La Vieille Eglise
(ou le crash d'un crush)

Au fond, il se doutait bien que ça n'allait pas être une bonne idée. C'était vrai, après tout : depuis quand ses idées s'avéraient-elles bonnes, pour commencer ? Mais il était profondément obstiné. Ou profondément aveugle à sa propre stupidité, c'était tout aussi plausible. Enfin, qu'il s'agît de l'une, de l'autre ou des deux possibilités, ça ne changerait plus guère le déroulé des événements, désormais qu'il approchait du terme de sa quête - il était parti à la recherche de son emplacement supposé sans grand espoir, et pourtant une impulsion indéfinissable, comme une curiosité déterminée à se satisfaire elle-même, persistait à pousser ses jambes un peu plus loin sur le sentier escarpé.

Lorsqu'il entendit pour la première fois les rumeurs au sujet de la mystérieuse église de Niebla circuler parmi sa promo, il se dépêcha de les classer comme sans fondement. Les regards empreints de crainte émerveillée échangés par ses camarades alors qu'ils se contaient ces histoires de fantôme à dormir debout l'avaient laissé dubitatif, pour ne pas dire moqueur ; du moins, c'était ce dont il s'était persuadé. Une bâtisse sépulcrale, taillée à même la pierre, qu'on ne pouvait espérer visiter qu'une seule fois dans sa vie ? Qui disparaissait sitôt qu'on en quittait les corridors poisseux d'humidité, pour ne plus jamais ressurgir d'entre les brumes ? Qui, selon les versions, abritait en son sein qui des Spectres amateurs d'âmes humaines, qui des Fées chargées de protéger ses profondeurs sacrées des visiteurs indésirés ? Un monument à la fois si ancien et si bien préservé qu'on n'aurait su affirmer à quelle époque il avait été bâti, ni même par qui - ses voûtes et ses colonnes indiqueraient une influence humaine, mais quel architecte pouvait penser de la sorte un bâtiment façonné directement dans la montagne ? Bien des légendes entouraient les lieux et plus encore une fois alimentées par l'imagination et l'alcool, deux denrées très abondantes chez de jeunes adultes en mal de sensations fortes. En tant qu'ancien Ranger et Dresseur autrefois parti en voyage Pokémon, Lekka pouvait très bien comprendre leurs velléités aventureuses, néanmoins il était tout aussi bien placé pour savoir que la réalité trahissait très souvent la fiction - loin des trésors oubliés et des Pokémon légendaires, le mieux qu'on pût espérer dénicher parmi les ruines branlantes et les grottes obscures se résumait généralement à des débris et de la poussière, quelques écorchures pour les moins chanceux. Nul besoin de mettre en jeu de puissantes forces de la nature lorsqu'il suffisait d'un Nosferapti sauvage un peu trop belliqueux pour mettre à mal les explorateurs en herbe ; c'était une leçon qu'il avait très vite apprise à ses dépens, et qu'il ne comptait pas remettre en question de sitôt pour la seule récompense d'une déception quasi-assurée.

Oui, mais voilà : Lekka avait pour oncle un archéologue chevronné. Quel rapport avec ces histoires d'église, ou même avec sa présence actuelle le long des pentes accidentées des pics ? Disons simplement que la pomme n'était pas tombée loin du pommier - ou en l'occurrence, de son arbre frère planté à quelques enjambées. Peu importait combien il tentait de se raisonner, de se convaincre du mal-fondé d'une idée en mesure de le glisser dans d'inconfortables situations par pure soif d'aventure ou de découverte, cette étincelle brillait tout de même en lui, savamment dissimulée sous des couches d'angoisse et de timidité superposées. Et pour peu qu'on lui offrît le bon amadou, c'était une étincelle capable de produire un brasier insoupçonné.

Ainsi se retrouvait-il donc à remonter les montagnes par une belle après-midi ensoleillée, pestant intérieurement contre sa propre faiblesse alors que les rayons du zénith dardaient sur sa tête des flèches de chaleur aigües. Il ne pouvait plus reculer en si bon chemin ; poussé par sa bêtise, sa fierté ou son incurable curiosité, il leva vers le sommet de son ascension un regard plus fendu que de coutume du fait de la luminosité, avant de le reporter sur l'écran de son téléphone. Les pixels de la machine faisaient pâle figure face à l'ardeur du soleil, et ce fut non sans projeter de l'ombre et coller l'appareil à son nez que Lekka parvint à déchiffrer les indications évasives qu'il avait pu noter à la volée sur son bloc-notes. Après l'arbre foudroyé, traverse la gueule des rochers - la brume se lèvera pour ceux qui se montreront dignes. Il ne put réprimer un bref souffle du nez. Bon sang, ils se croient vraiment dans un punaise de roman. Avec un autre soupir, il se remit en marche. Enfin, puisque je marche dans la combine, ça fait quoi de moi, hein ?

Fidèle à son humain, Kohaku n'abandonnait pas ses parages. Ce n'était pas faute de regretter son panier à l'heure de la sieste exigée par son métabolisme nocturne - à défaut d'une excursion entre les bras de Cresselia, il devrait bien se contenter de cette étrange randonnée imposée par son maître. Le Noctali ne se doutait pas une seconde des raisons qui motivaient l'étudiant à défier ses instincts sédentaires pour se perdre parmi les à-pics, mais cette petite marche lui fouetterait un peu le sang, à n'en pas douter. Le garçon en avait bien besoin ; pour un peu, Kohaku s'en serait réjoui, s'il n'avait pas été plus occupé à réprimer le dixième bâillement qui le prenait depuis le début de leur périple.

De son côté, Lekka s'interrogeait. L'énigmatique adresse mentionnait de la brume, mais les alentours n'avaient jamais été plus nets qu'à cette heure ; plus encore, le soleil découpait chaque arête de chaque pierre avec une telle précision qu'il en avait presque mal aux yeux. Si ça se trouve, je me suis trompé de montagnes. Ou bien - plus probable - on m'a pipeauté ces belles formules juste pour m'impressionner. Pourtant il découvrit bien au bout du sentier un arbre indéniablement déchiré en deux par la violence d'un éclair. Que ce fût le résultat d'un orage ou de la colère d'un Pokémon, il n'aurait su le dire, néanmoins il ne comptait pas attendre là de subir le même sort ; abandonnant la triste souche derrière lui, il poursuivit sa progression, traversa une forêt de rocs aiguisés comme des crocs auxquels la gueule des rochers faisait très certainement référence. Alors qu'il pénétrait les entrailles d'un précipice encaissé, le soleil se fit tout à coup plus distant dans son domaine d'azur. De longues ombres jouèrent sur sa route, et bientôt l'air se rafraîchit, presque assez pour arracher au Kantosien un frisson - si ce n'était qu'il était bien couvert sous son pull, et que les températures les plus mordantes de Cinza n'arriveraient jamais à la hauteur des hivers qu'il avait pu connaître chez lui.

Il avait l'impression de défiler depuis une éternité dans ce petit canyon plongé dans la pénombre lorsque les premières lanières de brume se lancèrent à sa poursuite. Surpris - c'était risible, comment pouvait-il y avoir de la brume ici alors que le reste des montagnes baignait dans la clémence du temps dégagé ? - Lekka fronça les sourcils sur un sursaut incontrôlé de son cœur. Hey, je vais pas flipper pour ça ! C'est juste de la condensation, c'est tout. Perplexe, il s'ébroua, puis se remit en marche en forçant l'allure. À ses pieds, Kohaku s'arrêtait à intervalles réguliers pour secouer sa fourrure empoissée par l'humidité.

Le brouillard se faisait de plus en plus dense, de plus en plus impénétrable. Le garçon sentait l'inquiétude monter malgré lui, si bien qu'il s'apprêtait à proposer à Kohaku de rebrousser chemin juste au moment où, comme tiré par une main invisible, le rideau brumeux s'écarta ; se dévoilèrent aux deux amis deux visions successives, aussi surprenantes l'une que l'autre. La première, la plus frappante, était nécessairement la silhouette imposante de cette cathédrale unique en son genre, surgie de la roche comme si la montagne elle-même s'était moulée selon les volontés de quelque entité omnipotente après qu'elle y eût posé en guise de gardiens une paire de statues à l'échelle démesurée, à l'effigie d'un Pokémon quadrupède et cornu que Lekka ne parvenait pas à reconnaître. Se pourrait-il qu'il s'agît d'Arceus ? Non, non ; ça ne collait pas avec les représentations qu'il avait pu voir dans les vieux livres d'histoire, à Kanto.

Il n'aurait pas le temps de questionner davantage ses connaissances : la deuxième vision surprenante s'imposa à lui plus qu'il n'y prit garde par lui-même, et se présenta sous la forme d'une jeune fille tout ce qu'il y avait de plus ordinaire. C'était bien là que résidait la surprise, d'ailleurs : il s'était attendu à beaucoup de choses à l'écoute des récits fantaisistes rapportés par ses camarades de promo, mais certainement pas à découvrir une adolescente toute pimpante se retourner vers lui parmi les résidus de brume, pas le moins du monde intimidée ni par la majesté silencieuse des lieux, ni par l'irruption d'un inconnu au beau milieu de ce qu'il convenait d'appeler nulle part. « Euuuh, bonjour ? » l'interpella-t-elle sans une once de crainte. « Tu es le propriétaire ? » Les joues aussi roses et rondes que celles d'un Rondoudou, elle s'avança vers lui d'une démarche éminemment guillerette, escortée d'un petit Riolu pour sa part plus mesuré - une attitude bien plus raisonnable lorsqu'on considérait la situation de sa Dresseuse. Se retrouver seule à seul avec un parfait étranger, dans un endroit isolé et inaccessible, n'était généralement pas le début d'une bonne histoire...

Une chance pour elle, elle se tenait en présence de Lekka ; un malheur pour lui, il ne savait pas encore ce qu'il aurait à craindre d'elle...

Le temps de se remettre de sa surprise, l'interrogation anima enfin les quelques neurones toujours fonctionnels de son cerveau. « Tuu... me demandes si je suis le propriétaire de cette église. » Il s'agissait bien d'une question, mais son étonnement laissa retomber la conclusion de sa phrase avec la platitude d'un caillou dans l'eau. Franchement, j'ai la tronche d'un curé ?

Il secoua la tête en fronçant les sourcils, comme pour se débarrasser de l'absurdité de cette pensée, et ouvrit la bouche afin de lui demander ce qu'une gamine de son âge - car elle devait avoir, quoi, quinze ans, au bas mot ? - fichait bien toute seule dans un endroit aussi glauque, cependant il ne trouva pas le moyen d'articuler un son. Elle avait une attitude...  bizarre. Pourquoi le fixait-elle niaisement comme ça ? Ses yeux bleus papillonnant plus fort qu'un Papilusion, elle entortillait une mèche de sa chevelure brune autour de son index dans une tentative très inutile de se faire plus mignonne, sans doute, mais qui évoquait davantage une fillette prise la main dans le bocal de bonbons. Sans cesser de sourire en biais à l'étudiant confus, elle lui lança d'un ton qui supposait déjà de la réponse :

« J’crois que j’me suis un peu perdue, ça te dérange pas si on reste ensemble ? En plus j’ai trop envie d’explorer un peu plus le lieu ! Allez viens ça va être amusant ! »

Il n'eut pas le temps de réagir que déjà, une petite main rapide s'invitait dans la sienne pour l'entraîner à sa suite. Pris de court, il balbutia un « ouaah héé euh » à peine intelligible alors que ses pieds prenaient le relai par réflexe pour l'empêcher de trébucher. Sur la défensive (et pour le moins outré du sort réservé à son compagnon), Kohaku aboya à son tour en guise de protestation - mais fut vite obligé de se précipiter après eux, car la lycéenne n'avait pas pour intention de s'attarder longtemps à l'extérieur.

Les grosses lunettes roses de la gamine, vissées au sommet de sa tignasse brune, sautillaient avec le même enthousiasme que ses pas tandis qu'elle emmenait de force sa victime à l'intérieur de la nef. « Au fait j’m’appelle Leysa et - wooow ! » Son exclamation ravie signa également la libération - provisoire - de Lekka alors qu'elle relâchait sa poigne, qu'elle avait fort solide, pour s'extasier devant une splendide fresque épargnée par les ravages du temps. Intrépide ou ignorante, elle s'appuya sur l'autel de pierre dressé face à la peinture, trop émerveillée par sa trouvaille pour songer un instant aux dangers potentiels camouflés sous des apparences immobiles. « C'est super beau ! » Fascinée, elle égara ses mains sur la surface de pierre du monument - et souleva au passage un conséquent nuage de poussière. Lekka se crispa, certain qu'un Spectre offensé surgirait de l'ombre pour se venger de son audacieuse inspection, cependant rien ne vint mouvoir l'obscurité avant que Kohaku ne se matérialisât dans son champ de vision. « Ouf, t'es là, » fit-il à son Pokémon en se détendant légèrement. Il jeta un coup d’œil en coin à sa compagne de circonstance. Bon, je sais pas d'où elle sort, celle-là, mais vu comme elle a pas l'air de se rendre compte où elle a mis les pieds, il vaudrait encore mieux que je la surveille. Il retint un soupir désabusé. Je savais pas à quoi m'attendre en venant ici, mais pas à faire garde-chiourme, ça c'est sûr !

« On aurait bien besoin d'un peu de lumière, mon vieux. » Le Noctali saisit sans problème le message ; bientôt une douce lueur dorée, diffuse, se répandit entre les murs gravés de l'édifice. Les fissures et l'érosion n'avaient pas encore tout volé à l'ouvrage minutieux de leurs prédécesseurs immémoriaux. Lekka dut admettre, dans un silence empreint d'humilité, la magnificence de cet endroit oublié des hommes. Rappelé à lui par un discret mouvement d'oreille de Kohaku en direction de l'adolescente toujours en pâmoison devant la fresque, il s'arracha à la contemplation des bas-reliefs pour se rapprocher d'elle.

« Ahem... Leysa, c'est ça ? » Il obligea sa voix à se raffermir. Il n'allait pas trembler de s'exprimer face à une lycéenne, bon sang ! Elle n'était même pas majeure ! S'il lui arrivait quoi que ce fût alors qu'il se trouvait en sa présence, la responsabilité retomberait directement sur lui. Pour l'une des rares fois de sa vie, il n'avait pas d'autre choix que d'assumer son rôle d'adulte. « Écoute, euh... Je sais pas ce que tu fais ici, mais tu devrais faire gaffe. On est pas vraiment dans un endroit très sécure. »

Sans rire. C'est vraiment ce que t'as trouvé de mieux à dire, Lekka ? Il scruta non sans méfiance les deux sombres gueules de ténèbres ouvertes de part et d'autre de la pièce ; deux couloirs qui n'attendaient qu'à les avaler. Il déglutit. Non, n'aie pas peur, n'aie pas peur, c'est toi l'adulte, l'ancien Ranger, c'est toi qui es censé savoir quoi faire dans cette situation. Merde, c'est même toi qui l'as cherchée ! Aah, par Giratina, je savais que c'était pas une bonne idée. Il prit une grande inspiration, enfonça les mains dans les poches - pour se rassurer, comme à son habitude, mais il essaya de donner à son allure une énergie décontractée - et laissa tomber sur un ton qu'il espéra nonchalant : « Bon, laisse-moi deviner. Si j'essaie de te convaincre de rentrer chez toi... tu vas pas m'écouter, hein ? » Fais pas genre, je les connais, les ados. On a été pareil. « Si tu veux... si tu veux explorer, d'accord, mais on va faire ça intelligemment, hein ? » C'est-à-dire qu'on va éviter de foncer tête baissée dans tous les pièges que les Anciens auront posé pour nos jolies petites têtes d'andouilles, d'accord ?

Un grattement subit en provenance du couloir de gauche le fit soudain sursauter. Il se reprit de justesse, se redonna contenance d'un toussotement maladroit. « Mmh... là, tu vois, l'intelligence me dit qu'il vaudrait mieux aller à droite. » Il hésita. Oh, après tout, pourquoi pas ? Elle s'est pas gênée non plus. Sans prévenir, il lui plaqua la main au creux des omoplates pour l'enjoindre à se décaler vers la droite d'une impulsion paternaliste. Il émit un bref sifflement pour inviter son Pokémon à leur emboîter le pas - le Noctali, qui connaissait son maître par cœur, contint un roulement d'yeux au ciel en repérant les signes de son assurance forcée, ce qui ne l'empêcha pas d'obtempérer sans rechigner - et laissa la clarté de ses anneaux lumineux dissiper la noirceur qui leur bloquait la route.

« Au fait... moi, c'est Od- Lekka. Je m'appelle Lekka. »

Lyr'se Aquilae