse avant de glisser dans le vide. Il était au bord d'une corniche, à flanc de montagne.

Le coeur battant, il osa un regard en contrebas, là où Slime continuait de brailler après un assaillant indéfini. Il crut manquer de tomber à nouveau lorsqu'il aperçut enfin le bébé Pokémon... au beau milieu d'un vaste nid de rapace. Oh, par tous les cratères de la Lune ! Installé en équilibre précaire entre les branches d'un buisson noueux accroché à la falaise, le nid abritait au creux de son matelas de duvet deux Oeufs de Pokémon à la coquille impeccable, la silhouette flasque de Slime étalée à leur côté, ainsi qu'un nouvel antagoniste : un Furaiglon acharné qui n'avait pas dû apprécier l'irruption de ce gros tas de pourriture venu éclabousser le reste de la couvée. L'oisillon, malgré sa jeunesse évidente, piaillait en voletant autour de la Tadmorv sans manquer de lui adresser d'habiles coups de bec et de la gifler de ses ailes, des assauts qu'il avait l'intelligence de lancer là où sa victime ne saurait pas riposter. Des gouttes de fluide infect fusèrent dans l'atmosphère alors que Slime battait l'air de ses mains dans l'espoir de chasser l'ennuyeux volatile qui la harcelait. De là où il se trouvait, Kohaku ne pouvait faire grand chose pour l'aider, si ce n'était crier après l'attaquant pour attirer son attention.  

Bon sang, où est Lekka quand on a besoin de lui ?!

« HÉ, gamin ! » s'époumona-t-il à l'intention du Furaiglon. « Laisse cette Tadmorv tranquille, et je ferai de mon mieux pour la sortir de là. On reviendra pas chez toi, promis ! »  

Ses paroles avaient-elles fait leur chemin dans son petit crâne écervelé ? Il valait mieux...

Lyr'se Aquilae

Par monts et par vaux

« Va-t'en ! Va-t'en ! Vilain ! » Slime redoubla ses efforts pour repousser la pluie de coups de bec qui s'abattait sur elle, cependant le Furaiglon était bien déterminé à ne pas laisser son intrusion impunie. Ses cris stridents prirent de l'ampleur à mesure qu'il réalisait l'inefficacité de ses tentatives pour chasser l'indésirable hors de son nid : incapable de la pousser par lui-même, il espérait désormais attirer à lui des forces plus aptes à cette tâche.

Très probablement ses parents.

Kohaku coucha les oreilles en arrière à cette perspective pour le moins terrifiante. « Gamin ! Écoute-moi ! » Avec un beuglement excédé, l'oisillon s'écarta de sa cible pour monter en flèche jusqu'à la hauteur de l'inconnu qui se permettait de le réprimander. « NON ! 'Avez rien à faire là ! Rien ! Rien ! Rien ! » Ses piaulements suraigus grimpèrent crescendo alors qu'il battait des ailes avec furie pour se maintenir dans les airs, semant quelques plumes dans sa colère. Plus bas, le regard désespéré de Slime se teinta d'une lueur d'espoir à la vue de la silhouette au poil de jais qui se dressait vaillamment face au danger. Elle tendit vers elle ses grosses mains baveuses. « Haku ! Haku ! » s'extasia-t-elle, pleine de candeur.

Son entrain retrouvé parut offenser le Furaiglon de plus belle.

« Sale bête ! Vous êtes ensemble ! 'Allez voler Pic et Pac ! » Le Noctali n'eut pas le temps de s'étonner - Pic et Pac ? Voulait-il parler des Oeufs ? - qu'un grattement reconnaissable retentit dans son dos. Il dressa le cou au moment où l'ombre de Lekka tombait enfin sur lui.

Il était temps ! Néanmoins l'arrivée providentielle de son Dresseur n'allait pas arranger à elle seule la situation. Bien au contraire : alors que le garçon proférait un chapelet de jurons incrédules face à l'étendue de la catastrophe, le volatile sauvage acheva de sombrer dans la rage.  

« HUMAIIIIIIN ! » La Tadmorv soudain oubliée, il se jeta en avant, tête baissée, dans une impulsion qui n'était pas sans rappeler le Rhinocorne affronté quelques instants plus tôt. « VOLEUR ! CHASSEUR ! INTRUS ! AAAAAAAAAAAAH ! » Sur cet ultime cri de guerre qui atteignit des registres de dissonance insoupçonnés, le petit guerrier à plumes tendit ses serres droit vers le visage de Lekka.

Lyr'se Aquilae