Dirthara lothlenan'as

C'était aujourd'hui. C'était le grand jour.

Il appréhendait, bien sûr. Comment aurait-il pu en être autrement ? C'était la première fois qu'il allait côtoyer de manière prolongée des membres de la famille d'Inu et Sandā, et non des moindres, puisqu'il s'agissait de leur tante, Yasmina Black-Rocks, et de son frère - leur propre père. L'on ne pouvait pas dire que ces impressionnants individus n'avaient pas marqué son esprit, à l'époque de ce qu'il nommait désormais avec dépit le fiasco de Monsieur S. Black-Rocks-san, surtout, se rappelait à sa mémoire sous la forme d'une ombre aussi élégante qu'impérieuse, toute de froideur et de noirceur vêtue, qui n'avait guère apprécié les petites pitreries initiées par son neveu, sa nièce et lui sous les encouragements débridés de l'alcool. Rien que de repenser au couperet de sa voix tranchant net le fil de leurs joyeuses réjouissances - et leur ivresse dans la foulée -, un frisson de pure terreur lui secoua l'échine. Argh ! Mieux valait prier Arceus qu'elle ne lui tînt plus rigueur pour ce malheureux épisode. Ni pour celui de l'anniversaire, d'ailleurs...

Oui, il avait cumulé les mauvais départs auprès de la grande ténébreuse.

Ils étaient partis pour voyager de nuit ; aussi le soleil effleurait-il délicatement les toits de ses rayons obliques lorsqu'il quitta enfin son appartement, flanqué de Kohaku. Dès qu'il eut mis le pied hors de l'immeuble, son sac à dos plein à craquer en guise de baluchon, le lourd battant de la porte se rabattit derrière lui avec un claquement définitif. C'était une image fort à propos : passé cet instant, il ne savait quand il reverrait son confortable chez-lui.

Mais c'est ce que je voulais. Je ne vais pas revenir sur ma décision maintenant.

Il raffermit son cœur et sa volonté et, d'un sifflement, invita son Noctali à lui emboîter le pas.

Ils remontèrent les rues pavées de Sercena dans ce silence commun aux longues épopées et aux cortèges funèbres, jusqu'à atteindre le perron grandiose de la non moins prétentieuse université éponyme, le joyeux de la cité ; émergèrent à l'horizon une poignée de silhouettes patientes dont il déduisit sans trop de mal l'identité. Malgré tous leurs efforts, ses compagnons ne passaient pas inaperçus pour qui les connaissait bien : leur taille démesurée les unissait tous sous la bannière du sang partagé.

Inquiet d'être le retardataire du lot, il pressa l'allure pour les rejoindre au plus vite.

« Bonsoir... » Il salua un à un ses aînés sans ménager ses marques de respect. Tendu, il resta plus rigide qu'un piquet tout au long des échanges de convenance ; il ne se précipita même pas à la rencontre de Dana et Jayce, au grand dam des pronostics. L'on aurait pu croire que la perspective de ces « vacances » - si l'on pouvait qualifier de la sorte une excursion à délai indéterminé sur une île lointaine peuplée de monstres - en compagnie de ses plus proches amis cinzans l'aurait embrasé d'excitation, pourtant il ne décrocha pas un mot superflu pendant que la famille parait aux derniers préparatifs. Ce soir, une fébrilité indicible l'étreignait, éteignaient ses paroles avant même qu'elles ne se formassent dans sa gorge. Réceptif au malaise de son maître, Kohaku faisait courir son œil rouge sur les alentours sans quitter ses parages, les muscles bandés et l'oreille aux aguets, comme s'il se trouvait déjà en territoire hostile.  

Ils ne s'attardèrent pas plus que de raison à l'extérieur de l'université, et s'engouffrèrent bientôt dans le flanc ouvert du monospace de Black-Rocks-san, stationné sur le parking. Sa tôle luisante était aussi noire de jais que sa propriétaire.

Chacun s'activa pour arranger les sièges dans une conformation en mesure d'accueillir l'ensemble de la troupe. Sans surprise, des Pokémon resteraient en liberté dans le véhicule ; devant l'énigme de plus en plus insoluble de l'attribution des sièges en fonction des désirs de tout le monde, Lekka ne tarda pas à rendre les armes. Il s'accroupit à hauteur de son Pokémon. « Kohaku ? Hé, » lança-t-il avec un fragile regain de sourire. « Je suis désolé, mon vieux, mais on dirait qu'il va falloir que tu restes bien sagement dans ta Pokéball, au moins le temps du trajet. » Le Noctali ouvrit des yeux ronds et une gueule prête à la protestation, mais le Kantosien coupa court à ses récriminations d'un froncement de sourcil. « Y'a pas le choix. Écoute, je serai pas seul dans cette voiture. Tout ce qu'il risque de m'arriver, c'est de mal dormir ou de me faire baver dessus par Apache. On a besoin de faire de la place pour les autres, alors sois compréhensif, d'accord ? Promis, tu ressortiras dès qu'on sera arrivé. » Kohaku plissa le museau en une moue circonspecte, ce qui ne l'empêcha pas de se laisser absorber par le faisceau rouge de sa Pokéball.

Activer la capsule laissa à Lekka un arrière-goût d'aberration. Cela faisait si longtemps que le Noctali faisait partie de son paysage, il le suivait dans ses activités quotidiennes telle une deuxième ombre ; son Dresseur n'avait plus coutume de s'emparer de sa Pokéball, encore moins de l'y rappeler. Cette disposition inhabituelle ne fit que rendre les prémices du voyage plus perturbants encore.

Sans la présence de son ami de toujours à ses côtés, il se sentait comme mis à nu. Vulnérable.

À l'appel de son nom, il grimpa dans la voiture à la suite de ses compagnons de route. Il fut installé à l'arrière, près de la fenêtre, où il posait déjà à travers la vitre un regard chargé de mélancolie. Dans un grondement de moteur, ils quittèrent la pénombre flamboyante de Sercena pour les humbles étendues de la pampa sauvage.


La nuit s'abattit sur l'habitacle dans un déluge d'encre. Des conversations d'Inu-chan et Sandā-kun, assez énergiques pour tirer à Lekka quelques interventions et quelques sourires en dépit de sa crispation, on passa à des phrases plus sporadiques, prononcées d'un ton mesuré, de crainte de déranger les ombres. L'avènement de la lune incitait à l'apaisement des mœurs.

Pas pour Lekka, cela dit.

Il fit une très mauvaise nuit. Le visage tourné vers la fenêtre, il regarda défiler sous ses paupières mi-closes les silhouettes vaguement reconnaissables des herbes folles, des arbustes et des buissons, qui prenaient, sous l'éclat argenté de l'astre nocturne et le désarroi de son cerveau ensommeillé, des allures de farandole démoniaque. Cette sinistre escorte leur ouvrait un chemin cahoteux vers leur destination, et les palpitations du monospace à chaque creux et chaque bosse de l'asphalte inégal arrachaient le Kantosien des bras de Cresselia à l'instant même où il commençait de lui céder. Dans sa semi-torpeur, il ne réalisa pas tout à fait qu'il caressait du pouce, comme pour se rassurer, les sphères lisses de ses Pokéballs. Au pluriel, car il avait bien sûr emporté Slime avec lui. Hors de question de laisser la pauvre Tadmorv livrée à elle-même dans son réduit aux poubelles, ni de l'enfermer dans son appartement sans surveillance, au risque qu'elle dévorât tout. Et puis, maintenant qu'il était en règle de son acquisition, il avait moins de scrupule à la garder près de lui.

Un pressentiment lui soufflait que sa présence ne serait pas de trop, là où il se rendait.

L'inquiétude le rongeait, et c'était son travail acharné, plus que les secousses du véhicule, qui le maintenait à la surface de l'éveil. Les pensées tournoyaient dans sa tête, battaient un rythme effréné pour son cœur pris de chamade : trouverait-il ce qu'il cherchait - qui il cherchait - sur cette île mystérieuse ? Il n'avait aucune preuve, aucune certitude, aucune véritable piste même qui le menât à cet endroit plus qu'à un autre, mais il désespérait de dénicher la réponse à ses questionnements interminables.

Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas parlé à son oncle.

Une part de lui se sentait inexorablement responsable de sa disparition - c'était irrationnel, il devait l'admettre, cependant la culpabilité revenait le hanter encore et encore. Peut-être aurait-il dû s'alerter plus tôt ? Peut-être aurait-il dû avertir la Guarda, malgré la méfiance qu'elle lui inspirait ? Il avait trop vite mis le manque de réponses du professeur Odeshi sur le compte de ses recherches accaparantes et de son caractère aussi lunaire que le sien, mais cela faisait désormais plus d'une moitié d'année que l'archéologue n'avait pas donné de signes de vie. Pas un message, pas un appel, rien. Face à ce silence, la lassitude un peu amusée de Lekka s'était muée en perplexité, puis en sérieuse inquiétude. Tenaillé par l'indécision, il avait hésité plus que de raison avant de se rendre au domicile de son oncle, qu'il avait trouvé déserté depuis des lustres. Le concierge de l'immeuble lui avait confirmé que le propriétaire des lieux n'était pas passé depuis janvier. Il avait mené sa quête en mai.

Incrédule, il avait fouillé parmi les piles de documents désordonnées qui faisaient concurrence à la poussière sur le bureau, jusqu'à déterrer un vieux journal, épaissi et craquelé à la fois par le temps et l'usage. C'était celui de son oncle, il en était certain : il l'avait déjà vu en possession de cette liasse de papiers antiques, du temps où ils vivaient encore tous les deux à Kanto. Jamais Odeshi-sensei ne se départait de cet engin, le sanctuaire de sa mémoire.

Lekka avait déployé la couverture de cuir, puis les pages jaunies avec d'infinies précautions, effrayé à l'idée qu'elles s'effritassent entre ses doigts en emportant avec elles les dernières traces de son oncle. Il avait eu la surprise de découvrir que les vieux textes à l'encre pâlie, entre deux égarements scientifiques, relataient non seulement l'existence de leur auteur, mais également la sienne ; au fil des lignes, sa vie s'était redévoilée à lui en accéléré sous le prisme d'un autre regard. Un regard plus aimant qu'il ne se l'était imaginé. Cette affection jamais explicitée avait gonflé son cœur pour le creuser ensuite d'un vide que l'absence lui avait rendu terriblement insupportable.

Penché au-dessus d'un témoignage de sentiments trop intimes pour être de vive voix partagé, il s'était mis à pleurer.

Sans une indication supplémentaire sur l'endroit où son oncle avait bien pu disparaître, Lekka avait pourtant recueilli son journal, et l'avait glissé dans son manteau, contre sa poitrine. Maintenant, il espérait au hasard. Peut-être Odeshi-sensei s'était-il rendu sur l'Ilha Monstruosa ? Des Pokémon antiques, disait-on, arpentaient de nouveau la terre sur ce lointain rivage. Et le gouvernement ne paraissait pas souhaiter que le commun s'approchât des lieux. Avait-il des choses à se reprocher ? À dissimuler ? L'enlèvement d'un professeur, par exemple ? Il ne savait pas. En vérité, il doutait beaucoup de trouver le moindre indice sur ce qu'il avait bien pu advenir de son oncle sur l'Ilha ; mais, en période de famine, l'espoir se nourrissait de la plus vaine subsistance.      

Ses réflexions tourbillonnèrent jusqu'à fatiguer à leur tour. Vaincu par l'épuisement, il succomba aux délices de l'inconscience seulement lorsque l'audace de l'aube tira au ciel timide ses premières rougeurs.


C'était hagard, épuisé, déboussolé, que Lekka mit un pied hors du véhicule, à leur arrivée sur la côte. L'équilibre précaire de sa raison, entre fatigue et angoisse, ne l'empêcha pas de se rappeler de sa promesse à Kohaku - ou peut-être avait-il trop besoin de sa présence pour vraiment l'oublier. Sans plus tarder, un éclair rouge révéla près de lui la silhouette reposée du Noctali.

Il n'allait pas pouvoir gambader aussi longtemps qu'il l'avait souhaité, cela dit ; leur groupe n'était plus très loin du bord de la mer. Le temps de se dégourdir les pattes dans l'herbe foisonnante de la pampa, le Pokémon fut rappelé de nouveau lorsqu'on fit signe à son maître de prendre son envol.

Pour l'occasion, on lui avait laissé une monture d'emprunt afin d'effectuer la traversée dans les airs : un splendide Altaria devant lequel il trépigna, incertain de la conduite à tenir. Comment devait-il chevaucher une créature pareille ? Se laisserait-elle faire, pour commencer ? Il n'était qu'un inconnu, à ses yeux, après tout. On lui expliqua, on rassura ses craintes ; enfin, il put décoller du sol et découvrir pour la première fois l'ivresse du vol.

Du moins, il l'aurait découverte s'il n'avait pas passé tout le trajet à trembler, les paupières obstinément fermées, en proie au plus primordial des vertiges. Il avait bien vite abandonné l'idée d'observer les vastitudes étourdissantes des flots lancés sous lui à perte de vagues ; quant à la légèreté toute nuageuse de l'Altaria, elle ne faisait rien pour soulager sa peur de le voir chavirer sous son poids et basculer vers l'océan. Bien malgré lui, il s'accrocha au plumage de l'oiseau jusqu'à creuser des sillons au creux de ses paumes.

Enfin, il atterrit sur la plage. Il était en un seul morceau.

Encore secoué de frissons, Lekka tituba dans le sable, emplit de reconnaissance pour cette bonne vieille terre ferme, solide et stable sous ses pieds. Libérant de nouveau Kohaku - cette fois-ci pour de bon -, il lui fallut quelques instants de plus pour lever le nez de son sauveur tellurien afin de considérer la muraille de végétation tropicale dressée en face de lui. Il en resta sidéré.

« Alors c'est ça, la jungle ? Ouah... » Il n'avait encore jamais visité par lui-même les verdoyantes canopées de Cinza ; l'enchevêtrement de feuilles vernissées, presque aussi grandes que lui, de troncs élancés et de lianes pendantes cascadait vers lui en portant dans son sillage les échos d'un chaos grouillant de vie. Diligent comme à l'accoutumée, Kohaku se planta près de son Dresseur, les oreilles frémissantes et la queue dans le prolongement de l'échine.

« Euh... Du coup, on suit votre tante, c'est bien ça ? » demanda Lekka à Jayce et Dana d'une voix ténue, un peu enrouée par le stress et le manque de sommeil. « Parce que... je sais que je veux explorer, mais je sais pas trop où je veux aller, en fait. Je sais pas vraiment... où commencer. Mais je suppose qu'on va pas s'éloigner les uns des autres, ici... »

Il tourna derechef un regard appréhensif vers les ombres émeraude de la forêt tropicale. Il crut capter du coin de l’œil un mouvement vif derrière les fougères, et Kohaku tressaillit d'une oreille ; mais rien ne s'élança à découvert. Le Kantosien relâcha ses muscles.

« J'espère... J'espère vraiment que ma présence ici ne vous causera pas de problèmes, » murmura-t-il plus bas, s'adressant moins à ses amis qu'à lui-même.

Lyr'se Aquilae

Dirthara lothlenan'as

Il ne croyait pas qu'on allait avoir perçu son ultime remarque. Lekka s'attendait à ce qu'Inu-chan et Sandā-kun lui répondissent, comme il s'était adressé à eux en premier lieu ; pourtant ce fut la voix profonde, ferme, de Jaegan-sensei qui confirma ses suppositions :

« Hai, en effet, nous allons éviter de nous séparer. On ignore ce qui nous attend ici, après tout, malgré quelques indices grappillés... Ci et là. » Des indices ? Lekka savait que cette expédition sur l'Ilha n'était pas due au hasard, ni à la simple envie d'étancher l'insatiable curiosité archéologique de Dana. Pour autant, les aînés s'étaient bien gardés de discuter du motif réel de leur venue devant le dernier membre de l'aventure, ce qui, bien sûr, n'avait fait qu'attiser son intérêt ; mais, durant le voyage, il s'était montré trop préoccupé et trop poli (et non pas absolument terrifié par la perspective) pour oser les interroger. De la même façon, il ne libéra pas la volée de questions qui s'était levée sous son crâne quant à la nature de ces fameux « indices ».

Ce n'était peut-être pas plus mal. Il n'était pas sûr de vouloir en apprendre davantage sur les risques auxquels il s'était exposé, maintenant qu'il ne pouvait plus revenir en arrière.

« Il est plus prudent de rester groupés, autant que possible, » poursuivit très prévisiblement Jaegan-sensei. « Néanmoins, si on se trouve face à un danger, et que votre sécurité nécessite de courir à l'opposé du groupe, faites-le. » L'homme appuya avec insistance sur le dernier mot, le regard lourd de sens sous ses paupières cernées. Même s'il sentit que l'avertissement latent de ce conseil s'adressait surtout à ses amis, Lekka ne put s'empêcher de frémir et de fuir des yeux ce médecin gigantesque au timbre vibrant. «  J'ai pas mon matériel là, et je tiens à ramener tout le monde entier. N'est-ce pas, Dana, Jayce ?

— Hai Papa, on f'ra gaffe, tu nous connais, » répliqua la pétulante jeune fille, guère impressionnée par le reproche sous-entendu. Son père ne parut pas goûter à sa malice.

« Justement. »

Toujours enserré par l'appréhension, Lekka trépigna, les yeux fixés sur le sable. Pour sa part, il était bien loin de posséder l'assurance de son amie ; bien qu'il ne se permit pas une remarque, lui aussi doutait de sa capacité à faire preuve de prudence, alors que l'excitation allumait des étincelles ardentes dans ses prunelles émeraude. Oubliés, les couloirs de l'université et les rues balisées de la ville, disparus les jardins de Monsieur S. ou les tables du RedForce : ils n'étaient plus en zone contrôlée, ici, et leurs écarts de conduite n'amèneraient pas les mêmes conséquences. C'était la nature sauvage qui les attendait désormais, avec tout ce qu'elle possédait d'impitoyable... et d'imprévisible.

La suite, ce fut Black-Rocks-san qui la proféra, de cette voix impassible qui la caractérisait tant :

« On restera le temps nécessaire pour explorer l'île de fond en comble, et accomplir chacun de nos objectifs. S'il faut par exemple y passer des jours juste pour s'assurer de ne pas manquer le moindre indice pour ta quête, on le fera, kozzo. » Cette proposition inespérée, affirmée sans émotion, mais sans une once d'hésitation pour autant, fit rater à son cœur un battement, alors que le gamin réussissait enfin à lever des yeux pleins de surprise vers sa ténébreuse interlocutrice. Avait-il bien entendu ? La plus taciturne, la plus glaçante de la famille des Jaegan venait de lui offrir son soutien ? À lui ? Alors qu'elle ne le connaissait pas plus loin que les bêtises et les infortunes dans lesquelles il s'était fourré aux côtés de ses neveux ? À ce titre, la dame ajouta, signalant par là-même qu'elle avait parfaitement capté l'angoisse qu'il avait exprimée plus tôt : « Et ne t'inquiète pas des ennuis ; ces deux-là sont plus gros fauteurs de troubles que tu ne le seras jamais. »  

La pique ne fit qu'arracher un grand rire à Dana, mais Lekka ne se sentit pas d'humeur à la suivre dans son allégresse. Il laissa un instant son regard flotter sur le visage imperturbable de la femme encapuchonnée, trop étonné pour se rappeler le malaise qu'elle lui inspirait ; puis il plaqua les bras le long de son corps et s'inclina dans la plus profonde révérence qu'il avait effectuée depuis son arrivée à Cinza. « Arigato gozaimasu, Black-Rocks-san, », souffla-t-il avant de se redresser. Il n'avait pas coutume de faire preuve de tant de formalités, mais c'était le mieux qu'il pût faire pour lui exprimer l'étendue de sa reconnaissance.

Il se retourna vers Inu-chan et Sandā-kun au moment où la jeune fille, brûlante d'impatience, ne se contint plus.

« Maint'nant qu'les sermons sont faits... On peut y aller, ne ? »

Sandā lui adressa quelques signes amusés auxquels elle répondit par une interjection pleine d'entrain ; malgré ses tourments, Lekka esquissa un sourire face à la familiarité réconfortante de cette scène. « Ça... ça va être l'occasion de voir si j'ai pas tout perdu de mon temps chez les Rangers, » plaisanta-t-il maladroitement en considérant l'océan végétal dans lequel ils s'apprêtaient tous à plonger.

Il n'aurait pas cru si mal dire.

Le déplacement dans la jungle n'avait rien à voir avec une randonnée sylvestre classique : il fallait veiller à chaque instant à l'endroit où l'on posait les pieds, de crainte de se prendre au piège d'une racine tortueuse, d'une flaque putride ou d'un creux dissimulé par les fougères trop hautes. Dans cet environnement hostile, une chute au mauvais endroit pouvait très vite avoir des répercussions désagréables, et il comptait bien ne pas passer de la théorie à la pratique pour le vérifier. La végétation était épaisse, l'atmosphère alourdie par le pesant mariage de la chaleur et de l'humidité, sans compter la faune locale qui, en l'absence de l'escorte de leurs Pokémon pour les tenir en respect, se serait montrée tout aussi réfractaire à leur intrusion. Lekka n'osait imaginer à quelles gorges terribles appartenaient les braillements et gémissements retentissant d'un bout à l'autre de la canopée, comme il essayait d'ignorer les mouvements vifs, sinueux, les éclairs rapides qu'il percevait çà et là entre les larges feuilles ou derrière les troncs entrelacés. Heureusement qu'il s'était équipé en prévision de l'excursion : il ne portait aucun vêtement qui craignît les écorchures régulières infligées par le retour offensé des branchages qu'on écartait du passage, et avait troqué ses sempiternelles baskets pour des bottes rustiques mais solides, dont l'épaisse semelle le protégeait au moins des périls rampants sur le sol noyé d'ombres. Au demeurant, il avait presque retrouvé la tenue qu'il arborait à l'époque de sa formation de Ranger, quoique plus allégée pour convenir au climat de Cinza - mais malgré ces précautions, la touffeur ambiante le suffoquait.

Loin de se soucier autant que lui des menaces de la nature, Inu et Sandā ouvraient la marche d'une bonne allure, et il peinait à se maintenir à leur niveau. Dans son dos, il sentait les regards intermittents de Black-Rocks-san et Jaegan-sensei, qui surveillaient les plus jeunes tout en poursuivant leur progression d'un rythme plus lent, circonspect, auprès de leurs Pokémon respectifs. D'autres des leurs s'étaient élancés en éclaireur afin de leur ouvrir la voie ; pour sa part, Kohaku sautillait bon an mal an à la hauteur de son Dresseur, soucieux d'assurer sa sécurité en dépit des obstacles que la luxuriance végétale lui opposait à intervalles réguliers. « Vous... êtes sûrs... de vouloir avancer si vite ? » ahana le Kantosien en esquivant de justesse une feuille qui menaçait de se rabattre sur sa joue. « On ne sait pas ce qui nous attend devant... On... On devrait p't'être faire plus gaffe... »

Kohaku poussa un aboiement en signe d'approbation. S'il était en meilleure forme physique que son ami humain, le terrain accidenté n'épargnait pas non plus son endurance, et lui aussi, en outre, se méfiait des dangers recelés par la jungle. Lekka glissa un coup d’œil à Apacha la fière, puis à Fujin, le Gueriaigle de Jayce, qui se déplaçait plutôt adroitement au sol au regard des conditions peu favorables à sa nature aviaire. Ni l'un ni l'autre n'avaient grand-chose à craindre de ce qui pouvait hanter les confins de cette forêt, mais son Noctali ne pouvait pas en dire autant. L'étudiant hésita, la main sur la Pokéball de Slime. La Tadmorv avait peut-être un meilleur avantage que Kohaku sur les plantes de toutes sortes - immobiles ou non -, il n'en était pas moins vrai qu'elle ne savait tenir en place. Lekka pouvait-il prendre le risque de la sortir afin de protéger leurs arrières ? Attendons de voir s'il y a matière à paniquer. Sa main quitta le métal brillant de la sphère pour repousser une nouvelle poignée de feuilles envahissantes.

« Ouf... je me demande depuis combien de temps on marche, » marmonna-t-il après avoir passé un nombre inquantifiable de palmiers et de buissons tropicaux. Le pic d'adrénaline qui avait dissipé sa fatigue pendant un temps redescendait désormais peu à peu, et l'épuisement profitait de l'ouverture pour revenir réclamer son dû ; ses muscles faiblissaient, ses paupières collaient, et ce n'était pas seulement l’œuvre de la sueur. Refusant de se laisser abattre alors que ses camarades, eux, paraissaient s'en sortir avec plus d'aisance, il préféra formuler l'interrogation qui lui démangeait la langue depuis leur départ. « Vous... vous pensez trouver quoi dans cette jungle, au juste ? » Il tassa la tête dans ses épaules, glissa une œillade furtive sur le côté. La question était adressée aux jumeaux, néanmoins il ne doutait pas que leurs aînés, plus à l'arrière, avaient pu l'entendre. Il ne se ferait plus avoir ; l'ouïe de Black-Rocks-san en particulier semblait diablement fine.    

Lyr'se Aquilae

Dirthara lothlenan'as

/!\ Passages potentiellement éprouvants/gores

Il en était venu à croire que le visage de marbre blanc de la grande ténébreuse ne se fracturait jamais en émotions ; pourtant, alors qu'il se redressait, il capta la trace légère du sourire que Black-Rocks-san étira sous l'ombre de sa capuche, entraîné par le mouvement de sa main balayant l'air pour signifier cela va de soi. Cette manifestation de sympathie l'aurait déstabilisé plus encore qu'une totale indifférence, s'il n'y avait pas eu Inu-chan pour délayer ses pensées d'une bonne dose d'excitation. Il prit la suite des jumeaux d'un pas un peu plus vif, bizarrement heureux.

L'équipée dans la jungle épaisse ne fut pas de tout repos, et il tentait tant bien que mal de dissimuler la fatigue anormale de ses poumons derrière des enjambées plus énergiques, autant pour se montrer à la hauteur de ses compagnons de route que pour ne pas les inquiéter. Il n'y avait pas que sa fierté en jeu : il ne pouvait se permettre d'être un poids mort parmi ceux qui avaient eu la bonté de le prendre sous leur aile, alors qu'il n'avait rien à leur offrir en retour - ni un semblant d'expérience, puisque la famille avait laissé si peu de place au hasard dans l'organisation de la mission qu'elle en trahissait une aisance un peu trop suspicieuse vis-à-vis de ce genre d'exercice, ni une force de frappe comparable à celle de ce Métalosse, de ce Scalproie ou bien encore de l'étrange Linéon bipède qui leur éclaircissait la voie. Oui, d'entre toutes ces carrures hautes et découplées flanquées de nobles cerbères, d'entre toutes ces intelligences aiguillées de compétences qui le dépassaient et de connaissances qu'il n'osait même pas imaginer, c'était bien lui le maillon faible. Si l'on rencontrait un danger, ce serait le seul à ne pouvoir riposter par lui-même, le seul qu'il faudrait prendre le risque de protéger. Pour changer.

Alors, le moins qu'il pût faire, c'était de ne pas se plaindre et continuer d'avancer.

Pourtant, bien sûr, son traître de corps finit par accuser le coup, et il ne put retenir une demande à demi-formulée pour ralentir la course. À la remarque, Dana abaissa à une altitude plus convenable la machette qu'elle agitait jusqu'alors pour déblayer les broussailles, puis tourna les yeux vers lui. Une brève seconde de flottement durant l'interception des deux regards, où celui du garçon menaçait de vaciller - malgré le temps passé ensemble, les plaisanteries échangées et les folies partagées, il avait encore du mal à se sentir tout à fait à l'aise lorsque ces prunelles verdoyantes le fixaient de toute leur intensité - avant que sa cadette ne comprît le message tacite. « T'as raison. Moins d'risque de s'faire surprendre comme ça. »

Ils reprirent leur progression à une allure plus modérée, ce qui lui permit de garder le niveau de ses amis, à peu près. Une part de lui culpabilisait d'avoir cédé à la facilité alors qu'il tenait là l'occasion de prouver sa valeur, de révéler à son tour des ressources insoupçonnées ; mais rien à faire, sa nature médiocre le rattrapait. Peu importait combien il en rêvait, il n'avait rien du héros, du rebelle ou de l'aventurier. Il n'avait même plus rien du Ranger. Il n'était qu'un étudiant illusionné parmi tant d'autres, paumé dans la forêt vierge à mille lieues de chez lui.

Ces mornes considérations s'ajoutèrent à la liste déjà bien longue de ses tracas, et tirèrent son moral un peu plus loin vers les abysses.

Il s'efforça de se concentrer sur les losanges frémissants de la végétation alentour, à l'affût des menaces déployées par la jungle. Ce n'était pas une occupation très réconfortante, mais elle avait au moins le mérite de l'éloigner de ses ruminations. Au fil de son exploration visuelle, il en vint à s'interroger sur la quantité de troncs qui avait défilé sous ses yeux depuis le début de leur marche, puis, par association d'idées, à l'objet de leur quête parmi ces fameux troncs ; pensif, il laissa échapper ses questionnements à voix haute, guettant avec circonspection les réactions de ses camarades, et plus encore celles de leurs aînés.

Dana leva le nez vers les frondaisons, comme dans l'espoir de juger l'heure d'après la position du soleil. Cependant, du soleil, on n'entrapercevait que quelques rayons épars derrière le foisonnement des feuillages, si bien qu'elle redescendit son attention sur ses poches au moment où Jayce lui brandissait son téléphone, tout en levant vers le reste de la troupe deux doigts en V. « J'ai pas r'gardé à quelle heure on est partis, mais... Ouais, au moins deux bonnes heures, » confirma sa jumelle.

Deux heures. Cela faisait deux heures qu'ils randonnaient vers un but dont il ne possédait qu'une conception abstraite. Lekka n'osa réitérer sa demande au sujet de l'endroit où ils se dirigeaient - car ils allaient bien quelque part, il le devinait à la façon dont l'Altaria au-dessus de leurs têtes leur envoyait de fréquentes mélodies pour s'assurer de leur position. Oui, le Kantosien n'était certainement pas très costaud, pas très endurant, et encore moins au fait de tous les enjeux à l'origine de l'excursion mystérieuse dans laquelle il s'était embarqué, mais on ne pouvait pas lui retirer son esprit - et, pourvu que les circonstances fussent adéquates, il était en mesure d'en user de manière très habile.

Il avait bien compris que les Jaegan, ainsi que les branches affiliées de leur famille, trempaient dans des affaires qui n'avaient rien d'avouable.

Peut-être, en d'autres temps et d'autres lieux, s'en serait-il offusqué ; après tout, il avait été du côté des forces de l'ordre un jour, même si cela avait été fort bref. Il ne savait ce que fabriquaient exactement Inu, Sandā et leurs proches durant les plus sombres horaires de leur emploi du temps, ni ce qu'ils avaient pu vivre pour s'être caparaçonnés dans leurs secrets et leur défiance du monde, cependant une chose était claire : jamais des occupations légales n'auraient exigé de leur part une telle ostentation de prudence. Sans compter que le Pass et la Pokéball qui lui assuraient la possession de Slime n'avaient pas été obtenus par des voies conventionnelles, si on lui pardonnait l'euphémisme, et que c'étaient eux qui l'avaient orienté vers la personne en capacité de les lui fournir. Pour ce qu'il en savait, ces gens-là pouvaient très bien appartenir à une vaste mafia cinzane organisée ; si ses parents, si même son oncle l'avaient su, ils en auraient fait des bonds de terreur à faire trembler le Mont Sélénite ! Mais heureusement, les Jaegan-Black-Rocks-qu'en-savait-il-encore l'avaient à la bonne.

De toute manière, il ne les craignait pas. Pas de cette façon, du moins.

Il devait ouvrir les yeux. Il ne vivait plus à Kanto, désormais, mais dans un pays qui n'avait de démocratie que la lointaine velléité, plus prompt à la répression qu'à la compréhension, et dirigé par tout ce qu'un gouvernement totalitaire possédait d'absurde et d'horrible. Lekka avait observé, vécu, subi, à sa portée, les conséquences du régime oppressif qui avait planté ses crocs assoiffés dans la gorge de cette malheureuse région, et tout son être, toute sa conscience morale et toute sa décence humaine se révoltaient face à l'injustice constante qu'il sentait circuler entre les rues de ses villes comme un sang empoisonné. Et plus le temps passait, moins il parvenait à tolérer l'amputation inconditionnelle des humains à leurs plus anciens alliés.

Alors, finalement, peut-être que tous ceux qui enfreignaient des lois promulguant et protégeant une telle ineptie méritaient davantage sa confiance que les aveugles Moumouton du peuple et les perfides Roublenard de la politique.        

L'instant s'étira sur un silence lourd de sens ; les partis en présence se correspondaient par regards interposés, Lekka à Jayce, Lekka à Dana, Dana à Black-Rocks-san, Lekka à Black-Rocks-san. La grande ténébreuse parut prendre une résolution, alors que sa bouche s'entrouvrait sur un souffle muet. À part lui, l'étudiant se promit que, quoi qu'il lui serait révélé en cette journée, ou pour toutes celles à venir, il ne trahirait jamais le secret. Quand bien même ne serait-il pas en accord avec ce qui lui serait exposé, sa bouche resterait fermement close. Il leur était bien trop redevable, nécessitait bien trop leur soutien - et, surtout, les tenait en bien trop grande estime.

Il ne pouvait pas leur offrir grand-chose, si ce n'était sa complicité.

Mais, à l'instant même où Black-Rocks-san s'apprêtait enfin à le faire entrer dans la confidence, et qu'il ne rechignait plus à la dévisager, pendu à ses lèvres...

Le monde explosa.

Il ne sentit rien, sur le moment - œuvre de l'adrénaline, ou célérité de l'événement, trop rapide pour que son cerveau enregistrât ce qu'il subissait ? Toujours fut-il qu'il se noya dans un univers de blancheur étourdissante - un royaume de neige immatérielle - tandis que dans ses oreilles grondait le tumulte de la tourmente. Sauf que le tonnerre ne perdura point ; du moins, celui qui avait résonné à l'extérieur, car, en lui-même, il percevait toujours ses échos secouer sa chair et brûler ses tympans comme si une nuée d'Apitrini s'était concertée afin de lui délivrer le concert le plus dissonant de la création. Vinrent ensuite les Fermite dévalant tout son corps - et ce fut ainsi qu'il réalisa qu'il avait été projeté contre le sol, par la violence d'une bourrasque incompréhensiblement venue du néant. Le choc le maintint sonné quelques instants, la tête rejetée contre une racine. Sa rétine aveuglée par la lumière de la tempête prit quelques secondes à refaire le point sur les feuillages ébouriffés, pour se réconforter dans la douceur délicate de leur verte chlorophylle.

Un nouveau coup de tonnerre se mua en quelque chose de plus aigu, de plus ignoble, de plus animal. Dans sa confusion, Lekka visualisa un éclair devenu Pokémon ; il songea Raikou ? avant de se reprendre : impossible. Aux dernières nouvelles, si le Félin de la Foudre devait exister quelque part, il se trouverait à Johto, pas à Cinza. Il tenta de se redresser pour en aviser par lui-même, mais ses bras flageolèrent, et il retomba sur le ventre. Sa tête sonnait et lançait comme si l'on avait perché un carillon sous son crâne, et visiblement, c'était l'heure des vêpres.

Le cri s'arrêta seulement pour céder la place à un nouveau, plus humain et drôlement plus familier - pourtant, dans l'élan de la catastrophe, il n'arriva pas à associer un nom à un timbre. « Dégagez ! MAINTENANT ! » D'autres cris, des bruits d'impacts et des rugissements de rage s'entremêlèrent tandis que la chose à l'origine de la détonation poursuivait sa furie. Les autres Pokémon du groupe cherchaient-ils à l'affronter ? Les autres Pokémon. Kohaku. Kohaku ! « Kohaku...! » appela-t-il faiblement, saisi d'angoisse.

Il lança son regard troublé à la recherche de la silhouette connue de son ami, sans succès ; les ombres se mouvaient et se ressemblaient toutes dans le chaos de son esprit. Le brouhaha du combat empêchait ses gémissements éraillés de s'élever au-delà du massif de fougères sous lequel il était étendu, et ses efforts pour se remettre debout n'aboutirent qu'à une posture agenouillée très instable. Il releva douloureusement la tête, le cœur affolé de ne pas retrouver son Noctali.

Quelque chose s'agita dans son champ de vision, quelque chose de sombre qui se rapprochait à vive allure ; un dernier « Kohaku » désespéré franchit le seuil brisé de ses lèvres, mais il ne s'agissait pas du Pokémon : c'était Jayce, qui s'accroupit bientôt à son niveau pour lui tendre un bras salutaire. Lekka s'agrippa au secours proposé avec la force exténuée d'un rescapé de naufrage, se laissa tirer en position verticale, non sans chanceler lorsque sa tête protesta avec un violent vertige. Par chance, le malaise resta passager, et bientôt le plus jeune des garçons entraîna l'autre avec lui dans une retraite caractérisée vers la silhouette expectative de sa sœur jumelle. « Attends... attends... Kohaku ! » ahana Lekka en se contorsionnant malgré la poigne de Jayce pour jeter un regard par-dessus son épaule. De Kohaku, il ne vit rien ; il aperçut seulement, en quelques séquences fragmentées, la mécanique insectoïde dressée entre les plantes, odieuse, grinçante, contre-nature, aux faucilles à peine moins impressionnantes que le canon portatif riveté à sa carapace, et aux capteurs visuels si larges et si rouges qu'ils semblaient vouloir tour à tour dévorer et incendier la forêt devant eux.

Ces phares de la mort braquèrent soudain leur faisceau droit vers les adolescents en fuite. Droit vers Lekka.

Sur un cri désarticulé, le garçon redoubla de vitesse ; il en aurait honte plus tard, mais la disparition de Kohaku déserta ses préoccupations. Son instinct de survie avait repris le dessus sur sa raison, et il emporta avec lui toute notion de dignité, de gloire ou de courage. Tout ce qui comptait à présent, c'était de mettre le plus de distance entre lui et cette... abomination, quelle qu'elle fût.

Cette stridulation robotisée qu'il avait confondue avec un roulement de tonnerre éclata de nouveau entre les troncs, bientôt suivie d'un vrombissement du plus mauvais augure. Jayce avait relâché sa prise sur Lekka, désormais qu'il arrivait à garder l'équilibre ; de toute manière, poursuivre leur débandade dans les fourrés accroché l'un à l'autre comme deux Opermine n'aurait fait qu'entraver leurs mouvements. Le Kantosien fit de son mieux pour ne pas se laisser semer par ses deux amis, pourtant il n'avait ni leur endurance, ni leur énergie, ni leur physique ; et bientôt, ce fut son cœur lui-même, à l'épreuve de la plus pure des terreurs, qui menaça de lâcher. Un hoquet l'obligea à ralentir. Un second l'arrêta tout à fait.

Sa pensée n'était plus capable de fournir des pensées structurées ; alors, lorsqu'il entendit l'immonde créature bondir dans son dos, il ne pensa pas Nooon !, il se contenta de l'éprouver au plus fort de son essence. Mû par cette fascination fatale qui prenait le Laporeille au moment de l'impact avec une voiture, il se retourna pour fixer la mort en face, l'âme vide de toute forme d'émotion exprimable.

Le monstre cliqueta et grinça tout en le dévisageant en retour, ses prunelles rougeoyantes dépourvues du moindre éclat de compassion - seule l'avidité du combat lustrait le verre des lentilles qui les recouvraient. Le canon émettait une série de signaux sonores incompréhensibles tandis que son embout pulsait à intervalles réguliers, et malgré son épouvante, Lekka crut comprendre que l'arme tentait de se recharger ; une chance pour lui : s'il en avait été autrement, il aurait déjà été désintégré. Il aurait dû reculer, il aurait dû essayer de fuir encore, il le savait, mais il se sentait pétrifié. Le regard de la bête avait attrapé le sien dans son étreinte et ne le lâchait plus, comme bientôt ses serres affûtées lui cisailleraient les entrailles à l'instar des jardiniers qui taillaient des haies.

Il lui sembla que le temps s'était exagérément ralenti, alors qu'ils se contemplaient l'un l'autre sans se mouvoir. Cette langueur inexpliquée, ce fut ce qui le perdit.

L'androïde se tenait à quelques pas devant lui, et l'instant d'après, il s'était matérialisé sous son nez. Son grand bras terminé par une griffe acérée comme un scalpel s'éleva dans les airs, prête à s'abattre sur son crâne. Lekka n'eut que le temps de dresser le sien au-dessus de lui, dans un réflexe bien vain de se protéger.

La lame mordit dans le tissu, la peau, les muscles, jusqu'à toucher l'os ; le garçon sentit l'ensemble de son squelette trembler sous le choc, et s'il ressentit la douleur, s'il poussa un hurlement inhumain, il eut la sensation d'observer sa souffrance plus que de la vivre, comme détaché de son propre corps. L'absolue horreur de la situation l'avait brusquement projeté dans la sidération.  

Il s'écroula au sol, le bras gauche en sang, et ne dut son salut qu'à l'intervention de la plus saugrenue des héroïnes : une héroïne malfamée, indésirée, rejetée de tous jusqu'à ce jour où il l'avait recueillie, pour laquelle il s'était damné à l'illégalité, et dont il s'était attaché une fidélité assez forte pour qu'elle surgît d'elle-même de la Pokéball dans laquelle elle avait sagement été oubliée.

Dans un flash blanc spontané, Slime se matérialisa aux pieds de celui qu'elle avait choisi de protéger. Nullement impressionnée par la masse de métal qui la surplombait de plusieurs mètres - à croire que la simplicité de son esprit ne connaissait que deux émotions, la candeur et la rage folle - elle lui ouvrit une gueule féroce, vide de dents et pleine de hargne, avant de rejeter en arrière ses bras dégoulinant de mucus corrosif. Le monstre robotique ne recula pas, peut-être sous le coup de l'assurance, peut-être sous celui de la stupeur, et le clapet terrible de ces deux paumes couvertes de poison se referma sur l'une de ses jambes grêles, dans un bruit de succion écœurant. En temps normal, les types Poison se trouvaient impuissants face à l'inertie minérale de l'Acier, et pourtant quelque chose dans la détermination furibonde de Slime parvint à affecter son adversaire - suffisamment pour le faire reculer. Mobilisant chacune des particules de son corps, la Tadmorv s'enfla et s'enfla encore jusqu'à pousser sa physionomie flasque aux extrêmes de ses dimensions, afin de paraître toujours plus imposante ; elle en vint presque à couvrir de son ombre la forme recroquevillée de son maître, tapi contre un tronc, roulé autour de son bras blessé. Le Genesect bipa, crissa, recula encore.

Mais cette fois, c'était parce que son canon était prêt à tirer.

Lyr'se Aquilae

Dirthara lothlenan'as

/!\ Passages gores

Il ne voyait plus que le rouge. Une débauche d'ombres et d'émeraude tournoyait autour de lui, pourtant son monde s'était subitement résumé à cet épanchement de rouge qui prenait source à son bras, l'inondait de son voile brillant, enflait en marée poisseuse parmi la trame déchirée de ses vêtements, avant de dégouliner sur la terre meuble et les feuilles vivaces pour les teinter à leur tour de son omniprésence vermeille. Ahuri, les yeux ronds et fixes, il contemplait en silence les chairs broyées soudain exposées au grand jour, tout en ayant vaguement conscience qu'il n'aurait jamais dû les voir ; pour peu qu'il imprimât à ses doigts le plus infime des mouvements, il discernait des muscles luisants se contorsionner comme des vers à l'agonie sous l'échancrure boursouflée de sa peau. Plus loin encore, il lui sembla apercevoir l'éclat blanc de l'os.

Il nota sa douleur plus qu'il ne la ressentit vraiment.

Son souffle était court, son cœur s'emballait avec le stress et la perte de sang ; il n'était pas loin de la crise, si elle n'avait pas déjà lieu, mais son esprit embrumé par le choc et l'adrénaline oblitérait les signaux de détresse envoyés par son corps. Tous les stimuli semblaient lui parvenir de très loin, les images et les sons de la bataille comme les hurlements de rage et de haine qui n'avaient, eux aussi, plus rien d'humains - alors qu'il en restait au moins deux à devoir entrer en scène. Deux, oui : car cette seconde voix, éraillée par le manque d'usage, qu'il entendit insulter avec véhémence le monstre insectoïde, ne pouvait appartenir à nul autre que Jayce. Des aboiements furieux éclatèrent à sa suite, sans qu'il ne fût possible de distinguer les imprécations de Dana de celles d'Apache.

Une chose faible, fragile, recroquevillée en lui pour s'abriter de l'impossible réalité, aurait voulu pleurer encore et appeler à l'aide, mais ses yeux demeuraient secs, et sa gorge impitoyablement scellée.

Le combat s'était réduit à des éclairs pêle-mêle à l'extrême frange de sa vision, cependant une convulsion incohérente s'en détacha pour approcher de plus en plus près ; trop près, même. Son cerveau ne parvint plus à l'écarter de sa perception. Il ne redressa pas la tête, mais ses yeux se braquèrent vers la manifestation intrusive dans un glissement brutal, écarquillés comme ceux d'une bête traquée.

La viscosité agrégée de Slime lui rendit son regard avec la plus saisissante des inquiétudes. Ses mains bouffies s'étaient suspendues à mi-chemin du bras ensanglanté de son maître, désespérées d'y apporter des soins et pourtant trop conscientes que le moindre contact de leur mucus toxique avec cette plaie béante signerait la perte de celui qu'elles désiraient sauver. Déboussolée, la petite Tadmorv émit un gargouillement qui s'apparentait à une plainte douloureuse, implorant dans son impuissance des mains plus secourables que les siennes, un soutien extérieur, une intervention quelconque, quelque chose. Un miracle.

Mais, trop misérables pour couvrir la frénésie incendiaire que les jumeaux et leurs compagnons abattaient sur le Pokémon fait machine, ses vaines suppliques restèrent sans réponse...

Presque.

Un bruissement. Un pas silencieux. Une silhouette bipède se matérialisa du néant, derrière le tronc où Lekka s'était avachi pour s'observer se vider de son sang. Un humanoïde guère imposant, guère inquiétant à côté de l'immonde insecte bionique et du colossal démon canin jetés dans une danse mortelle au rythme de leur furie, porta vers eux un regard impassible, sans se laisser déstabiliser ni par la folie de l'affrontement, ni par la blessure impressionnante du corps pantelant étalé à ses pieds, ni par les vastes prunelles aqueuses qui se dressèrent tout à coup vers lui avec un élan d'espoir. Des petites mains flasques se levèrent, supplièrent pour une aide qui n'arriva pas - il avait bien plus urgent à régler. D'une patte couverte de fourrure grisâtre, une lance en os éthérée jaillit dans une explosion lumineuse.

À son épaule, un brassard arborant l'emblème de la Guarda attrapa les reflets de l'arme lorsqu'il s'élança au combat.    


Où était-il passé ? Où était passé ce monstre ?

Sans ralentir sa course, elle se concentra profondément sur cette aura lointaine qu'elle sentait tirailler aux limites de sa perception. Gris ? Gris, où tu es ? La réponse lui vint non sans une certaine latence  - le temps qu'il avait fallu à son appel pour parcourir la distance tenace entre elle et son âme sœur, puis celui nécessaire à la pensée sollicitée pour lui revenir en écho. Le message était diffus, brouillé, fragmenté par la tension et les mètres qui s'accumulaient entre lui et elle. Tu le tiens ? Ne le lâche pas. J'arrive. Elle esquiva habilement un tronc couvert de lianes et prit appui sur une racine tortueuse pour se projeter en avant à une vitesse redoublée. Elle avait peut-être davantage l'habitude de la roche nue de ses montagnes que de la provocante abondance de vie qui caractérisait les jungles, pourtant son allure ne perdait rien de son agilité. Chaque seconde gagnée était une seconde de moins que son allié passait seul face au danger.

Au fur et à mesure de sa poursuite effrénée, elle sentit la présence du Pokémon enfler dans son esprit, signe qu'elle approchait du but. Bientôt, le vacarme caractéristique d'une lutte acharnée se fit entendre, et les cris qu'elle percevait n'étaient pas tous aussi bestiaux qu'elle ne l'avait espéré. Fenedhis ! Il a mis la patte sur des gens ? Elle s'était surtout exclamée pour elle-même, mais à l'autre bout du lien, son âme sœur répliqua par l'affirmative. La pensée, quoique plus nette qu'auparavant, était marquée par l'effort. Il devait combattre en ce moment même.

J'arrive, Gris. Encore quelques enjambées : elle jaillit des fourrés comme un boulet de canon, son fusil déjà matérialisé entre ses mains, avant de se figer brusquement devant l'ampleur du chaos.      

Le robot-Pokémon ennemi se trouvait aux prises avec une escouade hétéroclite absurdement composée d'un Démolosse gigantesque enveloppé d'un énorme plastron d'os, d'un Gueriaigle enchaînant les manœuvres aériennes pour attaquer malgré l'environnement inadapté à son vol, et de deux jeunes humains qui, comme pris d'hystérie, faisaient pleuvoir sur la carapace métallique des insultes, des cris et des coups bien plus vains que ceux de leurs compagnons, mais non moins dépourvus de hargne. Quelque part parmi ce déchaînement de rage désespérée qui semblait dépasser le monstre lui-même, un éclair bien connu de fourrure pâle brandit des deux pattes un os brûlant d'énergie aurique pour arrêter la griffe plongeant vers un flanc laissé à découvert. Gris riposta aussitôt d'un violent revers de son arme qui fit vaciller un peu plus fort son adversaire.

Il paraissait chercher à écarter la bête d'une forme recroquevillée à terre.

Stimulée par l'adrénaline, elle n'avait même pas le temps de formuler une pensée complète. Ce n'était pas comme si Gris en avait besoin pour savoir ce qu'il devait faire : indissociables même lorsqu'ils étaient séparés, leurs esprits ne faisaient qu'un, et plus encore dans le feu de la bataille. Alors que le Lucario repoussait l'ennemi toujours plus loin de ce qu'il protégeait, elle tendit son propre fusil, mais les silhouettes mouvantes des autres attaquants auguraient d'un trop grand risque de dommages collatéraux. Merde ! Ils me bloquent la vue ! Dans cette configuration, impossible d'assommer l'androïde par une fléchette bien placée, surtout qu'elle n'était pas très habile au maniement du fusil de précision ; quant au gaz, inutile même d'espérer en user : il risquerait d'étourdir les Pokémon alliés plus que leur cible désignée.

De sa position surélevée, elle eut tout le loisir d'admirer l'insecte déployer son canon dont l'embout brillant, si près de tirer, mettait en joue la gueule enflammée du Démolosse géant.

Elle résolut de s'en remettre à une méthode moins élaborée.  

« Bon sang ! ÉCARTEZ-VOUS ! »

Elle-même bondit en jetant ces mots, cependant que sa fureur paniquée alertait l'attention de Gris vers elle. Le Lucario poussa un grondement féroce avant de reculer vers son âme sœur ; bientôt, le duo fut réuni dans un commun élan pour distraire le robot de sa victime. Elle avait abandonné son arme pour saisir la matraque solide pendue à sa ceinture et, en reflet de son frère spirituel, elle adopta sa posture de combat.

« HALAM SAHLIN, SETH'LIN !* »

L'injure fouetta moins fort l'insecte que le puissant coup de matraque qui frappa sa lentille gauche. La force de l'impact aurait fracturé n'importe quel verre, mais le phare rougeoyant tint bon ; cependant, elle avait réussi sa diversion, puisque le faisceau lumineux quitta le Démolosse pour se river droit sur son nouvel opposant.

Gris ne laissa pas le temps au terrifiant Pokémon de se rétablir. Dans une motion fluide, il abattit à son tour son os sur le deuxième œil de l'inflexible regard bionique, lequel finit par clignoter. L'insecte stridula de colère, tenta de braquer son canon sur l'un ou l'autre des combattants, mais ils ne lui laissèrent aucune occasion d'assurer son tir : initiant une chorégraphie moult fois répétées, exercés par des années d'entraînement conjoints et de dévotion mentale, humaine et Lucario se démenaient comme un seul être, parfaitement coordonnés, impossibles à différencier. Les scalpels commencèrent de lacérer l'air à l'aveuglette alors qu'ils esquivaient leurs moulinets erratiques, tout en persistant à viser les yeux, encore et encore ; à chaque vacillement de cette lueur terrible au fin fond de leurs ampoules, à chaque hésitation de l'androïde de moins en moins certain de sa vision, un regain d'énergie conférait à leurs assauts une assurance un peu plus inébranlable.

La créature finit par réaliser que le vent ne tournait plus en sa faveur.

Une intuition réussie, ou bien une ressource insoupçonnée de ses capteurs défaillants, lui permit de parer une attaque de Gris avant de se projeter en arrière. Elle s'accrocha à un tronc qui trembla sous le choc, laissa échapper une longue plainte comme ne pouvaient en produire que les mantes religieuses moulées de métal.

Sur un instinct, sa rivale analysa très vite la situation, leurs positions respectives à elle, Gris, le monstre et ses alliés de circonstance. Ces derniers étaient plus proches, mieux situés pour l'achever. Elle n'eut pas le moyen de réagir - les capacités fusèrent.

*Grosso modo : « C'est fini, bâtard ! »

Lyr'se Aquilae

Dirthara lothlenan'as

C'était peut-être un instinct primordial qui l'avait arrêtée, ou bien l'appel insaisissable, sorte de pressentiment partagé, de son âme sœur dressée à ses côtés. Elle considéra les autres chasseurs un instant, avec cette circonspection impitoyable du prédateur face au prédateur, avant de leur reconnaître la primauté de la proie, et de reculer d'un pas. Fureur ardente et bravoure ailée noyèrent leurs individualités dans un ultime élan de haine indissociée, frappèrent, touchèrent, hurlèrent à l'unisson - ou bien était-ce qu'une voix seule suffisait à tous les exprimer - avant d'endurer la riposte éperdue qui les envoya bouler. Enhardie par une pulsion plus impérieuse que le désir de survivre, plus impétueuse que la soif de sang, plus dévorante que le besoin de vengeance, la fureur se rejeta sur ses pattes et des crocs chauffés à blanc s'ouvrirent sur l'enfer - une gueule emplie de braises hurla des promesses de damnation et de tourments éternels - mais il ne restait plus rien à châtier lorsqu'ils claquèrent. Là où s'était tenue l'abomination insectoïde ne subsistait plus que l'air moite de la jungle, et de frustration, la louve démoniaque ravagea le tronc où son ennemi s'était volatilisé comme si c'était sa carapace, et non l'écorce, qui fondait sous la chaleur insoutenable de ses griffes. Il lui sortit de la gorge une plainte interminable, noire de ses plus viles menaces, pour avertir les profondeurs de la canopée de son courroux à jamais inachevé.

Ailleurs, une autre louve se brisa, et un éclat de lumière rappela sa sœur infernale à son essence originelle.

Tout se passa peut-être en quelques secondes, tout se passa peut-être en quelques éternités ; le temps demeurait bizarrement inquantifiable lorsque survenaient les événements les plus éprouvants de la vie. Incrédule alors qu'un silence foudroyant retombait sur l'étrange accalmie qui prenait toujours la relève des combats, elle observa sans réagir la jeune fille effondrée et sa chienne rampant jusqu'à elle pour presser sa truffe contre son visage. Le cri perçant de l'aigle, ou bien était-ce celui de son partenaire humain, chargeait encore l'atmosphère de sa propre frénésie. L'oiseau lui-même n'était nulle part en vue, et pourtant soudain il apparut : il se posa près du duo de silhouettes tour à tour grondantes et gémissantes, alors qu'un chaton, surgi lui aussi du néant, joignait ses efforts à ceux de son compagnon pour rassurer les combattantes épuisées.

Elle n'eut pas besoin de se concerter avec Gris pour savoir ce qu'il convenait de faire. Le qui, le quand et le comment viendraient plus tard ; pour l'heure, il n'y avait aucun intérêt aux questions, seulement à l'intervention.

Elle avait perçu plus qu'elle n'avait vu le garçon à l'aigle, le seul avec elle encore debout, se précipiter auprès de la forme plaquée contre un arbre que Gris avait défendue face à l'androïde. Comme une parodie de reflet, elle rengaina son arme et voulut se lancer dans la direction opposée, au chevet de l'adolescente étalée dans l'humus ; ses mains fragiles avaient lutté avec une folle témérité contre le métal violacé, et maintenant elles en payaient le prix. Ses jointures étaient contusionnées, sa peau lacérée et ses doigts rigides enflaient à vue d'œil.

Mais elle n'eut pas le temps d'atteindre son but : une voix éraillée l'interpella, autant d'angoisse refoulée que d'autorité, depuis l'autre bout de la clairière. « Hé, toi ! File la sacoche ! Hayaku ! »

Elle ne prit même pas la peine de s'arrêter avant de faire volte-face ; sa vision fluide malgré l'urgence détailla très vite le doigt tendu, puis la direction qu'il pointait. Gris était plus près, il fut plus rapide : dans la même impulsion, il s'empara de l'accessoire alors qu'elle s'en retournait près du garçon à l'aigle, leur cohésion assurée comme si leurs esprits ne faisaient qu'un. Parce qu'ils ne faisaient qu'un.

Elle s'accroupit enfin à hauteur de la victime, bientôt rejointe par Gris délivrant la sacoche à qui de droit, et fronça le nez devant l'horrible mise à nue des muscles réduits en charpie. Le garçon improvisé médecin avait ôté les lambeaux de vêtements pour dégager la plaie avant de nouer un garrot censé ralentir l'hémorragie, mais le blessé avait déjà perdu beaucoup de sang. Sa tête oscillait au bord de l'inconscience, maintenue éveillée seulement par ses occasionnels geignements de douleur. Funeste présage, il était pâle comme la mort.

Elle glissa la main sur sa jugulaire et nota un pouls bien trop élevé.

« Il a besoin d'être stabilisé. » Elle s'efforça d'adopter un ton calme, l'expression impassible, écartant l'émotion de son esprit pour conserver la limpidité de ses réflexions. Son jeune interlocuteur produisait le même effort, mais elle avait bien noté l'imperceptible fébrilité de ses mains, la lueur inquiétante de la crise qui menaçait de l'emporter au fond de ses yeux. Elle ne devait pas se laisser ébranler, pour le bien de chacun d'entre eux. « Grisaille, Vibra-Soin. Il faut endiguer l'hémorragie. »

Le Lucario, alors occupé à éloigner d'un geste sec la Tadmorv complètement affolée qui rôdait à leurs alentours, acquiesça d'un grognement sourd. Elle se décala un peu pour laisser la place à son compagnon d'agir.

Il posa délicatement ses pattes de part et d'autre du bras tailladé, prenant bien soin de ne pas appuyer. Il se concentra, ferma les paupières ; ses oreilles auriques se tendirent et vibrèrent sous l'influence du pouvoir qu'il invoquait. Une douce lumière émana de ses paumes pour se propager en ondes bénéfiques le long de la plaie, avant de s'infiltrer plus loin encore dans cet organisme traumatisé. Les muscles crispés se relâchèrent à mesure que la douleur devait refluer, puis le sang cessa peu à peu de couler.

Une nouvelle vérification du rythme cardiaque l'informa que le cœur du blessé commençait à s'apaiser. « On va le maintenir. Fais ce que tu comptes faire. » Elle n'était pas médecin, même si une existence passée à veiller sur sa réserve naturelle l'avait parfois confrontée à des situations critiques à peine moins impressionnantes. Elle connaissait et avait pratiqué des gestes de secours, comme Gris savait user de ses capacités curatives, mais elle n'avait encore jamais dû recoudre une blessure d'une telle gravité. C'était Glacier, le soigneur du clan… ah, que n'aurait-elle pas donné pour profiter de son expertise maintenant ! « Mais si tu n'as aucune idée de ce que tu fabriques, donne-moi ce qu'il y a dans cette sacoche et laisse-moi faire. »

Lyr'se Aquilae

Dirthara lothlenan'as

Le jeune homme n'allait pas s'égarer à lui répondre, ni maintenant ni plus tard. Après la fouille consciencieuse qu'il effectua parmi ses provisions de soins - dont elle nota, du coin de l’œil, un détail impressionnant de flacons, de boîtes et d'outils, bien plus qu'on n'aurait pu s'y attendre même de la part d'un Dresseur -, il s'immobilisa un instant, ferma les yeux pour retrouver sa maîtrise à grandes inspirations contrôlées. Si son échine tremblait encore, ses mains se raffermirent au bout de quelques secondes de ce traitement appliqué ; il finit par rouvrir les paupières pour se pencher derechef sur son camarade mutilé. Son angoisse à grand peine dissimulée n'échappa pas à l'incisive acuité de la jeune femme agenouillée près de lui, et malgré son expérience plus que limitée en matière de chirurgie, elle lui proposa de le suppléer, à son abrupte façon. Encore une fois, le garçon ne répliqua pas. Le bras sanguinolent avait de nouveau accaparé son attention : il fit sauter le bouchon d'une bouteille de désinfectant et s'apprêtait à verser son contenu sur la blessure avant de suspendre son geste. Il considéra les soins administrés par Grisaille d'un coup d’œil rapide.

« Vas-y franc. Faut lui épargner un max de douleur. »  

Il n'obtint pour seule réponse qu'un regain visible de concentration de la part du Lucario, tandis que l'aura s'intensifiait au bout de ses pattes, irradiait comme la couronne d'un petit soleil pour envelopper le blessé de sa lueur apaisante. Satisfait de l'effet produit, le médecin commis d'office renversa enfin son flacon au-dessus de la plaie béante, ce qui arracha un tressaillement à son patient ; puis il saisit une pince dans son matériel médical qu'il arrosa généreusement à son tour, avant d'entamer l'extraction vive et précise des corps étrangers pris au piège de la chair. Le front crispé, il serrait un peu plus les mâchoires à chaque gémissement inarticulé qui venait ponctuer les interventions de la pince. Elle observa sans un mot les deux fines tenailles nettoyer la blessure, énumérant pour elle-même le nombre de petits à-coups secs, d'impuretés éliminées, et surtout de secondes qui s'écoulaient invariablement sans que pointât le fil de suture, par trop consciente de l'effort fourni par Gris pour maintenir la capacité à sa pleine puissance. Elle sentait les pensées du Lucario vibrer d'intensité au travers de leur lien, et si le corps élancé de l'anthropomorphe ne trahit aucun signe extérieur de faiblesse, sa force psychique déclinante indiquait une vérité bien moins réjouissante. Puisque le garçon à l'aigle semblait en mesure de se débrouiller par lui-même, elle se détourna de son ouvrage, posa une main ferme sur l'épaule de son âme sœur. Comme toujours, impressions mélangées, Gris avait déjà saisi ce que l'humaine désirait accomplir, et il savait sa manœuvre aussi dangereuse que parfaitement réfléchie. Elle connaissait ses limites autant qu'il connaissait les siennes, et ne lui offrirait pas davantage que ce qu'elle pouvait sacrifier avant de plier. Le Lucario ne tergiversa donc pas lorsqu'elle laissa le torrent fougueux de sa force vitale se joindre au cours affaibli du sien ; ensemble, ils partagèrent l'affluent d'énergie qui jaillissait de ses pattes pour ralentir le cœur, tarir le sang, stimuler la réparation cellulaire.

Après ce qui parut une éternité, le garçon à l'aigle inonda une nouvelle fois la plaie de désinfectant, puis dégaina enfin son aiguille à suturer. Il s'aspergea les doigts de produit sur une impulsion fébrile qu'il aurait été facile de confondre avec de la maladresse. « Oï... Accroche-toi, Moony-kun. J'vais devoir suturer. Tu m'lâches pas, ok ? »

Le nom parut prendre une résonance étrange dans ce contexte, presque trop familière, comme s'il avait mieux mérité sa place durant la quiétude d'une fin de soirée, entre un écran, un clavier et un micro retransmettant des voix éloignées ; mais, absorbée par la délicate entreprise de soutenir Gris sans compromettre son bien à son tour, elle ne prêta pas garde au tiraillement lointain de ses souvenirs.

Le chirurgien improvisé marqua un temps d'arrêt, alors que la réalisation de la tâche sanglante qui l'attendait s'imposait à lui dans toute son horreur. Si elle avait été en état de saisir son hésitation, elle l'aurait probablement poussé à lui confier cette aiguille et cette responsabilité dont il ne semblait pas s'accommoder ; cependant elle ne vit pas, ne comprit pas, n'entendit rien. Elle ne perçut même pas la présence chancelante de la jeune louve qu'elle avait voulu secourir plus tôt, rappelée aux côtés de son compagnon - son frère ? - par quelque jeu mystérieux de cette puissance imprévisible qu'on nommait l'amour. Un soutien, muet, brisé, mais ô combien inestimable, s'effondra contre le dos du gamin pétrifié à une place qui n'était pas la sienne - et finalement, il s'avéra qu'il n'avait jamais eu besoin de rien d'autre. Recouvrant ses esprits et le rythme de sa respiration, il retourna à son sordide ouvrage, conjugua l'une à l'autre les pages déchirées de la blessure à la pointe chaotique de sa plume de suture, où les traits comme des phrases s'enchaînaient sans se croiser et s'achevaient sur des ponctuations déstructurées, des mots avortés sur des points brusquement amenés, rédigés pour leur efficacité bien davantage que pour leur fluidité.

Et dans la chair s'inscrivit l'histoire d'un traumatisme qui ne serait jamais oublié.


La douleur devenait insoutenable.

Elle avait été distante, d'abord, retenue aux portes de sa perception par la stupeur et l'adrénaline ; il lui avait semblé que son corps lui-même n'avait pas totalement accepté le sort funeste qui lui avait été infligé, alors que le sang continuait de rougir son avant-bras, tacher ses vêtements, souiller le sol foisonnant de la forêt sous ses genoux recroquevillés. Jamais il n'avait vu autant de rouge ; jamais il n'avait vu autant de sang. Il peinait à croire que c'était de lui que sourdait tout ce liquide, que c'était sa vie qui fuyait au travers de ce flot de carmin intarissable.

Des profondeurs de sa mémoire, sa confusion extirpa le souvenir troublé des gestes appris pour endiguer une hémorragie, mais il était trop ébranlé, trop faible, pour appliquer la procédure sur lui-même : il se contenta de serrer la partie supérieure de son bras entre ses doigts, misérable tentative de garrot mue davantage par un réflexe vague qu'une véritable volonté.     

Le combat continuait, Slime sanglotait, les hurlements de rage se perdaient dans la brume, et il ne voyait que le rouge. Le rouge, le rouge, le rouge partout, omniprésent, inexorable. Ses paupières, écarquillées jusqu'à dévoiler le blanc luisant de ses yeux sombres, fixaient le rouge, buvaient le rouge, semblaient s'être figées à jamais dans leur effarement morbide.

L'adrénaline s'essouffla. Les palpitations s'accélérèrent. La brume s'épaissit, sa tête se noya dans un océan de coton et de taches floues, cependant la douleur refusait de reculer. Insidieuse, elle tira sur ses nerfs sectionnés, encore et encore, à chaque impulsion un peu plus forte, à chaque décharge un peu plus proche ; elle se fraya un chemin sous sa peau, s'enhardit en écho de la bataille ardente qui se déchaînait à des lieues, des époques, des mondes entiers de là. Même Slime, pourtant juste à côté, n'appartenait déjà plus à son entendement. Ses sens s'étaient repliés sur la seule stimulation qui existait à présent : une souffrance incomparable.

Son cœur malhabile redoubla d'ardeur pour maintenir ses organes en vie malgré la perte de sang, mais chaque pulsation, plus erratique que la précédente, amenait vers son cerveau un peu plus de douleur. Il ne se sentit pas grimacer. Il ne s'entendit pas gémir à mi-voix. Il ne réalisa pas qu'une forme inconnue, puis une deuxième, s'étaient mêlées au combat, il ne perçut qu'à peine la frénésie amalgamée d'Inugami et Sandābādo - plus de pseudonymes, seulement l'incarnation de la louve et de l'oiseau - lorsqu'elle repoussa la menace loin de la meute. Loin de lui.

Il fatiguait. L'inconscience lui ouvrait son étreinte aussi irrésistible qu'implacable.

Des silhouettes s'effondrèrent, d'autres s'approchèrent. Son corps avait perdu sa crispation première à l'appel doucereux du sommeil, et désormais sa main avait lâché son bras, ses paupières cillaient pour chasser l'engourdissement - mais elles ne savaient plus vraiment pourquoi elles luttaient contre, pour commencer. Son cœur battait sans autre but que d'accélérer encore, propulsant à peine le sang qui lui restait dans ses veines, secouant tout son être de tressautements incontrôlables. Soudain, quelque chose lui attrapa le bras - il gémit, cette fois il s'en rendit compte - s'ensuivit un bruit de déchirure, était-ce sa peau qui cédait ? Une pression s'exerça en amont de sa blessure. Sa tête suivit mollement le mouvement, retomba sur son épaule juste assez pour voir le garrot de fortune qu'on venait de lui nouer. Malgré la brume, il crut entendre parvenir jusqu'à lui deux voix singulières, l'une par son manque de familiarité, l'autre par son excès. Sur un effort titanesque, il roula des yeux éperdus de douleur, mais le monde vacilla et les couleurs dévalèrent la pente de sa vision, sans consistance.

Une main sur sa gorge. Il gémit encore.       

« ...saille... bra-Soin. Il faut... diguer... émorrag... » Il ne comprenait rien, mais un troisième acteur monta sur scène dans l'absurde pièce de théâtre qu'était devenu le dénouement de sa vie. Quel drôle d'acte final, alors que le rôle principal était le premier à n'en pas connaître le sens ! Il ne comprenait rien, mais l'autre se pencha sur lui : une odeur musquée lui attrapa les narines par-dessus les effluves métalliques du sang, juste avant que des rondeurs souples, duveteuses, se posassent aux extrémités de son bras lacéré. Il ne comprenait rien, n'appelait plus que la baissée des rideaux, l'épilogue de cette souffrance intolérable. Il ne comprenait rien, jusqu'à l'arrivée de la lumière bienfaisante.

Une chaleur délicate se diffusa lentement dans son bras. Elle partit des points de contact avec les rondeurs - coussinets ? pattes ? - pressées contre sa peau, se répandit en ondoiements réguliers dans sa chair meurtrie, fit reculer la brume et la douleur. Son cœur fut saisi par l'onde, tressaillit, cessa peu à peu de marteler sa poitrine. Le malaise reflua. Les bras de l'inconscience s'éloignèrent dans leurs ténèbres onctueuses, un peu moins inévitables.

Rien n'est inévitable.

Il ne savait ce qu'on lui faisait, mais il rattrapait le rivage du monde. Les images incohérentes composées par ses yeux arrêtèrent de vaciller, adoptèrent des contours plus nets - jusqu'à ce qu'il pût enfin distinguer deux humains et un Pokémon, serrés si près autour de lui qu'ils en occultaient le reste de l'univers. Il gémit. Il avait reconnu Jayce.

« ...dāā...  

— Vas-y... lui épargner... douleur. »

Il ne l'avait pas entendu. Il ne l'avait pas... Jayce avait parlé. Parlé ? Délirait-il encore ? Jayce ne parlait pas. Il ne parlait jamais. Et maintenant, sa peur panique envers son ami avait réveillé ses cordes vocales, comme par magie. De toutes les émotions qui auraient pu le traverser à cette découverte, Lekka ne réussit à qu'à se sentir coupable.

Le Pokémon penché sur lui, une figure canine bleutée - Lucario, pensa son esprit épuisé - ne bougea pas d'un poil, si ce n'étaient ses oreilles noires qui vrombissaient à l'horizontale, pourtant la lumière qu'il produisait gagna en puissance. La chaleur s'intensifia, et avec elle, l'ensemble des couleurs du monde.

L'image de Jayce tremblotait - il ne parvenait à savoir s'il s'agissait d'un résidu de son vertige ou d'un véritable frisson de son camarade - alors qu'il débouchait un flacon pour verser son contenu sur la plaie béante. Lekka tressaillit à l'instant du contact : un regain de brûlure avait foudroyé ses nerfs juste avant que la magie curative ne reprît le dessus. Sous l'effet antalgique, il se tranquillisa derechef, seulement pour que le garçon à l'écharpe lui arrachât de nouveaux hoquets lorsqu'il se mit à sonder ses chairs de la pointe d'une fine pince métallique. Par petits mouvements scrupuleux, il ôta les saletés prises dans la blessure, et chaque aller-retour de la pince entre les muscles tranchés aiguillonnait le mutilé d'une décharge aussi brève que fulgurante. Si l'aura du Lucario engourdissait déjà ses perceptions, quelle devait être la douleur réelle pour qu'il en reçût encore des attaques si éclatantes ?

« ...Aand... āāā... » L'autre silhouette humaine, agenouillée à côté de Sandā, surveillait d'un œil impitoyable le moindre de ses faits et gestes. Tout à coup, elle se détourna du blessé avec une indifférence aussi claire que son intérêt avait pu être aiguisé ; elle se pencha sur le Lucario pour lui attraper l'épaule, et ferma à demi les yeux. Une seconde rasade de produit captura l'attention de Lekka en lui tirant un sursaut affaibli. Son regard auparavant voilé avait recouvré une part de sa lucidité ; il réussit à redresser péniblement la tête au moment où Sandā-kun, un éclat brillant entre les doigts, courbait les épaules sous l'ampleur de la tâche.

« Oï... Accroche-toi, Moony-kun. J'vais devoir suturer. Tu m'lâches pas, ok ? »

Il sentit son cœur s'emballer encore. Il avait peur. Suturer ? Jayce savait-il suturer ? Pouvait-on recoudre une plaie aussi profonde ? Angoissé, il ouvrit la bouche sur geignement inintelligible... mais quel autre choix s'offrait à eux ?

Sandābādo hésita un instant, assez longtemps pour que Lekka le notât malgré sa peine. En lui-même, il désespérait. Il aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour son cadet, le rassurer, soulager son effroi, mais il restait étendu là, sans force, blessé, brisé, inutile. Il ne put qu'attendre la piqûre désagréable de l'aiguille qui perça, traversa et relia, torsion après torsion, nœud après nœud, les bords déchiquetés de sa chair.

Tout au long de la manœuvre, Jayce ne quittait pas ses mains des yeux, et Lekka ne quittait pas Jayce.  

Le fil de ses pensées avait regagné un semblant de cohérence, et ainsi eut-il le loisir d'aviser, atterré, la violence avec laquelle Sandā luttait contre lui-même pour mener à bien son ultime ouvrage. Plus que le picotement de l'aiguille, ce fut la détresse à la fois trop bien et trop mal dissimulée de son compagnon qui lui empoigna le cœur. Tout était de sa faute. Il n'aurait jamais dû insister pour les accompagner. Il ne savait pas se défendre. Il n'était qu'un poids mort. Il l'avait bien senti, dès le départ de cette expédition : ces gens, ces gens qui l'avaient accueilli, ces gens qu'il appréciait, il les avait mis en danger par sa simple présence. S'il n'avait pas été là...  

S'il n'avait pas été là, Sandābādo n'aurait pas eu à perdre un peu plus de son insouciance pour endurer les conséquences de sa faiblesse.

Je suis désolé. Désolé. Désolé... Il aurait peut-être mieux valu qu'il mourût. Il aurait peut-être mieux valu qu'il disparût ; tout plutôt que de lire cette souffrance refoulée sur le visage de Sandā, tout plutôt qu'Inu et lui eussent à subir plus de malheurs par sa faute. Il aurait peut-être dû céder aux sirènes de l'inconscience, mais son instinct de survie, son stupide instinct d'être médiocre avait résolu de le maintenir sur cette Terre un peu plus longtemps encore. Parce qu'il fallait bien des misérables pour faire tourner le monde.    

« ...sol... sol... solé... dé... solé... » balbutia-t-il en boucle tandis que Sandā-kun achevait sa sombre besogne. « Dé... solé... »

Une larme perla au coin de son œil.

Le fil s'immobilisa. Se noua. Céda. La plaie était rouge, grossière, boursouflée - mais la peau crevée avait reformé une seule et même entité. Enfin.

Le Lucario fut le premier à reculer. L'anxiété ambiante retomba peu à peu, et le Pokémon, vidé par son effort soutenu, vacilla sur ses pattes en relâchant sa concentration. Près de lui, l'inconnue aux cheveux blancs qui le soutenait par l'épaule le rattrapa autant qu'elle se maintint à lui, visiblement frappée par le même étourdissement. La douleur réapparut comme un Rattata curieux dès l'instant où le sort curatif cessa son effet, mais Jayce et l'anthropomorphe avaient bien travaillé : la souffrance se cantonna à une échelle respectable. Pour le moment.

La fatigue consécutive au soulagement soudain arrachait des frissons à Lekka. Ses épaules perdirent quelque altitude, sa tête glissa sur le côté. Ses yeux, quant à eux, observaient toujours ses vis-à-vis d'un regard brumeux mais bien présent, retranchés derrière ses paupières fendues.

Un gargouillement de joie exalté explosa tout à coup derrière les pattes du Lucario : Slime glissa sa mucosité entre deux paires de jambes pour brandir en l'air ses bras boudinés, leva des yeux pleins de candeur réjouie vers son maître - à peu près - sain et sauf. Son allégresse arriva à lui soutirer une maigre, très très maigre contraction du coin de ses lèvres.

Alors que la Tadmorv, prudente, approchait son Dresseur tout en conservant une respectable distance de sécurité, les iris sombres de Lekka tombèrent de nouveau sur le Lucario et ce qu'il devinait être sa Dresseuse, enfin rétablis sur leurs pieds après leur malaise passager. Il vit la chevelure enneigée. Il vit les yeux froids, limpides, le visage fermé comme la lame d'un couteau. Et surtout, il vit l'uniforme aux couleurs alarmantes qui répondaient au brassard arboré à l'épaule du guerrier canin, où brillait en faux fil d'or l'emblème d'un régime tristement connu.

« Guar...da...! »  

Il n'aurait peut-être pas dû s'exclamer - à son niveau, il s'agissait plutôt d'un gargouillis étranglé. Mais son esprit, encore embrouillé par le choc, avait laissé son cœur parler en premier.

Lyr'se Aquilae