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Il fait sombre. Bien plus sombre que lorsqu'il s'est mis en veille.
Les capteurs vidéo ont eu du mal à percer les ténèbres, au début. Le temps de s'adapter à la maigre luminosité de la lune et de ses étoiles, désormais bien levées dans le ciel d'encre, les environs se sont baignés d'une obscurité plus profonde encore ; mais maintenant, l'image s'éclaircit peu à peu, avec la lente compréhension d'un obturateur photographique qui s'ajuste au volume de lumière. On distingue enfin les contours foncés des montagnes sur la toile non moins foncée du ciel.
Qu'est-ce qui a lancé le dispositif d'enregistrement automatique ?
Le processus de conscience du programme est encore en mode sommeil ; alors la question viendra plus tard, quand il aura repris le contrôle de ses calculs pour analyser ce que ses modules de surveillance auront pu capturer de ce qui s'est déroulé en son absence. Les capteurs s'ouvrent au monde, scrutent chacun des horizons ; au passage, ils attrapent des fragments de la silhouette de leur hôte, notent que l'éprouvette virtuelle s'est dématérialisée lors de sa désactivation - son contenu s'est pitoyablement déversé sur la roche, où il a séché sous l'action conjuguée du temps, du soleil et du vent. N'en reste qu'une trace oxydée sur la pierre attaquée par l'acide.
Mais quoi - ou qui - donc a bien pu enclencher la surveillance de sécurité ?
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Les capteurs regardent, regardent, n'en finissent pas de regarder ; ils enregistrent, aussi, sans que rien ne vienne troubler l'apparente tranquillité des pierres montagnardes. Par moment, les arêtes polies de l'obsidienne résiduelle des coulées de lave accrochent un éclat parmi les astres nocturnes, et des joyaux insoupçonnés se mettent alors à briller au creux de la masse sombre du sol. C'est comme un deuxième ciel miroir du premier, comme un morceau de firmament trop dense pour rester en suspension au-dessus de la Terre et qui s'y est donc couché, accablé par le poids de toutes ses fausses étoiles.
Une autre étincelle jaillit, celle-là plus vive encore que les autres. Les capteurs, sagaces, mettent à jour cette différence : scrupuleux, ils s'arrêtent pour en détailler l'origine.
Ils décèlent alors une pierre, une étrange formation bien molle, et bien ronde, et bien pâle comparée au reste de son décor. En fait, elle ne ressemble pas vraiment à une pierre... Disons plutôt...
Le Pokémon rancune, tu connais ? Visiblement, ce Zorua n'est pas bien contente d'avoir été ramenée à la vie, et pourtant il y a quelque chose en elle qui s'accroche à sa seconde chance. Sauras-tu le voir sous ses prunelles tristes ?
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Ces formes souples appartiennent bien à une silhouette, oui ; et ces étincelles à un regard perdu dans l'ombre. Voilà donc l'intrus qui a éveillé l'intérêt du système de sécurité.
L'alerte se déclenche par réflexe dans le programme mis en arrière-plan.
Réactivation de l'entité...
Il est tard - 22h48, 17°. Combien de temps est-il resté hors tension ? Le maître l'a-t-il retrouvé ? Les souvenirs de son sommeil - les aberrations de son état de veille - le perturbent encore pendant ce qui lui semble plusieurs longs instants, mais pour un logiciel comme lui, le temps s'écoule différemment - il traite les informations avec une rapidité telle qu'il a pu mener à terme ses opérations et déchiffrer les rapports vidéo de ses capteurs de surveillance automatisés avant même de s'être retourné vers - l'observateur secret de son repos - non, le spécimen attiré par sa désactivation. Il y a réfléchi en quelques micro-secondes, au grand dilemme de son maî-de son programmeur (et par conséquent le sien, car il n'est qu'une extension de son travail) : le module d'appréhension créative lui pose problème. Il essaie de ne plus l'écouter. Il faut qu'il arrête de l'écouter.
Et qu'il retourne à ses instructions : étudier de la faune locale.
Il braque son attention sur la forme de vie inconnue toujours occupée à le scruter en silence. Il la passe au crible de sa détection, et aussitôt quelque chose dérange. Cette silhouette, qui au fil de son analyse revêt peu à peu des aspects de mammifère quadrupède à la collerette bien garnie. Elle présente une anomalie, et pas des moins dérangeantes.
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Température corporelle estimée : 5°. Non content de ne pas émettre de chaleur - le spécimen - semble aussi absorber celle qui l'environne, et son corps pourtant couvert d'une toison évidente est presque aussi froid que de la glace. Conditions propices au développement cellulaire non-réunies - jamais un mammifère ne pourrait survivre avec une telle température interne. Il ne devrait même pas être capable de se mouvoir.
Pourtant, la silhouette a bougé.
S'il avait eu des paupières, il aurait cillé - s'il avait eu des émotions, il aurait été étonné - mais ses capteurs visuels ne se fient qu'à ce qu'ils analysent. Et à l'endroit où s'est tenu le petit quadrupède, ne restent plus que les ténèbres.
Il semble s'être évaporé.
Erreur - c'est impossible, voyons. Une créature de chair et de sang ne peut pas se dématérialiser, c'est contre toutes les instructions du programme de la réalité ! Il fait un tour sur lui-même à la recherche de l'absent, et une certaine fascination pour ses particularités - propriétés - miraculeuses - non-répertoriées - l'étreint. Non : simple intérêt initié par la nécessité de remplir les objectifs de son code.
Serait-il de type Psy ? Ça expliquerait la volatilisation spontanée - à moins qu'il ne soit de type Glace, pour justifier sa température anormalement basse - ou bien encore de type Vol, car le pinceau de sa crinière lui avait paru se dilater dans les airs comme les volutes d'un nuage. Enfin, il n'aura plus le moyen de tirer cette affaire au clair, désormais, puisque le spécimen a disp...
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Maintenant qu'il a le museau collé à ses capteurs, le spécimen fait tout à la fois beaucoup plus et beaucoup moins de sens.
C'est bien un mammifère - présente des similarités troublantes avec les individus de l'espèce Vulpes illusio - il en partage la plupart des caractéristiques physiques - sauf les plus essentielles : le sang chaud, le pouls, la composition moléculaire. Il a beau passer en revue chacun des atomes de cet étrange petit renard - sexe du spécimen : femelle - de cette petite renarde, donc, il n'y découvre rien qui corresponde à la structure des Vulpes illusio - nom vernaculaire : Zorua - classiques. Absence totale de chaînes de carbone, d'oxygène ou d'hydrogène : c'est comme si son corps n'existait pas, qu'il ne se trouvait pas réellement là, devant ses caméras oculaires.
La fixité des yeux d'or rivés à lui témoigne pourtant du contraire.
Erreur, erreur - tentative d'intrusion détectée. Interception d'un système inconnu dans les fichiers de l'entité. Activation des pare-feux de sécurité...
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Les opérations s'affolent, quelque part dans un coin de son programme, mais il n'y prête plus attention. Ça ne l'inquiète pas, ça ne l'inquiète plus : si une part de lui se perd en calculs dérisoires, en lutte vaine, se dissout en une myriade de un et de zéro dégringolant les uns à la suite des autres sans logique aucune, une autre part de lui, une part qui a pris le relais de sa conscience aux abois, une part qu'il remettait en cause, quelques minutes plus tôt encore, pour ce qu'elle avait causé de trouble à son propriétaire, observe la débâcle de loin, avec une impressionnante quiétude.
Pour une raison qui échapperait très probablement à tous ses autres processus, le module d'appréhension créative du monde persiste à suivre ses instructions comme si de rien n'était, en dépit des dysfonctionnements à répétition subis par le reste de sa programmation. Peut-être l'intrus préfère-t-il se focaliser sur les systèmes vitaux de sa matérialisation physique, et délaisse-t-il ce logiciel jugé superflu, ce petit patch moins insignifiant qu'il n'en a l'air ? En tout cas, ça lui permet de continuer à étudier l'énigmatique Zorua toujours planté en face de lui.
La créature n'a pas trahi un signe de vie depuis le début du cyberassaut mené à l'encontre de l'entité, cependant elle n'a pas cessé de l'observer non plus. Ses yeux d'or pailleté paraissent aussi vifs que ses lourdes paupières rouges paraissent écrasées de sommeil ; ou, peut-être, du funeste fardeau de la mort. Car si l'insaisissable renard au pelage vaporeux comme une fumée de glace a semé l'incompréhension dans la rigueur scientifique des programmes d'analyse, l'appréhension créative du monde n'a, de son côté, aucune difficulté à associer les faits constatés pour faire surgir la vérité : ce Zorua est un mort-vivant. Un fantôme.
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Un fantôme !
Les types Spectre existent, bien sûr, mais les Zorua de type Spectre ? C'est une découverte inédite. Fait-il partie des nouveaux spécimens créés et libérés sur cette île ? Les tableaux de données génétiques lui reviennent en mémoire - étrange, il ne devrait pas y avoir accès puisque le piratage de ses fichiers est toujours en cours, et d'après ce qu'il ressent, il n'est pas parti pour gagner la bataille. Distraitement, plus animé par une curiosité lointaine qu'un véritable intérêt scientifique, il emploie les calculs du module d'appréhension créative à trier les cellules du tableur dont il se rappelle, essaie d'y découvrir des indices de la présence d'ADN Zorua, à tout hasard. Juste pour se divertir en attendant l'inéluctable, n'est-ce pas ?
Il n'a pas le temps de mener à terme sa recherche. Le Zorua fantôme et son pelage brumeux disparaissent de nouveau pour céder la place à un rideau d'ombres.
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Il n'aurait su dire combien de temps s'est écoulé avant d'enregistrer tout à coup un bruit de pas précipité. Une course ? Quelqu'un arrive dans sa direction, et qui que ce soit, il n'est pas qu'à moitié pressé de venir le trouver. Ses capteurs sensoriels se tournent vers le nouvel arrivant alors que sa silhouette bipède pointe enfin à l'horizon, à l'unisson du soleil levant.
Quelque part, quelque chose dans sa mémoire reconnaît son maître.
Le regard de l'humain s'illumine à la vision de son Porygon. Sa poitrine pantèle sous sa longue blouse blanche qui n'est plus aussi blanche qu'avant ; malgré son essoufflement, il avale les derniers mètres le séparant de sa création avant de s'immobiliser à sa hauteur avec un soulagement palpable. Un instant plus tard, un visage aux traits tirés d'angoisse apparaît en gros plan dans son champ de vision.
« Enfin... Là ! Tu étais... ne savais... ne pouvais... là à temps. »
Les mots dévalent la bouche du programmeur sans parvenir à trouver leur signification dans la conscience du Porygon. Il aurait bien voulu exprimer sa joie de retrouver son propriétaire, mais ses polygones, inexorablement inertes, contemplent sans réagir le haut corps grêle affairé à se débattre avec une large sacoche de cuir. La panique du technicien transpire de sa peau presque autant que sa sueur après la cavalcade effrénée qu'il a dû endurer pour rejoindre au plus vite son compagnon, mais pour ce dernier, c'est peut-être la seule information compréhensible sur son état d'esprit. La joie cède la place à l'inquiétude. Le maître panique ? Que se passe-t-il ? C'est à cause de lui ? Parce qu'il avait disparu ?
« S'est passé... imprévu... chaos... combat... fuir. Mais... devais... te retrouver. »
La souffrance plisse horriblement le visage du maître, mais plus encore que ce rictus, c'est l'attention portée à son égard - et qu'il arrive à discerner, malgré son incapacité à comprendre les paroles - qui ébranle le petit logiciel. Le maître se soucie de lui. Le maître panique pour lui. Il sent son cœur s'emballer - mais non, impossible, il n'a aucun cœur. Il n'est qu'un programme, un monceau de codes incarné dans une creuse géométrie.
C'est seulement alors que ses capteurs distinguent les machines de l'humain, extraites progressivement de son sac, et qu'il installe désormais près de son Porygon avec force soubresauts de bras incontrôlés. L'entité le regarde faire, immobile mais sereine. Elle n'a pas peur de ces manœuvres dont la finalité lui échappe encore. Le maître sait ce qu'il fait. Le maître est venu la chercher pour cela, après tout. Il a toujours agi dans les intérêts de son Pokémon, et toujours son Pokémon a remis sa confiance entre ses mains. Il ne l'a jamais regretté.
Jamais le maître ne lui ferait du mal, pas vrai ?
Vague souvenir d'un temps ancien il ne se rappelle pas bien il ne se rappelle plus ou plutôt il se souvient que ça ne lui appartient pas cette image ce visage cette douceur la douceur d'un pelage ce n'est pas le sien ou peut-être que si tout comme ce paysage enneigé fait partie de sa vie et cet humain ce garçon penché sur lui il le fixe avec de grands yeux brillants c'est lui c'est son maître le maître de sa vie il l'aime et le maître l'aime aussi il ne le quitterait pour rien au monde et jamais le maître ne lui ferait du mal pas vrai
Cliquètements. Le maître tape sur le clavier de l'ordinateur, connecte des câbles USB et des disques durs sans même quitter l'écran des yeux.
« Pas l'idéal... mais dois t'aider... te protéger. »
Le martèlement des touches du clavier, des murmures et des jurons ; les mains tremblent, signe d'un empressement manifeste, d'une tension indicible.
Porygon ressent cette tension, lui aussi, mais il a décidé de faire confiance. Il garde foi en son maître, son Dresseur, son ami : quel qu'il soit, il règlera le problème. Ils le règleront ensemble, même !
Oui, il se sent étrangement différent depuis le passage de cette nuit. Très léger. Le monde lui apparaît plus simple qu'il ne l'a jamais été. Pour un peu, il sautillerait d'allégresse, mais il n'est pas doté d'un corps pouvant se permettre pareille euphorie ; alors il se contente de couver le maître de ses capteurs - de son regard d'azur. Le vent souffle une imprévisible bourrasque - et sa collerette s'ébouriffe, ses poils se plient à la caresse éolienne pour lui délivrer d'agréables frissons. Il se sent heureux. Surtout, il est heureux d'être avec son maître. Il aime son maître.
Soudain il entend comme un appel. Il le reconnaît, pour l'avoir perçu maintes et maintes fois au cours de chaque session de mise à niveau - de chaque partie de cache-cache dans les sous-bois : on le renvoie dans la machine, on le rappelle à son essence première, celle d'une longue suite de caractères - on le rappelle à ses côtés, pour qu'il puisse se lover dans les couettes chaudes d'un lit partagé.
Il se laisse aspirer.
Et au premier coup sa conscience finit par éclater.
***
Reconstruction manuelle des scripts terminée. Fin de la routine mémorielle.
L'entité a été correctement réinitialisée. Redémarrage des processus en cours...
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